23-
Alba (feat Sofiane Pamart) - Bon entendeur, Sofiane Pamart.
Électrique. Tendue. Glaciale.
Je ne saurais dire lequel de ces adjectifs convenait le mieux pour décrire l'ambiance au déjeuner, le lendemain. Les fourchettes se plantaient avec une vigueur injustifiée dans le pauvre blanc de poulet, tel un exécutoire à des pulsions meurtrières. Des deux côtés de la tables, les regards assassins fusaient entre Cassie et Sarah. Loin de son attitude détachée de la veille, Ethan œuvrait en démineur, lançant des conversations tous azimuts. Personne n'y prenait part. Résultat : il dégoisait à m'en donner la migraine.
Après le psychodrame au Blueberry, j'aurais jugé préférable que les deux filles fassent table à part, mais j'étais apparemment la seule de cet avis. J'endurais donc, comme j'y étais désormais rodée – en martyre.
Ethan lâcha prise au bout d'un quart d'heure et on entendit plus que le bruit des couverts. J'en vins presque à regretter ses palabres. Bien qu'elles fassent grimper en flèche ma pression intracrânienne, elles nous épargnaient jusqu'alors ce silence lourd et écrasant.
— Au fait, la sortie à L.A tient toujours ? se risqua Jenny du bout des lèvres.
— Évidemment ! répondirent Cassie et Sarah de concert.
L'une l'autre se toisèrent avec aigreur. Aucune ne comptait tolérer la présence de sa rivale lors de ce séjour, et pourtant, aucune ne semblait prête à y renoncer. Les narines de Sarah frémissaient de rage quand l'œil droit de Cassie tressautait nerveusement.
De peur d'assister à un bain de sang, ou qu'on me propose encore de les accompagner, je décidai de prendre de l'avance sur la sonnerie. Je me levai derechef. Cassie m'imita et nous filâmes ensemble vers notre salle de cours sans échanger un mot.
À notre arrivée, Petterson était déjà installé à son bureau, penché au-dessus d'un tas de copies. Je le surpris à relever subrepticement le regard et esquisser un sourire quand nous prîmes place au fond de la salle, le plus loin possible de lui.
Peut-être imaginait-il que je le craignais.
S'il savait...
J'avais besoin de réfléchir. La tournure qu'avait pris l'affaire Jackman me préoccupait. A priori, l'autopsie conclurait à un arrêt cardiaque ; les légistes ne décèleraient pas d'anomalie. Le plus compromettant serait qu'un témoin ait relevé ma plaque ou qu'on découvre des preuves de ma présence sur le lieu meurtre, comme des cheveux – cet abruti avait certainement dû m'en arracher quelques-uns. Mais même dans ce cas, les tests ADN ne révèleraient rien. Je n'apparaissais dans aucune base de données. Mon casier judiciaire était vierge. Alors, comment pourraient-ils remonter jusqu'à moi ?
— Une idée, Cassie ? demanda Petterson.
Lisait-il mes pensées ? Non, à l'évidence il faisait référence au cours qui avait débuté depuis je ne sais quand. Je n'y avais pas prêté attention et j'ignorais jusqu'au sujet de la question.
Pestant discrètement, Cassie revissa sur ses genoux le bouchon de son flacon de vernis. Son visage contracté par la réflexion confirma ce que je pensais : elle et moi en étions au même point. Elle tripotait maintenant une mèche de cheveux et comme je le craignais, son silence coupable encouragea Petterson à se tourner vers moi.
— Eléonore ?
Arrrrrrrrrrrgh !
C'est là tout ce qui me venait en tête. Pas question cependant de le décevoir. Je comptais bien jouer l'élève modèle pour gagner sa confiance.
À coup sûr, l'information flottait à la surface de ses pensées. Quelques secondes devraient me suffire à fouiller son esprit ; je ne pourrais de toute façon me permettre une incursion plus longue. Les sortilèges touchant à la conscience étaient un gouffre en énergie de par l'intangibilité et l'instabilité de ce qui la constituait. S'aventurer dans ses profondeurs représentait un sérieux risque de consumer une âme. Quant à altérer un souvenir ou rien qu'une pensée, même fugace, n'en parlons pas.
J'inspirai, fermant un instant les yeux. L'aimant me projeta de l'autre côté du miroir tandis que, rassemblant ma concentration, je libérai l'énergie du cristal. Montre-moi... Un flux d'images et d'émotions déferlèrent simultanément dans ma tête. Un visage doux, blond, féminin. Un rire. Un élan de tendresse et... quelque chose d'âpre – des regrets ? Ou des remords ? Puis, rien à voir : un édifice en pierre coiffé d'un toit d'ardoises avec, au milieu, une cour présidentielle.
Je rouvris les paupières. Personne ne semblait s'être rendu compte de mon moment d'absence.
— L'Élysée ?
— Exact ! s'exclama Petterson en retournant vers le tableau.
Je me relâchai enfin, soulagée d'être parvenue à trouver l'information tout en préservant l'âme de Jackman. Son intensité avait certes faibli mais ça ne dispenserait pas ce cher Reg d'une damnation éternelle, je m'en faisais la promesse.
— T'aurais pas pu me le souffler ?
Cassie me lança un regard irrité auquel je répondis par un haussement d'épaules.
— Mais je comprends, t'as envie de te faire bien voir, ajouta-t-elle cette fois avec un air entendu.
Je lui donnai un coup de coude et elle gloussa.
Quand le cours toucha à sa fin, les élèves s'empressèrent de déserter les lieux. La semaine était terminée – enfin. Deux jours de cours avaient suffi à me terrasser.
Lorsque les derniers retardataires furent sortis, je ramassai mes affaires. J'avais besoin de vérifier mon intuition de la veille. Petterson avait déjà allumé sa lampe de bibliothèque verte et disposé sur le bureau une pile de documents, sans m'accorder le moindre intérêt.
Loupé.
Je le dépassai et m'apprêtais à rejoindre Cassie dans le couloir lorsque...
— Eléonore ?
Au son de sa voix grave, je m'arrêtai net puis fis volte-face.
Il s'était levé de sa chaise et me scrutait de ses yeux gris. N'étaient-ils pas plutôt bleus ?
— On peut discuter quelques minutes, en privé ?
Je revins à moi et jetai un coup d'œil à Cassie. En un quart de seconde, elle comprit que sa présence n'était pas nécessaire et encore moins souhaitée. Elle rougit un peu, fit semblant de recevoir un coup de fil et s'en alla aussi dignement que cela était possible en s'adressant à un correspondant imaginaire.
Petterson me contourna pour fermer la porte, puis vint s'asseoir face à moi sur le coin de son bureau.
— Je voudrais revenir sur ce qui s'est passé hier.
— Vous voulez dire au café ?
Les traits crispés de son visage trahissaient une pointe d'impatience.
— Oui.
Il n'ajouta rien pendant quelques secondes, se contentant de m'observer.
J'imagine qu'il souhaitait m'entendre m'excuser mais comme je commençais à me sentir troublée par son regard, je ne pipais pas mot. Je craignais de bafouiller.
— Je préfèrerais que cela reste entre nous. (Il semblait préoccupé.) Je n'ai rien fait de mal, mais les adultes ont toujours tort.
Ses mots réveillèrent mes neurones engourdis. J'éclatai d'un rire qui fit naitre un mélange d'incompréhension et d'incrédulité dans ses yeux.
— D'après vous je ne suis pas une adulte ?
Un comble après tant d'années...
— En tout cas, tu es mineure aux yeux de la loi, fit-il remarquer la mine grave. Cette histoire pourrait me faire perdre mon poste. De simples rumeurs y suffiraient.
Il était curieux et attendrissant de l'entendre s'inquiéter pour ces futilités. S'il savait son âme en sursis, il ne se ferait plus de mauvais sang pour son emploi – sous payé qui plus est. À nouveau, je ris de l'absurdité de ses propos.
— Je n'ai aucune intention de lancer des rumeurs.
Il croisa les bras, pas plus rassuré que convaincu.
— Dans ce cas, pourquoi prétendre que la tâche allait passer inaperçu ? (Sa voix se teinta de sarcasme.) Parce que la dizaine de personnes que j'ai ensuite croisée en salle des profs t'a largement désavouée. On m'a demandé, je cite : « si j'avais été agressé sexuellement par une machine à café ».
Prise de court, j'ouvris la bouche, bêtement. Sans savoir quoi répondre. Comme je ne pouvais pas rester dans cette position plus longtemps, au risque d'avoir l'air d'une débile mentale, je m'empressai de répliquer.
— Je ne voulais pas aggraver mon cas ! Vous me détestiez déjà.
Il rejeta mon affirmation, presque amusé.
— J'étais agacé. Je ne te déteste pas.
Ses iris me fixaient intensément. Mal à l'aise, je cillai en fronçant les sourcils.
— Ne vous en faites pas, je ne parlerai à personne de ce non-événement.
— Même Cassie n'en saura rien ?
Un zeste d'ironie perçait dans sa voix.
— Surtout Cassie en fait, rétorquai-je. En matière de discrétion, il vaudrait encore mieux faire la une du San Francisco Chronicle !
Les contours de ses lèvres pleines frémirent. Je m'appuyai sur la table derrière moi. Prenant un air sérieux, je croisai les bras et les jambes.
— Et moi ? Ai-je des raisons de m'inquiéter ?
J'avais parlé dans la langue de Molière et j'eus le sentiment que ça lui plaisait.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Lui aussi avait switché en français. Son accent avait un grain sexy. Enfin, c'était un combo : accent américain, voix basse, look old school...
— Eh bien, je ne voudrais pas que ce stupide incident influence négativement ma notation.
En toute franchise, je m'en fichais comme de l'an quarante. Mais pas Eléonore, l'élève studieuse. Je prenais mon rôle très au sérieux.
— Tu penses vraiment que je pourrais te pénaliser ?
— Eh bien... vous pouvez être...
En manque de qualificatif adéquat, je m'arrêtai.
— Un imbécile ?
— Non, je ne dirais pas ça, répondis-je en réprimant le sourire qui me démangeait.
— Un crétin ?
Mes yeux s'agrandirent malgré moi. C'était stupide de ma part, mais je ne l'imaginais pas prononcer de grossièretés.
Ses lèvres s'étaient incurvées en un sourire piquant.
— J'allais dire dur, c'est tout.
Perdant son amusement, il leva un sourcil, étonné. Ses traits traduisaient aussi autre chose, mais je ne réussis pas à déterminer quoi. Il me dévisagea un long moment avant de conclure : « Ne te tracasse pas, en ce qui me concerne, l'incident est clos. L'important c'est que tout soit rentré dans l'ordre. »
Il paraissait sincère. Pourtant, même si on avait réglé le problème, je n'avais pas l'impression qu'il me regardait comme il regardait les autres élèves. L'espace d'un millième de seconde, j'avais même cru voir son regard glisser sur moi de façon peu académique.
N'importe quoi !
Je refoulai cette idée saugrenue. L'air confiné du lycée commençait à me donner des bouffées délirantes.
Le monoxyde de carbone, sûrement...
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