21-
Chakra - Fakear
Agrippée à mon bras, Cassie refusa de me libérer avant qu'on soit pile au milieu de l'agitation, entourées de jeunes et de... moins jeunes. Leurs regards me mettaient mal à l'aise. Cassie me sourit et commença à onduler langoureusement, les bras levés.
— Allez, lâche-toi ! me cria-t-elle. Rien à faire des gens, regarde !
Ses mouvements se firent saccadés, ridicules.
Poussée par ses encouragements, je me laissai aller. Calant mon rythme sur celui de la musique, j'essayai de faire abstractions des regards masculins, de plus en plus insistants depuis que je me déhanchais. J'étais loin d'être une experte en danse, mais cela importait peu à ce genre de charognards. Je tirai sur le poignet de Cassie et la ramenai devant moi afin de bloquer l'offensive d'un pervers, plus entreprenant que les autres.
Même si la sensation d'être désirée m'avait grisée au cours de mes premières années d'immortalité, elle n'avait pas tardé à me lasser. Le fait que mon cristal me serve mes rêves les plus fous sur un plateau d'argent leur faisait perdre toute saveur. Au mieux chassaient-ils quelques instants mon indifférence pour me donner l'impression d'être encore en vie. Une bien maigre consolation face à la solitude, principal écueil de mon existence.
Cela ne tenait qu'à moi, il est vrai.
Trouver un petit ami ne posait pas de problème ; ça se bousculait comme au premier jour du Black Friday ! Seulement, mon immortalité rendait impossible les relations durables. À terme, ça m'obligerait à abandonner ma jeunesse éternelle, ou à devenir... veuve. Deux possibilités auxquelles je me refusais.
Bien sûr, j'aurais pu sortir avec une Mort – au masculin. J'en croisais rarement cela dit, et n'avais jamais été attirée par l'une d'elles.
Restaient les relations éphémères. À l'époque où elles étaient jugées amorales, je les avais écartées. Mais aujourd'hui – au siècle où les relations se défont en moins de temps qu'il n'en faut pour changer de statut sur facebook –, sans doute auraient-elles constitué une alternative acceptable si... je n'avais pas rencontré Cameron. Car notre rencontre avait tout bouleversé. Elle m'avait réconciliée avec ce rêve suranné de relation stable. D'amour éternel.
Avec Lucifer, je pouvais être moi-même. Nul besoin d'inventer mensonge sur mensonge concernant mon travail, mon passé, ma vie. Le bonheur à portée de main, ou presque. À cause de Clarke, j'étais de retour à la case départ, obligée de remettre à plus tard mes espoirs sentimentaux. Comme si plus de deux siècles d'attente n'avaient pas suffi...
Exaspérée par les mains baladeuses qui trainaient à proximité directe de mes fesses, je quittai la piste. Cassie était trop survoltée pour le remarquer. Elle tournoyait sur elle-même, les yeux clos. Je la laissai dans son monde et regagnai la table enfin garnie de nos boissons.
Le décor restait inchangé : Charlie tenait toujours la chandelle aux deux inséparables. Leurs langues ne semblaient pas pouvoir demeurer plus de quelques secondes dans leurs bouches respectives.
— Tu nous avais caché tes talents de danseuse ! me lança Charlie, sûrement ravi de trouver quelqu'un capable de produire autre chose que des bruits de succion.
— De « trémoussage », tu veux dire ?
— Oh, c'est pareil !
Je m'assis, considérant les deux verres qui restaient supposément non entamés. Celui face à moi était à rempli à la moitié, et je relevai des traces de lèvres sur le rebord.
Les mains enfoncées dans les poches de son sweat noir, Charlie prit un air penaud.
— J'avais super soif, désolé, dit-il en montrant sa bière vide. J'allais t'en payer un autre !
— Aucun agent pathogène à déclarer au moins ?
— Hein ?
— Rien.
Je lui souris, faisant glisser mon verre à la place de celui de Cassie. Inutile de tenter le diable. Dieu sait où – et dans qui – Charlie fourrait sa langue. Et s'il le faisait avec autant d'opiniâtreté que les deux autres, je préférais autant éviter de partager ses miasmes...
Avisant avec prudence la couleur orange fluo de ma boisson, j'amenai lentement le verre à mes lèvres, et faillis tout recracher. C'était bourré de sucre et l'arrière-goût de mangue passait mal avec ce que je pensais être du rhum.
— T'aimes pas?
— Si, mentis-je en essayant de retenir une grimace.
— La prochaine fois, ne laisse pas Cassie choisir. Elle a le chic pour commander le truc le plus dégueu et le plus cher de la carte.
— Leçon retenue ! En tout cas, le goût ne t'a pas arrêté.
— Ben tant qu'il y a du rhum, il y a...
Il fit trainer la fin de sa phrase.
— De l'espoir? complétai-je, perplexe.
— Non ! se récria-t-il, hilare. Charlie ! Il y a Charlie !
Je secouai la tête en riant.
— J'essaierai de m'en rappeler !
Je jetai un œil vers la piste. Cassie se mouvait avec tant d'enthousiasme que personne ne l'approchait de trop près de peur de recevoir un coup.
— Alors c'est pour le boulot que tes parents t'ont trainée à San Francisco ?
Mes parents ? Je me tournai vers Charlie, sa réflexion m'avait scotchée. Ça faisait un bail qu'on n'avait pas évoqué père et mère.
Le blond me scrutait de ses grands yeux turquoise.
— Personne ne m'a trainée, je suis venue seule et de mon plein gré, répondis-je.
— Comment ça, seule ?
Ses yeux semblaient s'être encore agrandis sous l'effet de la surprise.
— Je ne vis plus avec mes parents.
— Tu plaisantes ?! s'extasia Charlie.
Il s'empara du verre de Cassie, et le vida d'un trait.
— Non, je suis sérieuse. Ils sont restés à New York pour le travail.
Charlie paraissait de plus en plus sidéré à mesure j'égrenais mes mensonges.
— Mais pourquoi t'as voulu venir dans ce cas ?
Il passa une main dans ses cheveux bouclés pour les remettre en ordre.
— Pas que ça me dérange, s'empressa-t-il d'ajouter.
Je haussai les épaules, cherchant quelque chose qui sonne juste.
— Je voulais découvrir autre chose, repris-je évasive. Et mettre de la distance avec eux.
— Ils étaient d'accord ?
— Nous ne sommes pas très... proches.
Leurs restes reposaient en France sous plusieurs mètres de terre, s'il était encore possible qu'il en subsiste quelque chose. Pour une fois que je disais la vérité...
— Oh...
Charlie fronça les sourcils, pensant aborder un sujet épineux. Je détournai vivement le regard pour confirmer son intuition. J'éviterais ainsi les questions embarrassantes, et les mensonges qui en découlaient. D'expérience, je savais qu'ils ne tardaient jamais à se transformer en bombes à retardement. Se débattre dans la glue de ses propres bobards était extrêmement humiliant. À ce sujet, j'en savais un rayon...
Moins j'en disais, mieux c'était.
Par chance, Charlie réorienta ensuite la discussion sur un registre plus léger : les meilleures séries Netflix qu'on avait vu récemment. Pendant ce temps, Ethan et Sarah évoluaient toujours en autarcie. Grands-princes, ils nous gratifiaient quelquefois d'une phrase ou deux, histoire de nous contenter. De mon côté, je n'avais pas grand-chose à faire qu'ils nous ignorent. Je leur rendais la pareille avec plaisir.
— Je suis morte, déclara Cassie, haletante, quand elle revint à la table.
Pour une morte, elle me semblait bien vivante. Elle était rouge comme si elle venait de courir un marathon.
— Me dis pas que t'as encore bu mon verre ?!
Elle pointa du doigt Charlie qui se ratatinait sur lui-même.
— Prends le mien, proposai-je.
— T'es sûre ?
— Certaine !
Elle avala une grande gorgée et se rassit, à bout de souffle.
— Ça m'avait manqué de me défouler sur la piste !
— C'est pas faute de t'avoir suppliée tout l'été pourtant, lança Charlie sur le ton de la plaisanterie.
Il devait avoir abordé un sujet hautement intéressant, parce que les deux adeptes du bouche-à-bouche avaient tout à coup cessé d'échanger leur salive. Ils scrutaient Cassie, intrigués.
— J'étais hyper occupée, je vous l'ai dit cent fois au moins !
— Oh, je t'en prie ! s'exclama Sarah d'une voix exaspérée. Aie au moins l'honnêteté de reconnaitre que tu n'avais aucune envie de nous voir.
Elle venait de prononcer plus de mots en trois secondes, qu'elle ne l'avait fait depuis le début de la soirée. Et en fait, je commençais à la préférer quand elle se taisait.
— Sarah ! temporisa Ethan, blême.
— Mais c'est vrai, ce n'est pas méchant...
J'aurais pourtant juré le contraire. Cassie aussi, manifestement. Son visage s'était teinté de colère.
— Allez, crache le morceau une fois pour toute ! rétorqua-t-elle, corrosive. Parce que j'en ai par-dessus la tête de toi et de tes attaques sournoises !
En biais, Charlie me lançait un regard implorant.
— Écoutez, intervins-je, pourquoi ne pas oublier ça ! On est censés s'amuser, pas vrai ?
— Toi la nouvelle, tu la boucles, vociféra Sarah.
Avais-je bien entendu ?! Une gamine, me remettre en place, moi ?!
Avant de commettre un meurtre, je repris mon verre des mains de Cassie et bus une gorgée pour faire passer la pilule. Échec total. L'irritation me restait en travers de la gorge, et j'avais maintenant un affreux goût dans la bouche.
— Tu vois Ethan, je te l'avais dit ! s'égosilla-elle, les mains tendues vers lui dans l'attente d'un soutien qui ne venait pas.
Les deux filles s'étaient levées comme deux coq prêts à en découdre – deux poules, en l'occurrence.
— Elle m'en tiens pour responsable ! Ce n'est quand même pas moi qui l'aie larguée devant tout le monde au bal de printemps !
Cassie étouffa un rire amer.
— T'es sérieuse ?! Je me fiche bien de toi, et de ta relation avec Ethan. Tant mieux pour vous ! Il m'a fait un sale coup, c'est vrai, mais c'est du passé ! Je m'en suis remise depuis.
— Ouais, tu parles... T'étais tellement rongée par la jalousie, que t'as passé ton été à pleurer !
Cassie accusa un temps d'arrêt, puis ses traits exprimèrent un profond dégout.
— C'est vraiment ce que tu crois ?
— Oui c'est exactement ce que je crois, confirma la brune, impitoyable.
— Alors tu ne sais rien. Rien, tu m'entends ?!
Cassie se baissa pour ramasser son sac, y fourra son gilet et détala dans la foule. Je me levai à mon tour, me décidant à la suivre. Je n'avais de toute façon aucune envie de rester en compagnie de Sarah. J'aurais risqué de la tuer, par mégarde. Je laissai trente dollars sur la table pour couvrir nos consommations, et filai sans m'attarder sur les mines désemparées des garçons.
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