15-
Work - Charlotte Day Wilson
Lorsque l'avion se posa à San Francisco, plusieurs heures après, j'étais bel et bien redescendue de mon petit nuage. Tête baissée, je filai aux arrivées et passai mon chemin sans prêter attention à la foule massée derrière les portiques. À la différence d'autres voyageurs, je n'avais plus de famille. J'excluais donc les ballons multicolores ainsi que les jolies pancartes décorées de cœurs.
J'étais à nouveau seule, comme avant. Et rien ne disait que je reverrais Cameron un jour. Si Clarke décidait de faire de moi sa marionnette attitrée, il ne verrait pas d'un bon œil que je fricote avec le diable... Pas plus dans l'immédiat qu'à l'avenir. Restait à espérer que cette mission serait un one shot, sans épilogue.
Compte là-dessus...
Dans le taxi qui me ramenait chez moi, je m'efforçai de mettre de côté ce que j'avais vécu à New York : Clarke, la mission qu'il m'avait confiée et Cameron. Ce ne fut pas si difficile. Depuis longtemps, j'étais habituée à compartimenter ma mémoire et sceller des souvenirs. J'enfouissais les plus sombres et douloureux d'entre eux aussi profondément que j'en étais capable, et j'espérais qu'avec le temps – j'en avais à revendre – j'oublierais. J'étais forcée de procéder ainsi car je n'arrivais pas à réguler les émotions qu'ils soulevaient. Les refouler était le seul moyen efficace que j'avais trouvé pour ne pas les laisser me déborder. M'engloutir.
De ce côté du pays, à des milliers de kilomètres de Dieu et Lucifer, la journée qui venait de s'écouler avait la consistance d'un rêve, vague et lointaine. La distance aidant, je n'eus pas de mal à faire abstractions des événements de ces dernières vingt-quatre heures.
Je passai le reste de la journée à faire des courses et ranger l'appartement, des tâches qui m'occupèrent l'esprit. Mais le cerveau humain est un organe complexe. Et les pensées que je croyais avoir réussi à éloigner refirent surface à la nuit tombée. Lorsque je posai enfin ma tête sur l'oreiller, espérant trouver dans le sommeil un refuge et du repos, je n'y rencontrai que le reflet obscur de mon esprit.
Je foulais la terre humide d'un cimetière... pieds nus... Je courrais... vite... de plus en plus vite mais... Gabriel me rattrapait. Je l'entendais se rapprocher. Je regardais en arrière et voyais ses deux magnifiques ailes blanches battre dans le ciel sombre. Puis... j'étais ailleurs...
Je ne courrais plus. Je me tenais au bord d'un trou – d'une tombe. Les yeux bleu saphir de Gabriel irradiaient de fureur. Il pointait un trident sur ma gorge. Je reculais et tombais... tombais... tombais... avant d'atterrir doucement sur quelque chose de moelleux, comme sur un lit. Cameron apparaissait accroupi au bord de la fosse. Mais ce n'était pas Cameron. Pas celui que je connaissais. Il avait un rire métallique, inhumain. Une bouche cruelle. Satan... il disait des choses dont le sens m'échappait. Je lui demandais de répéter, mais il riait plus fort et le cercueil se refermait.
Je commençais à manquer d'air... J'étouffais... Dans un craquement d'allumette, une flamme s'allumait. J'entendais une voix près de mon oreille. Je tournais la tête et découvrais... Reg Jackman... la bouche pleine d'asticots... et...
Quelqu'un cria, déchirant les ténèbres.
Je m'éveillai en sursaut. J'allumai ma lampe de chevet et passai une main sur ma poitrine. Mon cœur battait à tout rompre. Mes cheveux étaient trempés de sueur, et mes joues, maculées de larmes. Il me fallut plusieurs dizaines de secondes pour que mes idées se remettent en place.
Je jurai, soudain en pétard contre mon subconscient torturé. Comment pouvait-il créer de pareils cauchemars ? Comment parvenait-il à mettre en scène des créatures bibliques qui n'avaient aucune existence réelle ? Ça se saurait si des hommes se baladaient dans la rue avec des ailes collées dans le dos...
DZZZZZZZZZZZZZZ
En entendant le bruit strident de la sonnette, je sursautai et mon cœur s'emballa de nouveau. Je traversai l'appartement sur la pointe des pieds, soudain effrayée à l'idée qu'un ange meurtrier ne vienne me faire regretter de l'avoir relégué, lui et ses semblables, au rang de créatures imaginaires.
J'approchai prudemment mon œil embué du judas de la porte d'entrée. Lorsque j'aperçus dans le couloir une jeune femme blonde au regard inquiet, je soupirai, soulagée. Avec sa robe à fleur, ses lunettes à écailles et sa queue de cheval, elle semblait bien inoffensive à côté de Gabriel et de son trident.
Je fis tourner la clé dans la serrure et entrouvris la porte.
— Vous allez bien ?! s'enquit-elle immédiatement, les yeux hagards derrière ses carreaux. Je vous ai entendu crier et j'ai pensé que... qu'il vous était arrivé quelque chose d'important... de grave.
« Qu'on vous faisait la peau » aurait suffi à résumer l'idée.
— Je vais bien. C'était juste un cauchemar. (Je posai ma tête sur la tranche de la porte, un peu gênée.) Désolée de vous avoir dérangée.
Je lui adressai un sourire forcé en priant pour que cela suffise à la congédier.
— Oh ne vous en faites pas, j'étais réveillée, dit-elle en haussant les épaules comme si le fait que je pousse des cris au milieu de la nuit ne lui posait aucun problème. J'avais du travail à finir. Sydney, enchantée !
Elle scrutait le moindre recoin de la pièce derrière moi, et il m'apparut évident qu'elle ne partirait pas avant d'être certaine que je ne me faisais pas tabasser à coups de batte de baseball par mon petit ami alcoolique.
— Vous voulez entrer ? proposai-je d'un ton faussement enjoué en séchant mes larmes. J'allais faire du chocolat chaud avant de me recoucher.
Elle hésita un instant, soupesant le scénario du traquenard, avant de répondre :
— Avec plaisir.
Elle entra, et c'est ainsi que je me retrouvai à jouer à la dinette avec une inconnue.
Je lui dis de s'installer dans le canapé tandis que je m'afférais dans la cuisine. Je mis à chauffer le lait et le chocolat tout en la surveillant par-dessus le bar. Elle lançait des regards furtifs vers la porte entrebâillée de ma chambre, redoutant manifestement que quelqu'un en sorte.
Lorsque le mélange fut bien chaud et onctueux, je le versai dans deux tasses et les disposai sur un plateau que j'emportai au salon. En faisant attention à ne pas le renverser, je le déposai sur la table basse, puis me lovai sur le fauteuil en rotin près de la télévision. Dans le canapé, Sydney m'observait les mains sur les genoux, sans toucher à sa tasse.
— Je croyais l'appartement vide avant ce soir, me confia-t-elle. Depuis que l'ancien locataire est parti, je ne t'ai jamais croisée.
— C'est parce que je suis toujours en vadrouille, prétextai-je en m'emmitouflant dans le plaid que je trouvai derrière moi.
Avec toute cette agitation, j'avais oublié que je me baladais en pyjama sous le nez d'une parfaite étrangère.
— Ah, c'est chouette ! Tu fais quoi dans la vie pour être si souvent partie?
Ce que je faisais dans la vie ? C'était la question à un million de dollars. Celle à laquelle je ne répondrais jamais sincèrement, à moins qu'on menace de m'injecter du cyanure par intraveineuse. Je m'imaginais déjà annoncer à ma voisine, que je connaissais depuis près de cinq minutes, que je fauchais les âmes pour les livrer à Dieu et Lucifer. Dans le meilleur des cas, Sydney me prendrait pour une cinglée, et dans le pire, je ne pourrais pas la laisser repartir.
À part, peut-être, les pieds devant...
— Disons que je m'occupe de développer la filiale d'une entreprise basée à New York, mais c'est loin d'être chronophage. Je gère mon temps.
Un habillage bien prétentieux pour une activité pourtant si peu reluisante.
— J'envie ta liberté, soupira Sydney en commençant à boire. Humm... délicieux ton chocolat... affirma-t-elle avec un sourire avant de reprendre avec sérieux. Moi, je suis obligée d'enchainer les clients comme une forcenée pour payer le loyer...
Elle s'arrêta là, sans donner plus de détails. Mes pensées se mirent à voler dans tous les sens. Si loin, que je la suspectai d'être une travailleuse du sexe particulièrement productive ! Je fis une moue gênée et Sydney s'esclaffa de plus belle.
— Non, pas ce genre de clients ! s'étouffa-t-elle en recrachant presque son chocolat. Je suis avocate ! Dans le public, ça ne paye pas.
Je pris un air entendu pour appuyer cette évidence et dissimuler mes spéculations tordues.
Je m'avouais impressionnée. Sydney paraissait presque aussi jeune que moi, et elle exerçait déjà en tant qu'avocate. En m'apercevant qu'elle avait fini sa tasse je proposai de la resservir. Elle refusa et changea brusquement de sujet.
— C'était quoi ce cauchemar ?
— Trois fois rien, minimisai-je en m'enfonçant dans mon fauteuil.
Sydney m'inspectait derrière ses lunettes en écailles, sceptique.
— En tout cas, ça a suffi à faire trembler les murs de mon appartement. Tu sais, ajouta-t-elle lentement, je ne voudrais pas que tu penses que je suis dingue, mais je suis... passionnée par l'étude des rêves.
— Comment ça ?
Elle ajusta sa queue de cheval avec nervosité, puis se replia sur elle-même en croisant les bras.
— Eh bien, je crois que chacun d'entre eux a une signification.
— Sans doute, dis-je en reposant ma tasse sur la table après l'avoir vidée d'un trait.
— Et puis, reprit Sydney d'une voix hésitante, parfois il arrive qu'ils soient des avertissements.
— Comme des prémonitions ?
— En quelque sorte, confirma-t-elle du bout des lèvres.
Rien qu'en repensant au visage de Reg dévoré par des insectes, je frémis. Sydney s'en aperçut, et comme je n'avais pas la force de me ressaisir, pas plus que de jouer la fille cartésienne pour sauver les apparences, j'entrepris de lui raconter mon rêve. Au moins en partie.
Quand j'eus terminé mon récit, elle resta silencieuse un moment avant de s'enquérir :
— Mais ces personnes, tu les connais ?
— Juste celui qui fermait le cercueil.
Je n'étais pas folle au point de lui avouer mon passif avec Reg. Ça ferait mauvais genre...
Devant l'expression curieuse de ma voisine, je poursuivis :
— Nous avons eu... une aventure. Il habite à New York. C'est mon patron et... son associé ne serait pas d'accord. Il me virerait s'il l'apprenait.
Cette vérité quelque peu arrangée m'était sortie de la bouche avant que je n'aie le temps de m'en rendre compte.
— Mince, je comprends, compatit Sydney en remontant ses lunettes. Après... si tu penses qu'il en vaut la peine, tu devrais foncer et ne pas te poser de questions. Un travail, t'en trouveras un autre.
Pas un qui me garderait en vie éternellement. De nos jours, la tendance semblait davantage au burn out et à l'AVC.
— Peut-être bien, dis-je sans m'engager. Alors qu'est-ce que tu en dis ? À ton avis, ce cauchemar signifie quelque chose ?
— Eh bien, d'après le bouquin que j'ai acheté, rêver d'être enterré vivant peut se révéler de mauvais augures...
Sans blague ?!
Ça je l'aurais parié, même sans avoir étudié le sujet !
— Mais il faut aussi savoir en prendre et en laisser, relativisa Sydney. En plus, il y a plusieurs niveaux de lecture. Parfois, cela annonce seulement un changement de vie.
J'acquiesçai, pas plus rassurée à l'idée de redevenir une simple mortelle. Sydney devait quant à elle penser à la somme de travail astronomique qui lui restait à boucler, car elle prit rapidement congé.
— Dors bien euh...
Elle se retourna vers moi en s'appuyant contre le chambranle de la porte d'entrée.
— Eléonore, achevai-je.
Elle m'adressa un dernier sourire et se dirigea vers la porte à droite de mon appartement. Je retournai alors me coucher et la chaleur apaisante dans mon estomac finit de me faire oublier ce cauchemar ainsi que ma discussion avec Sydney.
Cette fois, je sombrai dans un sommeil sans rêves.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top