2-
Shadow Of the Day - Linkin Park
Comme à l'accoutumée, M.Hopkins était allongé sous les draps. C'est sûr qu'il ne risquait pas de se faire la malle avec sa bouteille d'oxygène sous un bras, et son appareil à dialyse sous l'autre.
Reprenant peu à peu contenance, je le saluai d'un geste amical. Un sourire tendu accroché aux lèvres, j'attrapai une lingette désinfectante sur le meuble au pied du lit, et me frottai la joue à l'endroit où Rendall avait déposé sa bave de crapaud.
— Un problème ? s'enquit Hopkins avec inquiétude.
C'était ironique, quand on pensait à son état, qu'il s'inquiétât du mien.
Son teint était cireux et ses joues, que j'avais connues pleines en le rencontrant, s'étaient creusées. Si bien qu'aujourd'hui, il n'avait plus rien à voir avec le sexagénaire vigoureux qu'il était, il y a encore quelques mois de cela. Son visage s'était tant émacié que les os de ses pommettes et de ses arcades sourcilières saillaient à présent comme sur une tête de mort. Mais, en dépit de sa maladie, M.Hopkins demeurait un homme bon, et il se souciait des autres. Par jeu de contraste, je ne pouvais m'en sentir que plus égoïste et détestable.
— Simple principe de précaution, éludai-je en m'asseyant sur le fauteuil rapiécé près du lit. Et vous, la forme ?
La forme ?!
Il y avait des fois où je méritais des claques.
On aurait pensé qu'après des siècles à fréquenter des mourants, j'aurais acquis une aisance suffisante pour traiter de ces sujets délicats sans faire de bourde, ou au moins, appris à faire montre de tact. Mais aussi contre-intuitif que ça puisse sembler, j'étais rendue mal à l'aise par tout ce qui avait trait à la maladie, et à la mort.
Pratique, pour une Mort !
Le truc, c'est que je faisais ce travail, justement, pour ne pas mourir. Pour vivre, diraient certains. Une bien drôle de vie.
Hopkins, comme les nombreux autres avant lui qui avaient fait les frais de mes formules malencontreuses, ne se formalisa pas.
— À en croire les derniers scanners, pas vraiment. C'est... la fin, murmura-t-il la voix éraillée par une certaine appréhension.
— La fin ? répétai-je.
Non, je n'étais pas totalement stupide. Je faisais mine de ne pas comprendre, car je répugnais à aborder ces choses-là. Affronter le diagnostic d'une personne condamnée me donnait un sentiment d'impuissance amer. Il n'y avait rien à dire, et pas plus à faire. J'avais l'impression d'être un rat pris au piège. Hopkins aussi, j'imagine.
Une quinte de toux agita son corps frêle.
— Les médecins ne sont pas optimistes, reprit-il essoufflé quand elle se fut calmée. Ils disent que je n'en ai plus pour longtemps.
Je m'interrogeai à haute voix de manière rhétorique.
— N'ont-ils pas déjà dit cela le mois dernier ? Et celui d'avant ?
Hopkins sourit, un peu.
— Même si je reste persuadée qu'ils se trompent, poursuivis-je, tâchons donc de profiter de cette belle journée, voulez-vous ?
Les yeux brillants, il hocha la tête.
Face à lui, je m'efforçai de garder un air serein, optimiste, qui confinait à la sottise, mais intérieurement, je me dis que l'heure était venue d'agir. Hopkins était un indécis. Si je ne me chargeais pas de lui aujourd'hui et qu'il mourrait en mon absence, son âme serait perdue à jamais. Elle errerait éternellement sur Terre, sans aucune chance d'être sauvée. Cela n'avait rien de réjouissant et je refusais de prendre le risque qu'il finisse ainsi.
Oui, je devais faucher son âme, j'en avais conscience. Mais pas tout de suite. Je ne souhaitais pas abréger ce moment – notre moment.
Au fil des mois, c'était devenu un rituel quasi-quotidien qui avait rythmé mon existence monotone et que, peu à peu, j'avais appris à apprécier. Chaque fois, on parlait de tout, de rien – de la météo de plus en plus changeante qu'Hopkins attribuait au réchauffement climatique ; de sa maison qu'il avait acheté l'an passé, du temps où il faisait encore des projets ; de sa famille (sa femme et ses trois enfants) qu'il ne reverrait jamais par ma faute ; et de moi (même si j'étais rarement honnête dans mes réponses).
Et on lisait. Enfin, je lisais, et il écoutait. On avait déjà fini quatre romans.
En sortant de mon sac le dernier en date, un bouquin interminable et ennuyeux au possible – c'était Hopkins qui l'avait choisi – je ne réalisais pas encore que tout cela était sur le point de toucher à sa fin.
— Voyons donc ce que nous réserve notre ami, dis-je en feuilletant les pages pour retrouver l'endroit où on s'était arrêté. Ah, voilà !
J'entamai ma lecture avec un entrain surjoué, sentant par moment ma gorge se serrer lorsque mon esprit s'égarait. La lecture du chapitre s'étira sur près d'une heure, mais ce jour-là, je ne vis pas le temps passer.
— Un autre ? proposai-je, tournant déjà la page.
Hopkins remua sur son lit.
— Remettons ça à demain, si vous voulez bien, dit-il avec un sourire aimable malgré les signes de douleur que trahissaient les contractures de son visage. J'ai besoin de morphine. Et je crains que ça n'affecte ma concentration.
— Oh... mais...
Hopkins planta son regard fatigué dans le mien, et je m'arrêtai.
— Soyons lucides, Eléonore : vous et moi savons l'un comme l'autre que je ne connaitrai de toute façon jamais la fin de ce livre.
— Ne dites pas ça, soupirai-je en secouant la tête, niant farouchement cette froide vérité, autant pour l'épargner lui que moi.
N'y avait-il donc pas d'autre alternative ? Ne pouvais-je pas attendre une à deux semaines de plus ? Ou même rien que quelques jours ?
— Allons, nous en sommes à peine à la moitié.
— Alors je viendrai deux fois plus souvent, m'entêtai-je, sentant les larmes monter.
Je n'étais sans doute pas aussi douée que je le croyais pour étouffer mes émotions. En fait, j'y étais rarement confrontée. En général, je ne leur laissais pas la moindre chance de m'effleurer. Hopkins me sourit comme à une incorrigible idéaliste, et je réalisai la puérilité de mon comportement.
L'espace d'un instant, je m'étais imaginée reculer. Remettre mon travail à un autre jour et ainsi gagner du temps avec... pour Hopkins. Seulement, il fallait être réaliste. Ce serait faire courir un risque ignoble à son âme : celui d'une errance éternelle. Un prix bien trop élevé pour quelques bons moments grappillés.
Je refermai le livre entre mes doigts pâles. Hopkins avait malheureusement raison : jamais il ne connaitrait la fin de cette histoire. Je baissai les yeux, n'osant plus le regarder en face.
Devais-je le préparer à ce que je m'apprêtais à faire ? À la suite ? Même après tant d'années passées en tant que Mort, je n'avais pas de réponse à ces questions. Pour tout dire, je n'avais pas reçu de formation pour ce job. À peine quelques explications avant qu'on me jette dans le grand bain. Mais, j'imagine que si j'avais été à la place d'Hopkins, j'aurais préféré tout ignorer de ce qui allait arriver.
Sans relever la tête, je posai ma main sur la sienne. Je serrais ses doigts osseux, la gorge nouée. Pendant une seconde, j'avais hésité à lui dire adieu mais je m'étais ravisée, consciente d'être proprement inapte en la matière.
Fermant les yeux, je me concentrai sur le cristal translucide qui pendait sur ma poitrine. Ce fut alors comme si un aimant doté d'une force inouïe m'attirait à lui, me coupant la respiration. J'eus l'impression de traverser un rideau de matière froide et compacte. Et lorsque j'ouvris à nouveau les yeux, la réalité qui m'entourait auparavant avait changé.
Je n'avais pas bougé. J'étais toujours à l'hôpital, dans cette chambre, cependant, la version différait.
Autour de moi, les couleurs avaient viré à une teinte spectrale – un monochrome gris verdâtre tout à fait sinistre. L'odeur aseptisée de l'hôpital s'était évanouie et plus aucun son ne me parvenait, à l'exception d'un sifflement aigu qui s'étirait sans fin, tel un acouphène lancinant.
Un froid ténébreux emplissait l'atmosphère, me contaminant peu à peu, s'insinuant en moi comme si mon sang s'était glacé.
Les mécanismes du phénomène qui se produisit ensuite demeuraient pour moi un mystère. Je n'aurais su l'expliquer en des termes rationnels, mais c'était comme si à mon contact l'âme trouvait d'elle-même le chemin. Passant par la main que j'avais déposée sur celle d'Hopkins, elle abandonna son corps et remonta mon bras.
Cette essence était... singulière. Elle avait un aspect blanc nacré filamenteux qui tranchait dans cet univers grisâtre. Sa consistance semblait aussi ténue et aérienne que de la fumée avec ses volutes qui s'enroulaient gracieusement sur eux-mêmes ; bien qu'à proprement parler, l'âme n'eût aucune consistance. Ses propriétés échappaient au monde physique. Elle procurait néanmoins sur son passage une sensation de douce chaleur. C'était comme une caresse diffuse, un élan d'énergie pure.
L'onde de chaleur gagna mon épaule, serpenta jusqu'à ma poitrine, avant d'atteindre sa destination finale : le cristal. Sa lumière iridescente s'éteignit soudain et l'agréable tiédeur qui m'enveloppait se dissipa, me laissant seule et froide dans ce vide désincarné. Je relâchai alors ma concentration et fus brutalement expulsée, comme si l'aimant me repoussait soudain.
L'atmosphère se réchauffa en même temps que la pression sur mon corps se desserrait. Les couleurs revinrent d'un seul coup, accompagnées de l'odeur de détergent. Et des sons. C'est ce qui me frappa en premier, les hurlements stridents qu'émettaient les machines reliées à Hopkins. Puis le martellement des pas dans le couloir. En les entendant se rapprocher, je me composai un masque d'effarement et de peur.
Un instant plus tard, la porte s'ouvrit à la volée.
— Enfin... je ne comprends pas... pleurnichai-je.
— Poussez-vous ! m'ordonna un médecin. Chariot de réa !
Je bondis si vite du fauteuil que mon livre fit un vol plané. Je le ramassai à la hâte, puis reculai jusqu'au fond de la pièce. De là, j'observai la scène en silence, attendant le moment fatidique.
Comme toujours, les tentatives de réanimations échouaient les unes après les autres. Les médecins avaient beau charger et décharger leur défibrillateur sur le corps de ce pauvre homme, jamais il ne se réveillerait. Ce n'était plus qu'un cadavre, même s'il donnait l'impression troublante de dormir. Les traits de son visage émacié étaient parfaitement détendus. De son vivant, cela n'arrivait presque jamais, à cause de la douleur.
En le voyant ainsi, l'air paisible, je ne pouvais m'empêcher de me demander ce qu'il avait ressenti pendant le processus. Lâchement, je n'avais pas voulu croiser son regard. Avait-il compris que c'était la fin ? En avait-il eu peur ? Ou avait-il eu peur... de moi ? J'aurais aimé le savoir, comme Hopkins aurait voulu connaître la fin de ce livre. Mais là-dessus, comme sur tant d'autres choses, aucun de nous n'aurait satisfaction.
***
L'heure du décès prononcée, je m'éclipsai.
Quoi de plus normal après une telle annonce ?
Je ne serais pas interrogée. Ils concluraient une fois de plus à un arrêt cardiaque.
Sans regarder en arrière, je me glissai dans le couloir, hébétée et... triste. C'était stupide, j'en avais conscience. Ce bénévolat ne constituait qu'une mascarade, qu'un vivier d'âmes égarées, et pourtant... j'avais fini par m'attacher à Hopkins. D'ordinaire, cela n'arrivait pas parce que l'état de mes victimes était souvent trop avancé pour que je m'attarde. Je fauchais leur âme sans vraiment les connaître. Mais Hopkins, je l'avais accompagné pendant trois mois. Et même si ce qu'on avait partagé n'était en partie que des banalités parsemées de mensonges, pour quelqu'un comme moi qui vivait une complète solitude, ça représentait quelque chose. Quelque chose que j'avais perdu, et ça faisait mal. Ce qui me faisait croire qu'il eut mieux valu ne rien avoir en premier lieu. Ça m'aurait évité de souffrir inutilement.
On ne m'y reprendrait plus. Dorénavant, je resterais strictement professionnelle.
D'un revers de la main, j'essuyai des larmes auxquelles se mêlait du mascara.
Et merde !
C'était bien la peine de dépenser mon argent dans du maquillage water proof...
Je m'engouffrai dans l'ascenseur et les portes se refermèrent sur moi, comme l'étau qui serrait ma poitrine.
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