18-

— Aujourd'hui nous accueillons une nouvelle élève, annonça vaguement M.McCall, le prof d'Histoire, en fouillant dans sa sacoche.

Au vu de la montagne de polycopiés qu'il en tirait, on aurait pu la croire assez profonde pour l'engloutir. En comparaison, il était minus.

— Voulez-vous bien vous présenter, Mlle Latour ?

— Je ne crois pas que cela soit nécessaire, murmurai-je en évitant de croiser les regards braqués sur moi.

— Juste quelques mots.

Je me tournai vers la classe et la rumeur étouffée que j'entendais courir d'un bout à l'autre de la salle s'évanouit d'un coup. Les garçons paraissaient s'intéresser à moi de trop près. Sans doute parce qu'en plus de ma plastique avantageuse, j'avais pour eux l'attrait de la nouveauté.

A contrario, les bouches en cul de poule de mes congénères me semblèrent plus hostiles. Je constituai une rivale potentielle dans leur basse-cour.

Ouf !

Elles me feraient certainement grâce des pyjama parties et du brossage rituel de cheveux qui accompagnait les confidences sur les premiers baisers... Enfin, ça, c'était en me référant à mes connaissances vieilles de quarante ans, depuis longtemps obsolètes.

Si on en croyait les associations puritaines invitées sur les chaines d'info, il fleurissait aujourd'hui un nouveau genre de fêtes. Sans faire étalage des anecdotes sordides décrites à l'envi par ces bien-pensants, disons qu'ils faisaient état d'une multiplication des risques. Exit le slow et les boules à facettes ! On était passé de la mononucléose « mignonne » à ... des infections que l'on préférait rassembler sous un sigle plutôt que d'avoir à les imaginer une à une en détail...

— Miss Latour ? me secoua McCall.

Je revins à la réalité, un vrai cauchemar.

— Heu... Je m'appelle Eléonore et je viens de... New York. Voilà.

Je préférais peaufiner mon speech avant d'en dire trop. Je me ruai au fond de la classe jusqu'à une table miraculeusement vide, dans un coin.

Je passai le reste du cours les yeux rivés sur la trotteuse de ma montre. Son rythme semblait ralentir chaque fois que McCall ouvrait la bouche. Je connaissais l'Histoire par cœur, et pour tout dire, elle n'avait rien d'amusant. Des guerres. Des morts. Des vainqueurs et des vaincus. Voilà le résumé de Latourpédia – mon encyclopédie perso. Sans compter que le ton monocorde du prof aurait presque rendu enviable le sort de ceux ayant péris sous les éclats d'obus...

Je crus bien m'être endormie lorsque des raclements de chaises sur le sol me firent sursauter. Dans cette agitation qui annonçait la fin de l'heure, McCall nous enjoignit à lire son polycopié pour la prochaine fois, luttant pour se faire entendre par-dessus les bavardages. Puis la sonnerie retentit encore, telle une perceuse qu'on m'aurait enfoncé dans le tympan.

Une bonne moitié des élèves s'empressèrent de ramasser leurs affaires et de quitter la classe. Jugeant avoir suffisamment enduré pour la journée, je décidai d'en faire autant. Je froissai en boule le polycopié, le jetai au fond de mon sac et me levai.

Arrivée, au seuil de la liberté, un enquiquineur me barra la route. Et moi qui priais pour que personne ne remarque mon absence... Mais il était probablement trop optimiste d'espérer que des adolescents aux hormones en ébullition ignorent une paire de jambes dénudées cherchant la sortie.

— Tu sais dans quelle salle tu as cours ?

De quoi je me mêle ?!

— Je vais bien finir par trouver !

Ma réponse ne sembla pas le convaincre. Il attrapa l'emploi du temps que j'avais dans la main, l'étudia quelques secondes puis me fit un grand sourire.

— Je vais t'éviter de tourner en rond dans les couloirs.

Je haussai un sourcil interrogateur.

— Tu peux retourner t'asseoir, ton cours se passe ici.

Serrant les dents, je retournai à ma place sans louper les moqueries de la fille installée au premier rang.

— Perd pas ton temps avec celle-là Logan, dit-elle à l'intention du garçon. Elle sait à peine parler, alors lire... Ne lui en demande pas trop.

Sa voisine de table ainsi que les deux filles aux silhouettes faméliques assises derrière elles gloussèrent en me lançant des regards acerbes.

— Mais contrairement à toi, au moins, elle n'a pas la rage ! répliqua le prénommé Logan.

Sa métaphore me fit réaliser à quel point cette fille ressemblait à un bouledogue. Elle avait le visage rond, aplati, des bajoues tombantes et flasques ainsi que de gros yeux sombres et globuleux.

Ledit Logan m'adressa un clin d'œil complice et je détournai le regard, préférant ne pas encourager des passions embarrassantes... Même si j'étais tout de même reconnaissante que quelqu'un défende mon honneur face à ces pestes.

— Fais pas attention à Grace, me dit soudain une voix très proche de mon moi. Avec ses trois copines on les appelle le quatuor infernal tant on les croirait tout droit sorties de la bouche de l'Enfer... Reste à distance et ça ira.

J'observai d'un œil intrigué la jeune fille qui avait pris place à mes côtés. Elle avait déjà étalé son barda – crayon à papier, taille crayon, gomme, stylo rose girly, lime à ongles – impossible donc de la déloger. J'allais quand même gentiment essayer de m'en débarrasser lorsque le responsable de mes malheurs fit soudain irruption dans la pièce. Les discussions entre les élèves cessèrent d'un coup, alors que le cours n'avait pas débuté. Étrange... Pendant celui d'Histoire, personne n'avait montré de scrupules à bavarder ou écrire des textos tandis que McCall égrenait ses interminables séries de dates...

J'étais pleinement occupée à déchiffrer les visages tendus des élèves quand mon acolyte se mit à me faire l'article.

— C'est Petterson, le prof de français ! entama-t-elle excitation. On n'a pas encore eu l'occasion de beaucoup le voir. (Je fronçai les sourcils.) Je sais, c'est pas de bol. J'aurais préféré que ça soit Allington, ou mieux, Grant, qui s'évapore dans la nature pendant plus de deux semaines.

Elle se mit ensuite à débiter des âneries à propos de la coupe de cheveux immonde de la remplaçante, mais je ne l'écoutais plus. Mon cerveau était resté bloqué sur Petterson et sa disparition des radars. Où était-il passé ?

— Au fait, je m'appelle Cassie !

Charmant !

Je lui adressai un sourire compatissant qu'elle prit certainement pour un gage de sympathie.

— Ça fait quelques temps que nous ne nous sommes pas vus, alors tâchons de rattraper le retard !

Buvant ses paroles, les filles – mais aussi un ou deux garçons – avaient déjà leur stylo en main.

— Vous nous avez manqué, jappa Grace tel un chien attendant une caresse de son maitre.

Petterson fit comme s'il n'avait rien entendu. Puérilement, ça me fit sourire. L'air de rien, il continua de balayer la classe, jusqu'à ce que son regard se pose sur moi. Dès lors, son visage se figea. Dans le mille ! Il avait bien espéré ne jamais me revoir.

Ma voisine, apparemment aussi volubile que perspicace, commença à nous observer à tour de rôle Petterson et moi. Je décidai de mettre un terme à ces allers retours grotesques avant que le reste de la classe ne suive son exemple.

— Sympa ton sac, dis-je à voix basse en tirant sur la lanière.

— Merci ! C'est mon père qui me l'a ramené de Paris, pavoisa la lycéenne. Il est...

— Cassie, Cassie, Cassie, la réprimanda Petterson avec emphase, aussi passionnante que puisse être ta conversation, elle devra attendre la fin du cours. (Il s'adressait à ma voisine mais c'est moi qu'il regardait.) Je suis certain que ta nouvelle amie survivra à ce suspense haletant.

Amusée par son sarcasme, j'esquissai un sourire – pas longtemps.

— Peut-être pourrais-tu nous parler un peu de toi.

Il continuait de me fixer et je compris que cette fois il me parlait. Mais pourquoi avait-il repris ce ton de voix cassant ? Et pourquoi son regard était-il de nouveau tempétueux ? Je pensais que désormais nous étions plus ou moins en bons termes...

— Je l'ai déjà fait, risquai-je innocemment.

— Pardon ?

— Je me suis présentée au début du cours d'Histoire.

— Dans la langue de Molière, je présume ?

Grace reprit à voix basse mais suffisamment fort pour que toute la classe puisse l'entendre :

— Elle n'arrive déjà pas à aligner trois mots en anglais...

Sa remarque me fit bouillir, bien entendu, mais c'est surtout le sourire sardonique sur les lèvres de Petterson qui me fit bondir de ma chaise. Littéralement – et à la surprise générale.

Vexée, le cœur battant, j'entamai alors une longue présentation dans un français impeccable. Je restai vague à propos de moi, mais brodai sur des sujets annexes. Aucune hésitation, faute de grammaire ou de conjugaison ne vinrent ponctuer mon discours. Sans oublier l'absence d'accent anglophone.

À mesure que je parlais, je voyais Grace perdre de sa suffisance et Petterson plonger dans la sidération. Il me dévisageait. Je poursuivis comme si de rien n'était pendant cinq bonnes minutes, afin d'enfoncer le clou, et quand je m'arrêtai enfin on aurait pu entendre une mouche voler.

— Je continue ? lançai-je, désinvolte.

Il croisa les bras, circonspect.

— Non, tu peux te rasseoir.

Il paraissait rassembler ses idées. Manifestement, il ne s'était pas attendu à un tel numéro. Je jubilais.

— On peut savoir ton nom ?

— Je vous l'ai dit : Eléonore.

— Ton nom de famille, je voulais dire.

— Latour.

— Française ?

— À moitié, mentis-je.

J'étais française à cent pourcents, même si mes papiers d'identité arboraient depuis longtemps l'aigle à tête blanche. Petterson ne demanda pas plus de détails, mais je le sentis troublé tandis qu'il débutait son cours, évitant à présent de me regarder.

Pendant les deux heures qui suivirent, je l'étudiai scrupuleusement, sous tous les angles, profitant qu'il ignore avec soin mon existence. Malgré cela, je ne décelai rien d'anormal chez lui. Pas plus de canines pointues que de mains velues lycanthropiques...

Ces derniers jours, en effet, toutes sortes d'hypothèses fantaisistes avaient bourgeonné dans mon esprit. J'avais imaginé cet inconnu pourvu de crocs de vampires et même recouvert de poils de loups, avant de revenir à la raison et de faire ce terrible constat : j'avais la tête farcie de séries TV pour ados...

N'empêche, si Dieu se refusait à effectuer la sale besogne c'est que le danger guettait – me guettait, désormais.

À travers le col entrouvert de sa chemise, je n'avais pas non plus repéré de chaine laissant penser qu'il pourrait s'agir d'une Mort. À première vue, c'était un homme ordinaire. Banal, même, si on oubliait les gloussements ridicules qu'il faisait naitre chez la majorité des adolescentes. Il avait un physique avantageux, certes. Cela était loin de justifier le complot d'assassinat surnaturel auquel je me trouvais mêlée malgré moi. Qu'on épure la population en commençant par les « moches » eut été beaucoup plus sensé – au regard de ma propre logique, déviante.

En l'observant ainsi faire son cours, j'avais vraiment du mal à saisir ce qui poussait Clarke à se débarrasser de lui. L'ordre d'exécution était motivé, cela ne faisait pas de doute. Par quoi ? Aucune idée. Pas même l'ombre d'un début de piste. Si j'avais été moins scrupuleuse, j'aurais fauché son âme sans me poser de question. Mais je n'étais plus cette fille là depuis des siècles et je n'avais pas l'intention de le redevenir de sitôt. Je comptais pouvoir continuer à me regarder dans le miroir. Il me faudrait donc éclaircir cette affaire, même si ça impliquait de passer du temps dans une classe pleine d'hormones en ébullition.

J'aurais pu sonder son âme à l'aide du cristal, c'est vrai. Ça serait rapide, efficace. Je saurais immédiatement sa nature – bonne ou mauvaise, puisque Clarke m'avait affirmé qu'il n'était pas un indécis.

Quelque chose, toutefois, me retenait : l'impression peu flatteuse et culpabilisatrice de mener une enquête à charge, voire de la bâcler. Clarke avait déjà condamné Petterson à mort de façon arbitraire. Quelque part, je me sentais le devoir de garder un semblant d'impartialité.

Peut-être craignais-je aussi ce que je risquais de découvrir en le sondant... Et s'il n'était pas le monstre que je rêvais secrètement qu'il soit ? Aurais-je la force de faucher son âme et de la livrer à un psychopathe ? Jusqu'à présent, j'avais toujours été rassurée d'envoyer une âme au paradis. Depuis ma rencontre avec Clarke, cependant, l'endroit m'inspirait une méfiance nouvelle.

J'enquêterais, mais à la loyale. Je trouverais bien un moyen de démêler cette affaire. Pour cela, il fallait que j'y réfléchisse sérieusement, sans avoir en bruit de fond les jacassages incessants de ma voisine de table.

Lorsque le cours s'acheva et que tout le monde eut plié bagage, à l'exception de Petterson, elle referma son sac Lancel et se tourna vers moi.

— Tu veux qu'on mange ensemble ?

Clairement pas. Je n'éprouvais pas la moindre envie de déjeuner en compagnie d'une fille dont le prénom m'évoquait un fruit rouge... Un fruit rouge, bavard, dans son cas. N'osant exprimer les choses en ces termes, et pour ne pas la blesser, je lui servis une excuse banale – des formalités administratives à terminer avec Sally –  à laquelle elle répondit du tac au tac :

— Tu feras ça à un autre moment ! Allez... Je sais à quel point c'est dur de débarquer dans un nouveau bahut sans connaître personne... J'étais dans ton cas l'année dernière !

Qu'est-ce qui lui faisait croire que je ne connaissais personne ? Probablement mon air apoplectique, conjugué au fait que j'avais essayé de me sauver après le cours d'Histoire, et qu'accessoirement, j'étais censée venir d'un autre État...

— Je voudrais pas m'imposer...

Je regardai droit devant moi et m'aperçus que Petterson était toujours là, occupé à essuyer méticuleusement le tableau noir.

— Ne me force pas à te supplier. Ceci dit, je suis prête à le faire si ça peut te faire plaisir...

Je reportai mon attention sur elle et ses cheveux cuivrés.

— Non, c'est bon, je te suis ! dis-je en me levant, de peur qu'elle ne s'exécute pour de vrai.

— Cool ! Les autres vont halluciner quand ils vont savoir que t'es française. Enfin, à moitié... mais c'est pareil... Tu me comprends !

Les autres ? Parce qu'elle comptait me présenter à sa communauté ? Manquait plus que ça. Si en plus ils parlaient autant qu'elle, j'étais bonne pour une migraine carabinée...

Quand je passai à côté de Petterson, debout derrière son bureau, il ouvrit la bouche comme s'il avait voulu me dire quelque chose. Mais Cassie lui coupa la chique.

— Bon appétit, M.Petterson, dit-elle en s'éloignant.

À l'inverse, je ralentis le pas.

— A toi aussi, lança-t-il à l'adresse de la lycéenne, déjà dehors.

Il me retint du regard un instant, puis sembla changer d'avis. Il se mit à compter les copies qui trainaient négligemment sur un coin du bureau, sortit un stylo rouge de la poche de sa veste et commença à les barioler de ratures et d'annotations obscures.

Déroutée, je quittai la salle en prononçant un faible : « Au revoir ». Probablement trop bas pour qu'il l'entendît, car il demeura sans réponse. J'eus pourtant la sensation que son regard me suivait dans le couloir.

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