16-

Les deux semaines suivant mon retour à la maison s'étaient distinguées par un cruel manque de productivité sur le terrain professionnel. Pour ce qui concerne le shopping sur internet en revanche, je m'étais encore une fois illustrée par mes excès. Sans doute une réaction due au stress...

J'avais fait chauffer ma carte de crédit – à un tel niveau, qu'elle aurait normalement dû s'autodétruire – avec pour conséquence, un découvert préoccupant. Suffisamment abyssal pour expliquer le numéro qui s'affichait maintenant sur l'écran de mon téléphone et la musique de Dark Vador qui l'accompagnait. Ça n'aurait pu tomber plus mal...

Penchée par-dessus le volant de ma voiture, j'étais en planque. Je guettais la sortie de ma cible de son domicile.

Tandis que le haut-parleur de mon téléphone hurlait La Marche Impériale, me promettant une discussion pénible, je consultai le papier remis par Clarke. À force, je le connaissais par cœur.

Il ne faisait que deux lignes.

La première correspondait à un nom : David Petterson.

La seconde indiquait une adresse sur Steiner Street, juste en face d'Alamo Square Park. Et c'était ce qui m'étonnait. Si je me fiais à ces informations, ce David Petterson habitait la maisonnette violette, dans le pur style victorien, qui se dressait à droite de la rue. J'avais du mal à y croire.

Je connaissais ce quartier comme ma poche. Il se trouvait à quelques encablures de chez moi, et il m'arrivait pendant l'été d'y prendre des bains de soleil. Même si en cette saison les touristes prenaient le parc d'assaut avec leurs appareils photos, leurs sandales-chaussettes et le reste de leur mauvais goût, l'atmosphère qui s'en dégageait était calme et paisible. Ce sérieux avantage, ajouté à la proximité du centre-ville, faisait exploser la cote de popularité du quartier, ainsi que les prix de l'immobilier. C'est pourquoi il me paraissait invraisemblable qu'un prof de lycée au salaire modique vive ici.

Mais si Saint Clarke le disait...

Brièvement, le silence revint dans l'habitacle. Je faillis remercier le ciel, mais l'hymne terrible reprit de plus belle. Avisant l'appareil d'un œil mauvais, je me résolus à affronter l'inévitable.

— Mademoiselle Latour ?

— Oui ?

Mon ton las donnait l'impression que je n'étais pas parfaitement réveillée, ce qui était rarement le cas avant neuf heures du matin.

— Navré de vous importuner de si bonne heure, mais il va vraiment falloir régulariser la situation, me conjura le vautour de banquier.

— Ça ne saurait tarder.

En entendant sa voix nasillarde, son visage de binoclard et son odeur de papier moisi me revinrent en mémoire.

— C'est ce que vous me dites tous les jours depuis une semaine.

— Eh bien, pourquoi vous acharnez-vous sur votre téléphone dans ce cas ?! Force est de constater que vos appels incessants n'améliorent pas les choses !

Il ne dit rien pendant quelques secondes, avant de revenir à la charge :

— Ne le prenez pas mal, mademoiselle, mais en cas d'absence de nouvelles sommes conséquentes à votre crédit, dans les plus brefs délais, nous serons dans l'obligation d'entamer des poursuites en recouvrement.

À cet instant, une ombre traversa mon champ de vision.

— C'est ça, grand bien vous fasse ! expédiai-je le banquier, avant de lui raccrocher au nez.

Je n'eus pas le temps d'apercevoir plus qu'un costume trois pièces et des cheveux poivre et sel dévaler les marches du perron, que l'homme grimpa dans le Range Rover garé dans l'allée et démarra sur les chapeaux de roue.

Je le pris en filature, laissant entre temps quelques véhicules s'insérer entre nos voitures. J'avais appris cette technique à la télévision. Cela se révéla être néanmoins une idée désastreuse, car je peinai à le suivre. Il roulait si vite que je manquai par deux fois de le perdre de vue, et je dus aller jusqu'à griller trois feux rouges pour l'empêcher de disparaitre dans la circulation.

Si j'arrivais au terme de cette journée sans connaitre d'accident, et toujours en possession de mon permis de conduire, je devrais m'estimer chanceuse...

Après avoir enfreint la plupart des règles élémentaires du code de la route, je finis par le rattraper sur Geary Street. Je lui collai au train comme une psychopathe. Erreur qui faillit me couter une fortune en réparations lorsqu'il freina brusquement pour se garer, sans avoir au préalable activé son clignotant. La Mini s'arrêta in extrémis, à dix centimètres de son parechoc.

Je jurai.

Décidément, cette journée commençait mal. Très mal.

Tandis que je me stationnais dans la place vacante derrière le 4x4, proférant un tas d'insultes à l'encontre de son conducteur, je l'aperçus claquer sa portière puis entrer dans le Starbucks. Non de non... C'était celui que j'avais l'habitude de fréquenter !

Peut-être avais-je déjà croisé ce Petterson.... Peut-être le connaissais-je seulement de vue...

À toute hâte, je coupai le contact et déboulai à mon tour dans le café.

À part dire que Petterson était grand et d'allure athlétique, j'étais limitée dans la description que je pouvais en faire. Il me tournait le dos et s'était penché sur la vitrine pour montrer précisément à l'employé derrière le comptoir, la part de cheesecake qu'il voulait. Psychorigide, notai-je mentalement, à titre informatif.

À ce stade, le meilleur plan me paraissait être l'improvisation – et quoi qu'il en soit, je n'en avais pas d'autre. Je m'approchai d'un pas léger et fis semblant de m'intéresser aux pâtisseries exposées.

­— Je vais aussi vous prendre un Déca, l'entendis-je demander.

Assommant, ajoutai-je sur ma fiche de renseignement.

— Votre prénom ?

— David.

Bingo.

Je le vis payer sa commande et se décaler pour l'attendre plus loin. Pour autant que je m'en souvienne, et d'après le peu que je pouvais en voir, je ne l'avais jamais croisé ici. Faut dire qu'à cette heure matinale, j'étais le plus souvent au fond de mon lit...

— Qu'est-ce que je vous sers, mademoiselle ? m'interpella le barista qui s'était interposé entre Reg et Abby.

— Un Latte fera l'affaire, répondis-je distraitement en observant Petterson dont je ne voyais toujours que le côté pile.

Je réglai ce que je devais et lorsque Petterson fit volte-face pour s'en aller, j'eus la hardiesse – ou la bêtise, plutôt – de me jeter contre lui. En heurtant son bras, le gobelet de café brulant qu'il tenait se renversa. D'abord sur ses vêtements, avant de s'exploser au sol, créant une immense flaque noire sur le carrelage.

— Excusez-moi ! m'exclamai-je pendant qu'il lançait des jurons en essuyant son pantalon avec des serviettes qu'il avait attrapées sur le comptoir. Je suis tellement maladroite !

En vérité, mon numéro de godiche était loin d'être crédible car je lui avais sauté dessus plus sauvagement qu'une catcheuse sous stéroïdes. Mais comme il était trop occupé à évaluer les dégâts sur son pantalon pour repérer mon mauvais jeu d'actrice, j'en profitai pour le détailler sans me sentir gênée.

Il était nettement plus jeune que je ne l'avais imaginé en premier lieu. Je lui donnais vingt-cinq ans, tout au plus, malgré ses cheveux grisonnants, sa barbe de trois jours et son costume en... tweed. Je retins une grimace. Jusqu'alors, je pensais qu'on avait éradiqué cette matière, pour le bien de l'humanité, en même temps que la variole.

Ceci dit, en dépit des goûts vestimentaires discutables de Petterson, je reconnaissais qu'il était de loin le prof le plus attirant qu'il m'ait été donné de voir.

Faut avouer que la concurrence ne fait pas rage dans le secteur...

Il finit par m'achever quand il releva la tête et que je rencontrai son regard. Subtil mélange de bleu et de gris. Sa singularité me rappelait les flots agités de la mer bretonne, en hiver, pendant les tempêtes.

Eh bien... Je ne m'étais pas attendue à cela quand Clarke m'avait parlé d'un professeur de français. J'avais plutôt en tête le cliché du quinqua ventripotent, flétri et pour ainsi dire périmé.

Déstabilisée par ce retournement de situation, je masquai mon étonnement en ramassant le gobelet vide et son couvercle, et les lançai avec succès dans la poubelle située à plusieurs mètres. Pour une fille prétendument gauche, je ne manquais pas d'adresse...

— Ne vous en faites pas, ce n'est rien, me dit Petterson, continuant de frotter son pantalon.

Cette formule m'aurait semblé polie, voire encourageante, si son ton n'avait été lapidaire.

— Je vous offre le pressing ! C'est le moins que je puisse faire, admis-je en esquissant un sourire qu'il ne me rendit pas.

— Inutile. Donnez-vous plutôt la peine de regarder où vous mettez les pieds la prochaine fois. Vous épargnerez ainsi à d'autres vos maladresses.

Le barista qui, depuis, était arrivé serpillère en main pour nettoyer mon méfait, étouffa un rire. Je vis Petterson lui glisser des excuses pour le désordre tandis que je restai coite, effarée par son mépris. Mais pour qui se prenait ce type ?! D'accord, je l'avais bousculé – sciemment, par ailleurs –, et j'avais faillis l'ébouillanter... mais nul besoin de se montrer si désobligeant !

À ma façon, je ripostai, décidée à lui administrer une leçon. J'attrapai une serviette en papier du distributeur et commençai à tamponner l'auréole marronnasse sur la partie supérieure de son pantalon. La coïncidence voulait que cette zone soit trop intime pour laisser une étrangère s'en approcher.

— Qu'est-ce que vous faites ?! se récria Petterson. Arrêtez, ça suffit ! Ce n'est que du café, je vais m'en remettre !

Il m'arracha la serviette des mains avec une telle vigueur qu'elle se déchira en deux et recula d'un pas.

Mince !

Je commençais à peine à m'amuser.

— J'essayais juste de vous donner un coup de main !

Il plissa le front et je m'efforçai de ne pas rire quand je pris conscience du double sens, presque outrancier, de ma réplique.

— Soit, conclut-il d'une voix âpre en récupérant le sachet qui contenait son cheesecake.

Il s'éloigna vers la sortie, les joues rosies par l'énervement. À moins que ce ne fut pas l'embarras... ?

En le voyant partir, je ne réagis pas immédiatement. Mais quand je réalisai qu'il était en train de me filer entre les doigts et que reprendre contact avec lui un autre jour me rendrait suspecte à ses yeux – plus que je ne l'étais déjà –, je fis une croix sur ma dignité et me mis à lui courir après.

— Attendez ! S'il vous plait !

Presque arrivé à la porte, il hésita, puis pivota vers moi, l'air fermé.

— Oui, c'est à vous que je m'adresse ! En fait,  je...euh...

— Mais encore ?

— C'est-à-dire que je... je...

— Écoutez, je suis pressé, m'asséna-t-il froidement. Allez droit au but.

L'idée de faucher son âme dans la seconde m'emballait de plus en plus...

Comme je n'avais préparé aucun plan – et je me maudissais pour cela – je continuai d'improviser, dissimulant mon irritation :

— Je cherche le lycée de...

Quel établissement Clarke avait-il mentionné déjà ? De la poche de mon trench, je sortis le papier qu'il m'avait remis, avant de me rappeler que l'information n'était pas marquée. Chic !

Petterson tendit l'oreille, me toisant comme une indésirable. Puis il fit volte-face sans même chercher à avoir plus de détails. C'est à ce moment que l'adrénaline entra en scène. Elle réveilla d'un coup les circuits défaillants de ma mémoire et un nom m'échappa :

— Pacific High. Le lycée de Pacific High, bredouillai-je à nouveau, me sentant perdre en consistance.

Même s'il se trouvait de dos, j'entendis Petterson marmonner entre ses dents quelque chose qui ressemblait étrangement à « empotée ». Et lorsqu'une nouvelle fois, il se retourna dans ma direction, je fus certaine que c'est le mot qu'il avait prononcé. Son visage affichait une exaspération crispée.

— N'avez-vous donc pas de GPS sur votre téléphone ?

— Il est en réparation, dis-je en en poussant l'objet tout au fond de ma poche, priant pour que Dark Vador ne rappelle pas.

Petterson soupira avant de reprendre à voix basse :

— J'ai dû être maudit à la naissance...

— Pardon ?

— J'ai dit : je travaille là-bas.

Je le jaugeai.

— Non, ce n'est pas du tout ce que vous venez de dire.

J'attendis qu'il s'excuse ou se défende, mais comme il ne semblait pas avoir l'intention de m'adresser un mot de plus, et qu'il avait maintenant une main sur la poignée de la porte, je repris aussi vite : « Vous pourriez m'y conduire ? ».

Dans ce fichu bahut, avais-je envie d'ajouter.

— Puisqu'il le faut, lâcha Petterson aussi enjoué que s'il avait dû m'y amener en me portant sur son dos. Suivez-moi.

Chaque mot de sa part paraissait couter autant qu'un Bitcoin...

— Je suis garé là, dit-il en me montrant son 4x4 à travers la vitre.

Vu le ton peu engageant, il n'y avait aucune chance qu'il s'agisse là d'une invitation. Heureusement, je disposais de mon propre véhicule et n'aurais donc pas à supporter l'agacement que lui procurait ma présence.

Quand je récupérai mon Latte sur le comptoir, il me posa une question. Je ne l'avais pas entendue – évidemment –, car à ce moment, j'étais absorbée par la manière dont il me fusillait du regard. Je pouvais presque discerner les vagues se fracasser avec fureur sur ses pupilles. Si cela avait pu calmer ses nerfs en pelote, j'aurais été prête à lui payer un autre déca...

Quand même pas de ma faute si Dieu avait décidé de placer la Mort sur son chemin !

— Je vous demande pardon ?

À sa façon éloquente de se mordre la lèvre inférieure et de secouer la tête, je compris qu'il jugeait mon intellect digne d'une dinde, ou d'une pintade – en tout cas, rien qui ne surpasserait une volaille.

— Désolé, je pensais à autre chose.

— Je vous demandais simplement si vous passiez un entretien pour enseigner.

Il quitta le café, consterné. Je me hâtai derrière lui, sentant la panique arriver au galop.

Diable !

Qu'allais-je lui raconter ?!

Je pourrais jouer la dure d'oreille, une nouvelle fois, mais alors Petterson penserait que j'étais sourde et que j'enseignais la langue des signes... C'est vrai, il n'y avait pas trente-six raisons pour expliquer que je cherche un lycée : soit cela signifiait que j'étais professeure, soit que j'étais une élève. À mon grand désespoir, je faisais trop jeune pour être enseignante et trop vieille pour être lycéenne.

À court de temps suffisant pour trouver une alternative crédible, j'arrêtai de fixer mes bottes et remontai vers Petterson. Il avait ouvert la portière du Range Rover et paraissait encore mésestimer mon QI.

— Je suis nouvelle. Je m'inscris en terminale.

Il haussa un sourcil, perplexe.

— J'ai redoublé... à l'école élémentaire. Deux fois, ajoutai-je en remarquant qu'il m'inspectait de bas en haut pour évaluer mon âge.

Mon égo fut sévèrement atteint lorsque Petterson valida mon mensonge d'un hochement de tête compréhensif. Comme si ma version confirmait le déficit intellectuel qu'il croyait avoir décelé...

— Bon, dans ce cas, suis-moi.

Je le remerciai d'un sourire fade. Il s'installa au volant et je tournai les talons vers ma Mini, perdant aussitôt mon sourire. Mais dans quoi je m'embarquais ?! Me faire passer pour une élève – attardée, de surcroit – encore un exemple typique du genre de décisions totalement irréfléchies et absurdes que je prenais sans cesse. D'un autre côté, et même si la perspective me rebutait sincèrement, m'infiltrer au lycée serait pratique pour en apprendre plus sur ce Petterson.

Cette relative consolation ne m'empêcha pas de me lamenter durant tout le trajet qui me conduisit à l'abattoir...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top