17-
Oh baby - LCD Soundsystem
Le 4x4 finit par se garer sur les hauteurs de Pacific Heights, au nord de la ville, devant un bâtiment imposant dont les colonnes grecques rappelaient le Panthéon. Je supposai que nous étions arrivés lorsque que le jeune professeur sortit de sa voiture. Je l'imitai en sautillant sur mes talons pour le rattraper. Quand j'arrivai à sa hauteur, il s'arrêta.
— Tu peux me faire une faveur ? me demanda-t-il très sérieusement en observant les environs peuplés de cheerleaders déchainées.
— Bien sûr ! assurai-je en ignorant les : « Je veux du O, du N, du S. Allez les C.H.A.M.P.I.O.N.S ! ».
— Suis-moi.
Il slaloma entre les voitures rutilantes vers le fond du parking, jusqu'à disparaitre derrière une camionnette réfrigérée aux couleurs du lycée. Elle s'occupait probablement de livrer les produits frais du lunch. Je fis en sorte d'effacer cette information dès qu'elle atteignit mon cerveau, je ne voulais rien savoir de cet endroit. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de chercher le logo du lycée – la façade blanche de l'établissement dessinée dans un carrée rouge – disséminé un peu partout : sur cette camionnette, sur les sweatshirts à capuche bordeaux que portaient certains élèves ou encore sur le drapeau qui claquait au vent, côte à côte avec le drapeau américain.
De l'autre côté du véhicule, Petterson se tenait appuyé contre l'aile arrière. Que me voulait-il ? Un vent de panique m'ébranla. M'avait-il démasquée ? Mes yeux passaient du prof à la camionnette, inquiète à l'idée qu'il ne compte me congeler dans cette morgue itinérante.
J'étais à deux doigts d'utiliser mon cristal, d'en finir avec lui, quand son regard descendit vers son pantalon.
— La tache se voit beaucoup ?
Désarçonnée, j'examinai mon désastre.
— Pas tellement...
Découvrant à sa mine pincée qu'il attendait une autre réponse, je rectifiai aussitôt le tir.
— Il faut vraiment regarder de près pour la voir, soutins-je avec aplomb.
En fait, l'auréole se voyait comme le nez au milieu de la figure. Je ne sais pour quelle raison je m'appliquais tant à le ménager. Enfin... si, je le savais très bien : rentrer dans ses bonnes grâces m'aiderait à accomplir rapidement ma mission. Et par ailleurs, je détestais l'impression qu'il me donnait depuis tout à l'heure d'être un caillou dans sa chaussure.
L'expression de Petterson s'adoucit nettement et je ne regrettai pas mon mensonge.
— Alors allons-y.
Il emprunta le chemin de graviers bordé d'oiseaux du paradis qui menait au lycée.
— Au moins ça ne ressemble pas au public, notai-je pour moi-même en suivant ses pas.
— C'est ce qui m'a toujours fait détester cet endroit.
— Vu votre âge, vous ne devez pas enseigner ici depuis une éternité.
Petterson m'étudia de son regard perçant en me décochant un demi-sourire. Le premier – disons, la moitié du premier.
Déjà pas si mal !
Je tournai la tête, embarrassée.
— J'étais élève ici. Au milieu de tous ces privilégiés, sans vouloir t'offenser, ajouta-t-il comme s'il ne m'avait pas donné d'autres raisons plus évidentes de me sentir froissée.
Je renonçai à lui faire goûter cette ironie, préférant passer outre.
— Aucun problème. Je sais ce que ça fait de ne pas être à sa place, soupirai-je d'une voix lasse en montant les dizaines de marches qui nous séparaient de l'entrée. (Il continuait de me scruter, mais ne semblait plus me trouver aussi sotte que mes errements l'avaient suggéré). Enfin, vous devez être vous aussi un privilégié pour avoir étudié ici. Sans vouloir vous offenser.
— Outch ! Tu marques un point, concéda-t-il.
Il m'ouvrit la porte et je n'eus pas d'autre choix : je pénétrai dans la cage aux lions.
— Mais pourquoi revenir si vous détestez autant cet endroit ? demandai-je en me retournant pour chercher son regard, celui-là même que j'avais évité quelques secondes auparavant.
— J'ai fait mes études à Boston et il gèle là-bas. Qui plus est, San Francisco me manquait. San Francisco et la maladresse légendaire de ses habitants.
La fin de sa phrase avait pris une teinte narquoise, pas odieuse pour autant. Il passa sa main sur sa barbe de trois jours et ses traits se durcirent à nouveau – sans raison. À croire que j'étais abonnée aux maniaco-dépressifs ! Mais je ne tardai pas à comprendre : nous étions arrivés à l'accueil et une secrétaire sexagénaire submergée par les dossiers bleus, jaunes et verts qui s'accumulaient sur son bureau nous fixaient désormais.
— Sally va t'aider avec la paperasse, annonça Petterson en s'éloignant de moi. Bon courage pour ta première journée.
Du courage ? C'était plutôt d'un bon cacheton dont j'aurais besoin...
— Peut-être à bientôt ! se pressa-t-il de conclure.
Il plaqua sur son visage un sourire crispé qui laissait pourtant supposer qu'il n'avait aucune envie de me revoir un jour, me tourna le dos et disparut dans le couloir, englouti par une marée d'adolescents.
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? s'enquit aussitôt la vieille secrétaire avec une voix de conspiratrice.
— Comment ça ?
D'après mon expérience, il n'existe pas de meilleure recette pour déjouer les questions gênantes qu'une généreuse louche de stupidité. Restait à espérer que cette commère n'ait pas remarqué l'état désastreux du pantalon de Petterson...
— La dernière fois que j'ai vu cette grimace sur son visage c'est quand Ashley Lawrence a refusé de l'accompagner au bal de fin d'année...
Au risque de m'attirer les foudres de Sally, je restai muette.
— Ce n'est pas tous les jours que de belles jeunes femmes viennent enseigner ici ! embraya-t-elle en mordillant son stylo déjà bien abimé par ses dents de rongeur. Si vous voulez mon avis, vous avez toutes vos chances...
Je ne pus empêcher mes lèvres de s'incurver en un sourire.
— Oh, non ! Ce n'est pas ce que vous croyez, la détrompai-je (un peu tard, je l'avoue). Je ne suis pas enseignante !
Elle fronça les sourcils d'une manière que j'aurais cru physiquement impossible. Ils se rejoignaient presque au centre de son front, formant deux barres obliques.
— Je viens m'inscrire en terminale, me justifai-je, agacée d'avoir à répéter ces sornettes.
Sally me passa aux rayons X en ajustant les culs-de-bouteille qu'elle portait sur le nez.
— Dans ce cas, nous allons regarder tout cela ensemble, reprit-elle cette fois de manière beaucoup plus académique.
D'office, on m'imposa les basiques : sciences naturelles, littérature, Histoire, espagnol, et à mon grand désespoir, mathématiques. Pour ne rien arranger, j'étais contrainte de choisir le français en option étant donné que c'était à cause de ce prof que je me retrouvais parachutée ici, forcée de jouer un rôle dont je ne voulais pas.
Lorsque – comble du comble – je découvris au bas du formulaire d'inscription le montant exorbitant des frais de scolarité, je manquai de m'évanouir. Huit mille dollars... le trimestre ! À ce prix-là, j'espérais manger du caviar à la cantine... et ne surtout pas avoir à en payer un second...
Voilà en tout cas qui n'allait qu'accroître mon découvert. Ayant atteint son plafond, j'allais devoir puiser dans mes économies – peu de chance sinon que je tienne jusqu'au prochain versement de mes intérêts sans qu'une délégation d'huissiers ne me rende visite.
Depuis mes jeunes années, en effet, et le temps aidant, j'avais fait fructifier mon capital de départ, déjà coquet – merci la noblesse. Aujourd'hui, la plupart de mes avoirs étaient détenus à l'étranger sous des pseudonymes et les intérêts m'étaient versés chaque début de mois sur mon compte. Une somme suffisante pour assurer mon train de vie sans avoir peur du lendemain, chose appréciable quand on est immortelle et qu'on bosse pour pas un kopeck. Ces rentrées régulières étaient toutefois loin d'être faramineuses et je devais prendre soin de préserver mon capital si je comptais durer.
— N'oublie pas d'inscrire le numéro de tes parents. Ah, et il faudra que tu me fournisses ton dossier scolaire.
Je notai mon propre numéro de téléphone sur la fiche, convaincue de pouvoir me faire passer pour une mère de famille en cas d'appel inopiné. Pour le dossier, en revanche...
— Je l'ai perdu pendant le déménagement.
— Ah, c'est ennuyeux... dit Sally en se mordant la lèvre. Je vais essayer de joindre ton ancien lycée, ils en ont peut-être conservé une copie...
— Inutile ! En fait, j'ai déjà appelé et ils m'ont répondu que tout était détruit pour des raisons de confidentialité des données personnelles.
— Je vois. Bon... Si par hasard tu le retrouves dans un carton, tu me l'apportes.
— Entendu.
Après avoir rempli le formulaire et signé ce chèque obscène, j'avais été assez sotte pour penser que ma rentrée se ferait dans quelques jours, ou quelques semaines. Le temps de me payer un début de psychothérapie... Que nenni ! La vieille secrétaire comptait à ce que ma sentence soit exécutée sur-le-champ. Je grimaçai en remettant mon sac à l'épaule. La sonnerie stridente retentit et Sally pointa avec plus de vigueur le couloir pour que je me dépêche.
L'angoisse !
J'avais déjà tenté l'aventure lycéenne dans les années 70. Cela s'était révélé être un échec cuisant. La Bérézina ! Mes préoccupations ne se résumant pas à soigner mon acné ou convaincre mes parents de me laisser sortir après vingt-deux heures, je ne m'étais trouvée aucune affinité... avec personne ! J'avais tenu exactement cent quarante-trois jours, je les avais comptés... Et même, carrément barrés sur mon calendrier, telle une bagnarde d'Alcatraz. À l'issue de cette expérience désastreuse, je m'étais fait un serment : ne jamais plus remettre un pied dans un établissement scolaire, d'aucune sorte.
Pourtant, j'étais là, noyée dans une foule d'adolescents, incapable de tenir ma promesse.
Dépitée, je repliai mon nouvel emploi du temps sans y jeter un œil.
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