Chapitre 4 - Fort de café

Lilia se détendit légèrement. À part les clients tout aussi singuliers qu'à l'extérieur, le reste du café lui était familier : des plantes dans chaque recoin, des pâtisseries derrière un présentoir, des tables et des chaises en bois. Gaëtan et Rodrigo approchèrent du comptoir et commandèrent. Lilia n'y prêta aucune attention et se contenta de dévisager la serveuse dont le masque transformait ses traits en ceux d'un chat. Ses babines se retroussaient chaque fois qu'elle prenait la parole et ses yeux mordorés clignaient en parfaite synchronisation avec ceux que l'on pouvait deviner derrière l'écran.

— Et pour vous ? demanda-t-elle alors.

Lilia sursauta, réalisant qu'on s'adressait à elle.

— Je... euh... bafouilla-t-elle. Un cappuccino, s'il vous plaît.

— Quel lait voulez-vous ?

— Euh... Du lait normal.

Les moustaches félines de la serveuse frémirent.

— Soja ? Riz ? Avoine ? Tournesol ? Amande ? Chanvre ? Sésame ? Poireau ? Pomme de pin ? Sciure ?

— Sciure ? Je... Non, juste du lait de vache.

Un silence pesant lui répondit alors que les yeux mordorés du chat s'écarquillaient. Miaou. Gaétan s'apprêta à prendre la parole, mais Lilia le devança.

— Oubliez le cappuccino. Juste un café noir.

— Pardon ? s'exclama la serveuse.

— Un expresso, intervint Rodrigo, elle veut dire un expresso. Pardon, ma sœur a le syndrome du TTTT, vous savez ce que c'est...

Lilia se contenta de bégayer des excuses, incapable de comprendre ce qu'elle avait fait de mal. Ils s'installèrent à une table et restèrent silencieux jusqu'à ce que leur commande arrive.

— Bon, commença Gaétan. Je suppose que tu as des tonnes de questions.

— Qu'est-ce que je fais ici ? Comment est-ce possible ? D'ailleurs où suis-je ?

Comme un professeur patient, Gaétan hocha la tête, indiquant que ses interrogations étaient légitimes.

— Tu es à Paris. Dans ce qui était à ton époque le septième arrondissement.

— Paris ?

Elle s'était rendue à la capitale de nombreuses fois, mais elle n'avait rien reconnu de la ville de ses souvenirs.

— Et si tu te demandes où est la tour Eiffel, intervint Rodrigo, elle a été démantelée il y a douze ans. Symbole phallique et donc oppressif.

— C'est ce qui nous amène au pourquoi tu es ici. Nous voulons que tu changes ce futur.

— Si tu n'as pas déjà remarqué, renchérit Rodrigo, c'est l'angoisse par ici. Tu as sûrement reçu un ou deux signalements depuis que tu as mis un pied dehors. Au troisième, les flics débarquent, donc je te conseille de faire attention à ce que tu dis et à la façon dont tu te comportes.

— Mais... Je n'ai rien fait !

— Non, et c'est justement le problème.

Le bouclé leva trois doigts devant lui.

— Règle numéro une : ne touche ni ne fixe personne sans son consentement, numéro deux : ne jure pas ni n'utilise de mots offensifs. Comme celui de toute à l'heure.

— Quoi ? Quel mot ?

Rodrigo ouvrit la bouche et forma silencieusement le mot "noir".

— Quoi, mais c'est ridicule ! C'est une couleur !

— Connotée, rayée du vocabulaire. On emploie "nuit" maintenant.

Lilia baissa les yeux sur sa tasse de café... nuit, comme si le liquide allait lui sauter au visage. La tête lui tournait. Il lui semblait que la situation devenait plus dingue chaque nouvelle seconde. C'était comme si elle avait été transportée dans les tréfonds de Twitter. Et en plus, elle risquait d'attirer la police de ce monde de fous ! Elle se força à respirer lentement. Il était temps que ces cours de méditation qui lui avaient coûté une fortune lui soient utiles. Inspirer. Expirer. Namasté. Elle devait rationaliser. Plus vite elle aurait accepté la situation, mieux ce serait. Gaétan lui avait assuré qu'elle repartirait chez elle. Pour l'instant, elle n'avait pas d'autre solution qu'attendre et espérer qu'il dise vrai. Le cas échéant, elle pourrait paniquer de nouveau. Voilà, attendre que ça passe. Ferme les yeux et pense à l'Angleterre.

— À la fin de la journée, je retournerai dans mon monde, hein ? vérifia-t-elle.

— Oui, répondit Gaétan. Tu es programmée pour rester cinq heures ici, ensuite tu seras automatiquement transportée dans ton époque.

— Pourquoi moi ? questionna-t-elle. Et comment voulez-vous que je change le futur ?

Gaétan plaqua ses mains l'une contre l'autre et débita un discours clairement préparé.

— Je travaille pour un organisme qui analyse les données du passé. L'un des rares autorisé à excaver les vestiges d'une culture jugée dépassée et le seul qui en a vraiment les moyens. J'ai consacré des années à étudier ton époque spécifiquement, et on peut dire que j'en suis tombé amoureux.

— C'était mieux avant ! s'exclama Rodrigo. Quand on n'avait pas tous ces rabat-joie sur le dos en permanence !

— Rodrigo est juste un passionné, que j'ai rencontré en ligne. Nous avons fini par devenir amis et décidé qu'il était de notre devoir de changer les choses. L'organisme pour lequel je travaille a mis au point une machine capable de rapporter des objets du passé. Nous disposons aussi d'un outil de simulation qui permet de déterminer si la disparition de cet objet aura un impact sur notre ligne de temps. La règle est que nous pouvons importer des éléments du passé uniquement si leur disparition n'a pas d'incidence sur le futur. Et il est rare que nous puissions les conserver.

— En gros, il ne peut garder que des gadgets inutiles fabriqués à plusieurs millions d'exemplaires dont personne ne remarquera l'absence. Par exemple, n'importe lequel de ces produits avec un logo en forme de pomme.

— Comme tu peux l'imaginer, reprit Gaétan, faire venir un humain du passé — qui que ce soit — aura un impact colossal sur le monde dans lequel nous nous trouvons. C'est une pratique formellement interdite. Mais nous avons décidé de braver ce tabou.

Lilia choisit de laisser sa crédulité de côté — après tout, elle le faisait constamment en regardant les films d'Hollywood — et d'accepter le discours des jeunes hommes. Voilà, elle devait imaginer qu'elle était dans un film ou un livre de science-fiction, et tout serait plus simple à appréhender. Elle porta la tasse de café à ses lèvres. Au moins, le goût de ce breuvage lui était familier.

— Vous avez une machine à voyager dans le temps, récapitula-t-elle. Et vous l'avez utilisé pour m'amener ici même si c'est complètement illégal.

— Oui, mais ça n'aura aucune importance, dit Gaétan. Quoi que tu décides dans le passé, le seul fait que tu te trouves ici avec nous transformera le futur et rayera par la même occasion notre existence.

Lilia s'étrangla avec son café.

— Vous disparaîtrez ? Et vous vous en moquez ?

— Nous ne pourrons pas avoir conscience de notre non-existence, répondit Rodrigo. Et puis ça laissera la place à d'autres génomes, d'autres combinaisons.

— Mais... réfléchit Lilia. Si je change le passé et que vous n'existez plus, alors comment pourrai-je vous rencontrer dans le futur ? Il n'y a pas une sorte de... paradoxe ?

— Non, non, la coupa Rodrigo. C'est de la science. Ne t'inquiète pas, on sait que les femmes sont moins bonnes sur le sujet — câblage du cerveau tout ça — même si on n'a plus le droit de dire ça aujourd'hui.

Lilia lui lança un regard noi... nuit. Elle se rappela alors soudain le discours du jeune homme plus tôt.

— Attendez... Tout à l'heure, vous m'avez parlé de faire un enfant. C'est ça que vous voulez que je fasse pour changer le futur ? Un bébé ?

— Exactement, répondit Gaétan. Nous avons découvert en analysant les différentes possibilités des lignes temporelles que ton enfant était la clé. Je suis un scientifique, je ne crois pas au destin, mais pourtant... Peu importe les combinaisons, son père, ou encore son sexe biologique : l'issue est la même. Aujourd'hui, tu n'as pas de descendance. Si cet élément change avant tes trente-six ans, ce tout petit détail, alors ce monde aseptisé dans lequel nous vivons disparaîtra.

Lilia s'affala dans sa chaise. Ces deux gamins mettaient à mal sa suspension d'incrédulité. Ils l'avaient érigée en une sorte de Sarah Connor, capable de modifier le cours de l'humanité.

— Moi ? demanda-t-elle. Il n'y a que moi qui peux faire ça ?

— On a bien trouvé quelques combinaisons différentes, avoua Gaëtan, mais dans les millions de possibles, 73% sont dues à l'existence de ton enfant.

Lilia finit son café d'une traite, regretta qu'elle n'ait pas une fiole d'alcool pour l'accompagner. Elle venait tout juste de prendre la décision de rester célibataire, de n'être soumise à aucune contrainte et voilà qu'on attendait d'elle qu'elle sauve le monde ! Et même pas grâce à l'un de ses talents — d'accord en temps que chargée de recrutement elle ne disposait pas d'un large éventail de connaissances utiles pour éviter l'apocalypse — mais par son utérus. Super. S'il s'agissait d'un rêve, c'était de loin le plus nul qu'elle ait fait.

— La simple existence de mon enfant va changer le futur ?

— Pas exactement, répondit Rodrigo. En fait, ton gamin va tuer la graine du mal : les réseaux sociaux.

Lilia dévisagea les deux hommes d'un nouvel œil. Les réseaux sociaux, vraiment. Leur discours devenait de plus en plus radical à chaque minute. Peut-être qu'elle était tombée sur deux vieux réacs du futur. Lors de sa courte promenade dans ce monde, elle avait remarqué des rues étonnamment propres et un paysage urbain qui semblait réussir à incorporer la nature. Elle balaya le café du regard. Sur les banquettes vert sombre, autour des tables de bois, les gens discutaient gaiement, riaient. D'accord, cette histoire de mots interdits et de consentement poussé à l'extrême paraissait abusive, mais peut-être était-ce un bien pour un mal ?

— Et le reste ? demanda-t-elle. L'écologie ? Les inégalités sociales ?

Rodrigo balaya la remarque d'un geste de la main.

— On a réglé ça y a des années.

— Vraiment ?

— Ouais, on a en fait découvert une nouvelle source d'énergie en...

— Stop ! l'interrompit Gaétan. Tu es débile ou quoi ? Tu sais bien qu'on ne peut pas lui dévoiler ça, sinon ce monde sera encore plus catastrophique !

L'insulte attira quelques œillades choquées sur eux. Gaétan s'excusa sans cesser de fusiller son comparse du regard.

— Ce n'est pas ma faute si on ne peut plus rien dire, grommela Rodrigo.

— Et donc... reprit Lilia. Si je fais un enfant, que se passera-t-il ?

— Il y a une multitude de futurs possibles bien entendu, mais la constante qui nous intéresse est la quasi-disparition des réseaux sociaux. Avec eux, les gens cesseront d'avoir un avis sur tout, retrouveront un niveau de narcissisme acceptable et surtout ils ne seront plus offensés par tout et rien. Oh ! Et ce sera aussi la mort du marketing intempestif.

— Mais les autres problèmes seront aussi réglés ?

Gaétan s'agita nerveusement sur son siège.

— Oui, globalement. Mais je dois t'avouer que les changements prendront plus de temps en matière d'environnement. Dans notre trame, les réseaux sociaux ont permis de lier les recherches de deux laboratoires et d'accélérer la découverte de... la solution que nous avons mentionnée. Sans ça... Pour faire bref, les pandas vont disparaître.

— Pourquoi tu lui as parlé des pandas, bon sang ? s'étrangla Rodrigo. On s'en carre de ces foutus ours émo !

Les deux hommes continuèrent leurs chamailleries sans que Lilia n'y prête plus attention. Ses oreilles bourdonnaient. Elle passa ses mains sur son visage. Peut-être devrait-elle simplement attendre que ce délire touche à sa fin et reprendre sa vie comme si de rien n'était. Si elle pouvait se cogner la tête sur le chemin du retour et oublier les dernières heures, ce serait encore mieux.

— Je sens que tu as des doutes, avança le blondinet. Tu sais, nous sommes en 2096, mais ces changements ne sont pas apparus du jour au lendemain. Tu en subiras la plupart des effets de ton vivant.

Lilia resta silencieuse. Même si Gaétan lui inspirait plus de sympathie que son ami chevelu, elle avait la sensation de se retrouver avec une version futuriste de conservateurs aigris. Mettons de côté que pour sauver le monde elle doive enfanter — ce qui allait clairement à l'encontre de ses plans des dernières heures et de ses convictions féministes — pourquoi remplacerait-elle un futur paisible — un peu strict, certes — par un monde où les catastrophes écologiques perdureraient ? Et quel monstre voudrait sacrifier des pandas !

Plongée dans ses réflexions, Lilia ne remarqua pas immédiatement la serveuse au visage de chat perché au-dessus de leur table.

— Je vais vous demander de partir.

— Quoi ? s'exclama Rodrigo. Mais pourquoi ?

— Plusieurs personnes m'ont signalé avoir entendu des insultes provenant de votre table. Sans compter votre comportement clairement provocateur plus tôt et votre tenue indécente.

Ces derniers mots s'adressaient directement à Lilia. Elle sursauta et se rappela soudain qu'elle portait toujours son pyjama. Mais ce n'étaient pas ses vêtements que la serveuse désignait, mais ses pieds. Lilia baissa le regard sur ses chaussons blancs touffus où étaient dessinées des araignées cartoonesques aux grands yeux.

— Je n'ai pas le droit de porter de chaussons ? hasarda-t-elle.

Les yeux du chat se rétrécirent avec désapprobation.

— Les araignées. Des clients arachnophobes nous les ont signalés.

— Quoi ? Mais c'est complètement stupide ! s'exclama-t-elle malgré elle.

— Avez-vous fini de nous provoquer délibérément ? Au lieu de vous excuser, vous dénigrez maintenant leur ressenti ? Je vais être forcée de vous bannir.

Le regard de la serveuse se perdit dans le vague et ses doigts tapotèrent un clavier imaginaire.

— Mais non ! s'indigna Rodrigo. J'adore ce café ! Ce n'est pas sa faute, elle a le syndrome du TTTT !

Pour toute réponse, la serveuse leur indiqua la porte. Le trio finit par obtempérer, sous les regards furtifs et désapprobateurs des clients.


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