Chapitre 5 - Séance shopping

Une fois à l'extérieur, Rodrigo se répandit en complaintes. À l'inverse, Gaétan affichait un sourire satisfait au coin des lèvres.

— Si tu trouves toujours que ce monde est acceptable, essaie d'entrer à nouveau dans le café.

Lilia hésita puis avança vers la porte close. À moins de deux mètres, elle sentit une vive décharge électrique parcourir tout son corps. Elle recula promptement.

— Reconnaissance faciale et barrière invisible, expliqua Gaétan. Un peu comme les clôtures pour chien, sauf que celles-ci ne sont plus autorisées pour les animaux à présent. Trop cruelles.

Lilia frotta ses bras, comme si ce geste pouvait faire disparaître les derniers restes du choc qu'elle avait reçu. D'accord. Quelque part, les choses étaient allées un peu trop loin, mais peut-être n'était-il pas trop tard pour ajuster ce contrôle excessif ? Elle fit part de cette réflexion à Gaétan qui secoua la tête.

— Crois-moi, c'est bien trop tard. Nous allons te faire visiter la ville, peut-être que ça te permettra d'y voir plus clair. La police n'est pas encore là, tu n'as donc pas encore reçu tes trois signalements, mais je te conseille de nous laisser faire la conversation à partir de maintenant. Tu n'as pas envie qu'on te pose des questions, je t'assure. Et pour ces chaussons... On va trouver une boutique.

Ils marchèrent dans les rues de ce Paris inconnu. Lilia regardait tout, mi-émerveillée, mi-choquée. Elle appréciait l'architecture de cette ville nouvelle et ces touches de verdure omniprésentes. La peur de ce monde étrange commençait à se transformer en une curiosité toute enfantine. Elle posa des centaines de questions à ses comparses ; ils refusèrent de répondre à celles qui la concernaient personnellement ou qui avaient un lien avec le cours des cryptomonnaies et les chiffres gagnants du loto. En revanche, ils se révélèrent être des guides touristiques enthousiastes, surtout lorsqu'il s'agissait de critiquer. Au moins, l'esprit français avait perduré.

— Ce dôme englobe tout le centre-ville, expliqua Gaétan. Il régule la température et permet de garder un climat agréable en dessous en toute saison. Il n'y a qu'une vingtaine de villes dans le monde à avoir un dispositif pareil pour le moment.

— Quel gaspillage d'énergie ! ne put s'empêcher de noter Lilia.

— Tu raisonnes comme une vieille, fit remarquer Rodrigo.

— C'est quoi ces trucs que certaines personnes ont par-dessus leur visage ? Et cette sphère métallique qui vole à côté d'eux ?

— Ah les Gilts ? C'est un peu l'équivalent de vos filtres, mais en masque. Les possibilités sont pratiquement infinies, mais en fin de compte, j'ai l'impression que tout le monde a la même tronche. Et pour ces boules volantes, on appelle ça des bro-pods. Ils te suivent en permanence comme des mouches dans le désert et analysent toutes tes actions et paroles. Si tu acceptes d'en porter un, chaque jour tu reçois des stars points. Si tu as eu un comportement exemplaire pendant ta journée, ces points doublent.

— Des stars points ?

— Ouais, répondit Rodrigo, tu peux ensuite les convertir en ce que tu veux : des réductions dans telle ou telle enseigne, des entrées VIP ou simplement de l'argent... L'historique de ce score est aussi vérifié par les écoles ou les employeurs. Si tu fais partie d'une minorité, tu gagnes automatiquement des points supplémentaires chaque jour. Et si tu tombes en négatif — si tu as eu trois signalements par exemple, ça coûte cinq cents points — c'est à toi de payer de ta poche. Je te laisse imaginer ce qu'il se passe si tu publies un message offensif en ligne... Au-dessus de dix signalements par jour, tu dois te farcir des stages "d'éclaircissement".

— Dire que Rod est un habitué tient de l'euphémisme, commenta Gaétan.

Lilia fronça les sourcils. Cela lui semblait être une idée affreuse, mais en même temps, elle ne connaissait pas les réflexions qui avaient mené à ce système. Encore une fois, si tous ces éléments avaient contribué à créer un monde plus égalitaire, plus stable...

— Tu oublies que même si le bro-pod est gratuit, ajouta Gaétan, si tu ne prends pas d'abonnement, tu te retrouves à écouter des publicités toutes les quinze minutes, de huit heures à dix heures du soir.

— Oh c'est vrai ! J'ai fréquenté une nana qui avait acheté ce foutu drone de malheur, mais qui refusait de payer un abonnement. Avoir une annonce pour une pommade contre les verrues plantaires en plein coït, c'est pas le plus glamour.

— Ah ! coupa Gaétan en arrêtant ses pas. Venez, allons récupérer des chaussures décentes. Lilia, je te conseille de rester silencieuse.

La jeune femme opina et posa son regard sur la devanture du commerce. Des écrans géants faisaient défiler les produits du magasin, ainsi que des vidéos de clients satisfaits provenant de leurs réseaux sociaux. Tous les trois passèrent les portes de la boutique et firent retentir une sonnette. Lilia fit de son mieux pour cacher sa curiosité, mais elle ne pouvait empêcher ses yeux d'examiner le moindre détail. Chaque paire de chaussures était posée sur sa propre étagère derrière laquelle un écran vertical montrait la marchandise portée. Des miroirs étaient surmontés d'un code-barre et permettaient aux clients de poster leurs reflets directement sur les réseaux sociaux — retouche incluse ! Elle remarqua qu'il n'y avait aucun vendeur dans le magasin, à la place, six robots à roulettes hauts comme des petits enfants étaient alignés dans un coin. Au bruit de la sonnette, l'un d'eux s'avança.

— Bonjour et bienvenue chez Pompes Yeah ! Je vois que vous êtes de nouveaux clients. Voulez-vous répondre à un rapide questionnaire pour recevoir des conseils personnalisés ?

Sa voix donnait l'impression qu'il avait aspiré de l'hélium. Rodrigo répondit par la négative et s'approcha d'une étagère. Le robot le suivit.

— Ça ? demanda Rodrigo en désignant une paire de talons aiguilles vertigineux.

Conservant son mutisme, Lilia se contenta de le dévisager avec désapprobation.

— Très bon choix ! s'exclama l'automate. Cette paire a été conçue par l'influenceuse super_samba92 qui a aujourd'hui plus de six cent dix mille followers. Pour chaque nouvel achat, elle vous enverra une photo exclusive de son repas du jour !

Lilia posa son regard sur ce vendeur intempestif. Avec ses grands yeux ronds et son sourire béat, elle avait une envie irrépressible de l'envoyer valser. Elle se retint, imaginant que cette boîte de conserve agaçante avait peut-être autant de droits que les humains dans ce monde.

Ils se déplacèrent alors vers une autre étagère. Derrière eux, le robot les suivait inlassablement et semblait enregistrer le temps qu'ils passaient devant chaque objet. S'ils observaient des chaussures pendant plus de dix secondes, l'insupportable machine se mettait à raconter l'histoire du produit, comme si elle faisait une visite guidée d'un musée. N'y tenant plus, Lilia s'empara de la seule paire qui paraissait un tant soit peu confortable et qui ressemblait à s'y méprendre à des crocs. Peut-être que ce monde méritait bel et bien d'être effacé. Elle la tendit à Gaëtan qui alla régler la note sans broncher. Elle remarqua qu'il ne tira ni billet ni carte bancaire, mais laissa l'un des robots scanner sa rétine.

— Quel enfer ! s'exclama Lilia une fois sortie du magasin.

— Oh, ce n'est clairement pas le plus désagréable, dit Gaétan avec un regard entendu. Tiens, et si nous prenions le métro ?


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