Chapitre 41

La pause de midi était un des moments que Lina redoutait le plus de toute la journée. Elle avait réussi jusqu'à maintenant à redevenir transparente, se cachant au fond de la salle dans ses habits simples comme à son habitude. Comme avant... A part James, personne n'était venu l'apostropher.

 Mais ainsi exposée à la vue de tous à la cafétéria, Lina se sentait plus vulnérable que jamais.

                                                                                    *

Joséphine avait été réellement surprise de trouver Lina en compagnie d'Eleanor ce matin-là en arrivant au lycée. Elle ne l'avait pas vue depuis si longtemps. Alors qu'elle arrivait vers ses amies et qu'elle allait les questionner, la jeune fille avait surpris le regard plus que meurtrier d'Eleanor qui signifiait très clairement : tu te tais sinon ça va barder.

Joséphine avait alors suivi ses amies de cours en cours toute la matinée, sans poser la moindre question ni exprimer un seul instant à haute voix les interrogations qui envahissaient son esprit.

En sortant de sa dernière heure de la matinée, Lina à ses côtés, elle ne remarqua pas tout de suite l'expression mi-effrayée, mi-ébahie d'Eleanor. Pourtant, elle aurait dû : c'était habituellement un véritable moulin à paroles. Mais elle mit naïvement cela sur le compte de son renvoi et de sa séance avec le directeur qui a la réputation de vous glacer rien qu'en vous regardant de ses yeux noirs et impénétrables.

Ce fut donc dans le silence complet que leur repas fut pris, stressant encore plus Joséphine qui détestait cela. Ce silence parfait fut néanmoins troublé par l'arrivée de Maissa et Amanda, les inséparables, qui vinrent se poster devant les trois jeunes filles :

« Ah mais tu es revenue Lina, susurra Maissa d'une voix mielleuse en rajustant ses cheveux d'une main. Alors, qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Lina ne répondit pas, se tournant simplement vers elles en leur lançant un regard interrogateur, comme si elle ne voyait vraiment pas de quoi elle voulait parler ; le regard de l'innocence même.

-Bah alors, raconte-nous ! On veut tous savoir pourquoi l'ambulance a débarqué au lycée et t'a emmenée. Surtout que cela fait vraiment longtemps que l'on n'avait pas eu de tes nouvelles. On avait fini par croire que tu étais morte, rajouta son amie, un sourire hypocrite scotché aux lèvres en répétant le même geste de la main, comme un chien.

-Bon, ça vous dit d'aller embêter quelqu'un d'autre ? Leur lança Eleanor avec un regard exaspéré.

Joséphine bouillait intérieurement ; pourquoi fallait-il que la fille la plus fausse du lycée Voltaire et son amie asiatique viennent les soûler aujourd'hui ?

La jeune fille n'avait jamais compris pourquoi Lina s'obstinait à être gentille avec tout le monde –surtout avec elles- ; certaines personnes n'en valent pas la peine. Ce ne sont que des filles hypocrites qui vont t'utiliser quand elles auront besoin de toi pour finalement te cracher dessus une fois le dos tourné. Pathétique...

-J'espère en tout cas que tu vas mieux, revint-elle à la charge. Ce serait vraiment dommage pour tes...

Amanda s'interrompit une seconde, la fixant de ses yeux d'un bleu glacial soulignés d'un gros trait noir d'eye-liner, avec la même expression qu'un enfant s'apprêtant à révéler une bêtise faite par ses frères et soeurs.

A leur plus grande surprise à toutes, Lina se leva brusquement, repoussant sa chaise d'un coup sec et se posta face à elle, la dominant ainsi d'une demi-tête. La jeune maman lui lança alors d'une petite voix, mais assurée :

-De mes quoi ?

Tous les élèves assis aux tables alentours se turent aussitôt, observant cet échange qui, ils le pensaient, allait finir avec les mains.

Amanda continuait à la regarder, sans ciller, et lâcha finalement avec un petit sourire :

-Tes... bébés.

Joséphine se retint de pousser une exclamation : QUOI ??!

Lina respira un grand coup et lui répondit avec le même petit sourire en coin :

-C'est gentil de ta part de t'inquiéter pour eux Amanda, mais ils vont bien donc tout va bien. Tu n'as pas à te faire de souci.

-Ça doit quand même être super bizarre d'élever des enfants quoi ! Faisait-elle mine de s'étonner en regardant son amie qui assistait muette à cet échange, n'osant plus rien dire. Et bien quoi, c'est vrai que ça doit être dur non ? Personnellement, je préférerais me protéger...

Elle s'arrêta de nouveau, levant à demi les yeux vers Lina ; des yeux qui brillaient d'une lueur qui ne présageait rien de bon. Amanda voulait voir jusqu'où elle pourrait aller avant que la jeune maman ne craque.

-Si tu réfléchissais avec autre chose que ton cul Amanda tu saurais peut-être que les accidents ça arrive, lui balança méchamment Eleanor en lui jetant un regard de dégoût. 

Celle-ci l'ignora royalement.

-Tout n'est pas prévu dans la vie tu sais. Parfois, il arrive qu'il y ait des accidents, expliqua alors calmement Lina, la fixant toujours d'un air patient.

Lina ou le contrôle de soi incarné.

-Oui, enfin pour tomber enceinte à 16 ans je pense quand même qu'il faut être carrément stupide, lâcha enfin la peste d'un air dédaigneux. Ou vraiment le faire exprès !

C'en était trop. Amanda n'eut même pas le temps de réagir qu'un plateau plein de nourriture s'abattit violemment sur son ensemble blanc immaculé, répandant de la sauce partout sur ses vêtements.

Lina balança alors son sac sur son épaule et sortit précipitamment de cet enfer sous les mines choquées, les chuchotements et les exclamations des lycéens présents à la cafétéria.

Une fois dehors, Lina inspira un grand coup, essayant au prix d'un énorme effort de ne pas pleurer. Elle renversa la tête en arrière, appréciant la caresse fraîche du vent sur sa peau. Elle s'en fichait que les gens la regardent faire, la trouvant peut-être bizarre ; de toute façon, ils allaient bientôt tous être au courant.

Elle alla s'asseoir sur un banc, bientôt rejointe par Eleanor et Joséphine qui n'osaient rien dire. La jeune maman se mit alors à leur raconter quelque chose dont elle n'avait même pas conscience, voulant juste passer outre la scène qui venait d'avoir lieu. Ses deux amies comprirent vite le message et se mirent à débattre sur le sujet qu'elle avait lancé, désireuse de faire comme si.

Lina les écoutait, se sentant ici et ailleurs en même temps ; c'était devenue une sensation habituelle depuis quelque temps. Lina se surprit à se demander si sa grand-mère avait bien trouvé tout ce qu'il fallait dans le sac, si Louis n'avait pas trop pleuré, si Lindsey avait fini son biberon...

Mais la question qui tournait et retournait dans sa tête, formant un méli-mélo incongru et incompréhensible était : comment Amanda avait-elle su ?


A la sonnerie, elle se dirigea seule vers son cours d'allemand qu'elle ne partageait malheureusement pas avec ses meilleures amies. Sans elle, Lina se sentait totalement démunie, impuissante.

Alors qu'elle marchait vers sa salle, un garçon de terminale qu'elle ne connaissait pas arrivant en sens inverse avec ses potes passa près d'elle et lui murmura à l'oreille si bas qu'elle fut la seule à l'entendre :

-Et bébé, à ce qu'il paraît tu es assez ouverte non ? On pourrait se voir... Par contre, je te préviens les gosses ce n'est pas mon truc.

Il n'eut même pas le temps de repartir qu'un poing s'abattit violemment contre sa joue, lui arrachant une grimace indignée. Lina s'éloigna aussitôt, marchant si vite qu'elle en courait presque et alla directement s'enfermer dans les toilettes.

Alors c'était comme cela que les gens la verraient désormais ? Une fille facile qui n'est même pas capable de faire attention ?

Mais je n'ai jamais voulu de tout ça moi ! avait-elle envie de hurler. Laissez-moi tranquille. Vous ne savez pas ce que c'est...

Après s'être à peu près calmée et s'être passée de l'eau sur le visage, Lina ressortit finalement des toilettes et rentra en cours où elle s'installa à sa place au dernier rang, seule, comme si de rien n'était. La jeune fille était parvenue à une seule et unique conclusion : oui, elle avait fait une connerie, mais oui, elle allait assumer.

Elle garda donc la tête haute la moitié du cours, étant même prête à participer, chose qu'elle ne faisait jamais, quand une surveillante entra dans la salle, interrompant le professeur en plein discours :

« Excusez-moi, est-ce que Lina Fenton est là ?

L'intéressée leva la main, un peu intriguée : elle n'avait pourtant rien fait... si ? Bon à part avoir accouché dans les toilettes de l'étage des sciences et jeter son plateau à la figure d'une poufiasse.

-Je vous l'emprunte, elle doit voir le directeur, ajouta-t-elle en direction du professeur d'une voix suffisamment forte pour que tous les élèves l'entendent et se retournent ainsi vers la jeune fille.

Super, pensa-t-elle en rangeant négligemment ses affaires, avant de traverser la classe pour sortir sous le regard acéré de ses camarades. Il ne manquait plus que ça pour me faire encore plus remarquer.

Lina frappa avec hésitation à la grande porte en bois derrière laquelle l'attendait le directeur.

« Entrez ! S'exclama une voix forte et autoritaire.

La jeune fille poussa la porte et pénétra dans une salle du lycée où elle n'était encore jamais allée : le fameux bureau.

Il n'était pas très grand, assez sobre, impersonnel et de couleur grise. Seuls des bibliothèques et un grand bureau meublaient la pièce. La seule chose qui donnait l'impression que quelqu'un y était en permanence était une photo du femme d'âge mûr posée sur le meuble à côté de celui qui y travaillait.

Lina avait déjà vu le directeur ; il s'évertuait à proclamer que les enseignants devaient être proches des jeunes pour les aider. Il ne ratait donc jamais une occasion de passer dans les classes ou les couloirs en scrutant tous les gens qui passaient de ses petits yeux noirs et impénétrables.

-Mlle Fenton, je vous attendais. Je vous en prie asseyez-vous.

Lina s'exécuta, mal à l'aise. Mais que faisait-elle là ?

-J'espère que vous allez mieux, dit-il d'un ton qui n'était pas vraiment interrogatif mais pas affirmatif non plus.

Lina hocha la tête, toujours gênée de se retrouver ainsi en face de cet homme qui, il fallait le dire, l'intimidait un peu.

-Comme vous le savez, je m'efforce de préserver l'harmonie au sein de ce lycée et le bien-être de ses élèves. Il est donc sans dire que si un élève est en difficulté, je me dois de l'aider impérativement. Je veux que tout le monde se sente bien ici, expliqua-t-il d'une voix posée en se balançant légèrement sur sa chaise à roulette.

Lina haussa les sourcils ; non il n'allait quand même pas oser...

-Ecoutez, je sais ce que vous traversez et je sais aussi que cela ne doit pas être facile pour vous, lui dit-il alors en cessant son mouvement de balancier, se penchant légèrement dans sa direction, l'air soudain plus sérieux. Sachez que si vous avez besoin de quelque chose, vous pouvez toujours en parler avec vos enseignants, la psychologue de l'établissement ou même un surveillant si vous le souhaitez.

Euh... Vous pourriez me dire à quoi rime ce petit discours sur la paix dans le monde et le fait de tous se comprendre les uns les autres? Même pas en rêve ! Pensait Lina en essayant de rester impassible.

-Après l'incident survenu à la pause de midi, je pense qu'il faudrait néanmoins faire quelque chose dans l'immédiat pour remédier à la situation, afin que vous ne subissiez plus ce genre de scène, continua-t-il.

Et bien vas-y, si tu as la solution miracle je t'écoute ! Fulminait intérieurement la jeune fille.

-Je pense qu'il faudrait faire une annonce dans votre classe. Vous expliquerez ce qu'il s'est passé – il n'est pas obligatoire de donner des détails naturellement -, juste pour que vos camarades soient informés. Comme cela, s'ils ont quelque chose à dire, ils le feront devant toute la classe ou se tairont à jamais, conclut le directeur en esquissant un petit sourire, fier de sa dernière réplique.

Lina en resta bouche bée ; il faisait carrément pitié ! S'il croyait que simplement parce qu'elle leur expliquera ils la laisseront tranquille, il était complètement à côté de la plaque. Malheureusement, la seule chose qu'elle put répondre fut :

-D'accord, merci beaucoup. Je verrai demain.

-Ce n'est rien. Il est de mon devoir de veiller sur vous et que vous soyez bien dans mon établissement. Allez, retournez en cours maintenant Mlle Fenton, ajouta-t-il en lui souriant.

Lina ne se fit pas prier et sortit maladroitement de la pièce, encore un peu sonnée par cette entrevue.

L'adolescente ne revint pas en allemand. Elle retourna aux toilettes où elle s'était réfugiée un peu plus tôt et appela sa grand-mère pour s'assurer que tout allait bien avec les bébés.

Si elle devait expliquer ce qu'il s'était passé devant toute sa classe le lendemain, il allait lui falloir du courage.


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