10-

— Est-ce que vous êtes une...

— Une Mort ? acheva-t-il, croisant mon regard avec amusement. Non, je suis... autre chose.

Autre chose ?

Qu'existait-il d'autre ? Des vampires ? Des sorciers ? Là non plus, je n'eus pas de réponse. L'homme continua de fixer la route, aussi mutique que lorsqu'on avait traversé l'aérogare.
Je ne délaissai mes théories farfelues à son sujet qu'à l'approche de Times Square. Attirée par l'agitation à l'extérieur, j'abaissai la vitre. La pluie avait forci. D'épaisses gouttes vinrent fouetter mon visage, et le tumulte de la ville me submergea. Les coups de klaxons de mêlaient à la clameur des passants et aux bruits indistincts de la rue.

Mon regard erra sur cette masse de visages anonymes, aux vies rythmées par le travail, attaché case dans une main, diner à emporter dans l'autre. Leur routine millimétrée contrastait avec mon propre désœuvrement. Moi, même quand je déambulais à travers San Francisco, c'était sans véritable objectif. Je n'avais plus aucun but, ni aucun rêve. Ils s'étaient désagrégés au fur et à mesure que le temps m'avait éloignée de celle que j'étais. Mon existence s'était depuis longtemps perdue dans la futilité du paraître. Cela ne m'empêchait pas de m'y accrocher coûte que coûte. Inconsciemment, je devais croire, ou espérer, que quelqu'un me sauverait de mes propres égarements. Naïve que j'étais...

La limousine roula encore un moment. Elle s'engagea enfin sur un large boulevard et ralentit l'allure. Un building de verre et d'acier, plus haut que les autres, se dressait fièrement sur le côté droit de la rue. La voiture alla se garer juste devant.

Il vous attend au dernier étage, me glissa le chauffeur avant que je quitte la voiture. Je m'occuperai de votre bagage.

Je le remerciai d'un hochement de tête pendant que je refermais le dernier bouton de mon trench. Je passai mon sac à main à l'épaule, puis m'élançai vivement vers l'entrée pour échapper aux trombes d'eau qui s'abattaient à présent sur Manhattan. Je m'engouffrai dans la porte tambour, les cheveux mouillés, et me retrouvai la seconde d'après au milieu d'un hall somptueux.

C'est simple, le sol en marbre brillait tant qu'il reflétait le moindre détail. Une sculpture dorée, que j'imaginais en or, trônait au centre. Les formes étaient abstraites, mais j'eus l'impression de discerner à travers leur enchevêtrement tortueux, deux silhouettes, séparées par une sphère ciselée de fils d'argents.

Subjuguée, mon regard s'éleva au-dessus de l'œuvre d'art et ne rencontra aucun obstacle jusqu'au plafond vitré plusieurs centaines de mètres plus haut. D'en bas, j'entendais les gouttes de pluie s'écraser sur le toit. Leur fracas se répercutait en écho à travers tout le bâtiment qui, à quelque chose près, se présentait comme un cylindre. Un cylindre géant, découpé en des dizaines d'étages circulaires.

De l'extérieur, j'avais cru qu'il s'agissait d'un immeuble de bureaux. Désormais, je pensais plutôt à un palace, ou une résidence de très haut standing.

Derrière leur pupitre, les employés de la réception me jaugeaient prudemment. Ils n'étaient pas les seuls, cependant, que mon irruption dans ce calme feutré avait dérangés. Les quelques clients – ou résidents– présents dans le hall, s'étaient tournés pour m'observer. Chacun d'eux était tiré à quatre épingles, mais je remarquai surtout le couple assis sur l'un des canapés qui encerclaient la sculpture. Ils m'auraient presque faite passer pour une fille négligée. Un smoking noir pour l'homme, une robe bustier surmontée de broderies pour sa compagne. Ses cheveux châtains étaient remontés en un élégant chignon parsemé de perles nacrées. Avec mes boucles aplaties par la pluie, mon trench et ma simple robe noire, je me sentais de plus en plus mal à l'aise à mesure que ces deux-là me détaillaient dans leur tenue de gala, de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête...
Je me détournai, envahie par un sentiment étrange. Le raffinement des lieux et de ses occupants me donnait l'impression d'être de retour à Versailles, plus de deux cents cinquante ans auparavant. Cette époque lointaine où j'étais encore Mlle Eléonore Marie Claire De La Tour, jeune héritière et déjà orpheline. Le faste de ces années me manquait. Les robes à corsets, nettement moins.

Sous les regards attentifs, je marchai droit devant jusqu'à l'ascenseur vitré.

Ô miracle, personne ne m'intercepta pour me ficher à la porte comme je m'y étais attendue.

Je cherchai d'un œil pressé le nombre le plus grand sur les boutons. Apparemment, soixante-dix-sept. J'appuyai, et le numéro s'illumina tandis que les portes transparentes se refermaient, et que tout le monde continuait de me scruter à travers elles.

Je fus soulagée quand la cabine s'éleva enfin assez haut pour que j'échappe à leur surveillance. La montée fut brève, sans à-coups. Les portes coulissèrent de nouveau pour s'ouvrir sur un couloir circulaire tapissé d'une moquette rouge immaculée. Je m'avançai jusqu'à la mince balustrade dorée surplombant le vide. D'ici, les gens du hall ressemblaient à des fourmis et je n'aurais su dire s'ils m'observaient ou non. Même la sculpture, pourtant imposante, paraissait ridicule.

L'étage ne comportait qu'une seule porte, à l'extrême opposé du cercle d'or.

Une main posée sur la balustrade, je longeai le couloir au rythme de la pluie battante. À travers son martèlement continu, il me sembla entendre le tonnerre gronder au loin.

Sept-cent-soixante-dix-sept, lisai-je en regardant les chiffres dorés sculptés sur la porte en bois vernis.

Je l'avais atteinte plus vite que je ne l'avais souhaité. Je tenais le lourd heurtoir en métal, prête à frapper, lorsque je m'arrêtai. Prenais-je la bonne décision ? N'étais-je pas sur le point, au contraire, de commettre une erreur irréparable ? De me condamner pour de bon, cette fois ? Une idée somme toute rationnelle parvint à s'imposer face à cette litanie d'interrogations. S'il avait cherché à me supprimer, il l'aurait déjà fait. Non ? Pourquoi s'embêter à me faire venir ? Pourquoi ne pas envoyer directement quelqu'un se charger de mon cas ? Et revoilà la litanie...

J'inspirai un grand coup.

Qu'importe les réponses à ces questions, je n'avais pas le choix. Il m'était impossible de reculer devant ce qui ressemblait tant à un piège.

Je frappai trois faibles coups.

À peine quelques secondes s'écoulèrent avant que la porte s'entrouvre. Un homme svelte, dans le milieu de la quarantaine, se tenait dans l'encadrement. Ses cheveux d'un blond polaire étaient coupés courts. Il portait un tee-shirt noir, une veste en velours émeraude et plus bas, un pantalon gris. Je ramenai de nouveau mon attention sur son visage quand je réalisai que ses yeux d'un bleu délavé me fixaient.

Alors c'était lui ?

— Eléonore, entre, je t'en prie ! m'invita-t-il d'une voix douceâtre que je reconnus sans peine.

Pas de doutes, c'était bien lui. Le miel suintant de ses cordes vocales me paraissait aussi dangereux que le venin d'un serpent.

Je le remerciai d'un sourire poli – bien que crispé –, essuyai gauchement mes talons sur la moquette et pénétrai dans son antre. La porte claqua derrière moi comme celle d'un caveau. Il me dépassa, et je lui emboitai le pas alors que chacun de mes muscles me conseillait de fuir.

J'étais si tendue que je ne parvins pas à m'extasier face à la vue panoramique qui s'offrait à moi. Des vitres bombées s'étendaient du sol au plafond sur une longueur impressionnante, comme sans fin. Elles devaient suivre l'arrondi du bâtiment sur tout l'étage. Sous nos yeux s'étendait un New York modèle réduit. D'ici la ville semblait calme, apaisée, presque muette comparé à l'effervescence bruyante que je lui connaissais.

— Je n'ai pas pris la peine de me présenter, regretta mon hôte quand on arriva à proximité de deux fauteuils, égarés au milieu de la pièce. Elias Clarke, ravi de te rencontrer Eléonore. Cela t'ennuie que je t'appelle par ton prénom ?

L'écho de sa voix résonnait dans le vaste espace.

Je restai plantée devant lui, raide comme un piquet, prête à bondir à la moindre alerte. Même si je savais pertinemment que toutes les tentatives de lui échapper resteraient vaines.

— Non, pas du tout, répondis-je machinalement en serrant la main qu'il me tendait.

— Navré de n'avoir pu t'accueillir moi-même à l'aéroport.

— Ça ne fait rien.

— Je suis d'une impolitesse aujourd'hui, s'excusa-t-il. Assieds-toi.

Il désigna d'une main le fauteuil blanc qui faisait face à l'autre, noir, dans lequel il s'installait déjà. De ce que j'en voyais, la décoration de l'appartement se résumait à ces deux seuls coloris. Ça donnait une impression de froideur, renforcée par la superficie des lieux, leur acoustique particulière, et l'absence de murs ou de quelqu'autre séparation. C'était comme un loft archi-dépouillé, ou une sorte d'église morbide. Église morbide, c'était le meilleur terme, bien qu'il s'agisse d'un pléonasme.

Sans enthousiasme, je m'assis face à Clarke.

Il se pencha en avant, au-dessus de la table basse. En miroir inversé, je me reculai dans mon dossier. Ma réaction instinctive lui arracha un rire.

— Tu as peur de moi ?

— Ça dépend. Vous comptez me tuer ?

Un nouveau rire le secoua, et l'entendre se propager en écho ne me rassura pas.

— C'est drôle, reprit-il après un instant de silence, je pensais que l'ombre, les ténèbres, tout ça, c'était votre truc à vous, les Morts.

D'abord, je constatai qu'il n'avait pas répondu à ma question, ce qui accrut ma nervosité. Ensuite, je digérai ses paroles, et la colère monta. Depuis quand me rangeait-on du côté obscur de la force ? Jusqu'à preuve du contraire, je ne me baladais pas avec le masque de Dark Vador collé sur la figure...

— De nous deux, je ne crois pas être la plus malfaisante, répliquai-je, glaciale.

J'allais vraisemblablement disparaître dans le néant d'ici peu, alors à quoi bon jouer l'hypocrite ? Pour avoir une infime chance de vivre, peut-être ?! Certes... Toutefois, quoi qu'en ait voulu la raison, je n'étais plus maitre de mes mots. Le Scotch m'avait délié la langue.

— N'est-ce pas toi qui ôte la vie à toutes ces personnes égarées, ou qui te barrent le passage ?

Souligner ma garcittude sonna à mes oreilles comme une agression.

— N'en récoltez-vous pas tous les bénéfices ?!

— Tous les bénéfices, Eléonore ? Soyons sérieux... Tu m'as l'air bien en forme pour quelqu'un d'aussi... âgé, si tu me permets l'expression. Ta beauté ne s'est jamais fanée. J'ai même l'impression qu'elle s'est décuplée au fil des ans. Un tel degré de perfection me laisse songeur. Combien de sortilèges ont-ils été nécessaires pour parvenir à ce résultat ?

Touché, coulé.

La rage me brulait la gorge. Plus encore que le Scotch ne l'avait fait.

Ne me laissant pas le temps de nier l'évidence, il lâcha dans un éclat de rire artificiel :

— Oublions ça.

Les bras croisés, je battais la mesure avec mon pied. J'étais furieuse.

— Tout ce que vous voudrez, mais n'attendez pas de moi que je me prosterne devant vous, le grand Dieu, Allah, Yahvé ou que sais-je encore...

— Tu me penses à ce point mégalo ?!

Si je l'avais agacé, il le dissimulait habilement derrière son affabilité.

— Vous êtes bien le premier que je rencontre à habiter pareil endroit, remarquai-je pour appuyer mon point de vue.

— Je suis en revanche loin d'être le seul à y vivre, dit-il posément, et comme j'ai cofinancé la construction de l'immeuble, ce n'est pas vraiment un privilège.

— Si vous le dites.

Pendant quelques instants, on entendit plus que le vent, la pluie et le tonnerre qui gagnait en force. À présent, il devenait impossible de l'ignorer.

— Bien, reprit Clarke une fois certain que je n'allais pas de nouveau répliquer. Comme tu le pressens, je t'ai fait venir pour une raison précise.

Mon cœur s'agitait avec force dans ma poitrine. Malgré le calme relatif que j'essayais d'afficher, et ma verve habituelle, j'appréhendais l'annonce à venir.

Attendant la sentence, je déglutis.

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