L'Ombre du Choix


Cela faisait quelques jours que les événements liés au grimoire avaient failli me submerger. Pourtant, malgré le temps écoulé, la colère que j'avais ressentie ne m'avait pas quittée. Elle restait là, tapie sous la surface, prête à refaire surface au moindre faux pas. Une colère si brûlante, si dévorante, qu'elle me glaçait d'effroi. Mais désormais, cette rage pure était mêlée à quelque chose d'encore plus insidieux : la peur. Une peur viscérale de moi-même, de ce que je pouvais devenir si je laissais cette rage me contrôler, si je ne parvenais pas à la maîtriser. Et plus je luttais contre ces émotions, plus elles semblaient se renforcer, comme si elles cherchaient à m'engloutir.

Depuis l'intervention de Gwenaëlle, je faisais de mon mieux pour canaliser mes sentiments, pour ne pas céder à cette tentation qui m'appelait sans cesse : la vengeance. Je savais que céder à ce désir de revanche pourrait tout détruire, mais parfois, c'était comme si cette colère devenait la seule chose qui me permettait de tenir debout. Cependant, chaque jour qui passait, chaque nouvel entraînement, me rappelait à quel point il était difficile de garder le contrôle.

Je me tenais maintenant au milieu de la clairière, haletante, le cœur battant dans ma poitrine comme un tambour. Mes bras tremblaient d'épuisement, tendus dans un effort vain pour maintenir le bouclier protecteur que Gwenaëlle m'avait enseigné à invoquer. Je pouvais sentir la magie, quelque part en moi, une pulsation sourde attendant d'être libérée. Mais encore une fois, comme ces derniers jours, elle me glissait entre les doigts. Le bouclier s'effondra dans une brume éphémère avant même d'avoir pris forme. Je restai figée, regardant avec désespoir la fine couche d'énergie magique se dissiper comme si elle n'avait jamais existé.

Je serrai les poings, les jointures blanchissant sous l'intensité de ma frustration. Mon souffle devenait plus rapide, plus court, et je sentis ma mâchoire se crisper sous l'effet de la colère qui menaçait à nouveau de surgir.

" Je n'y arrive toujours pas, "grognai-je, à peine capable de retenir la frustration dans ma voix. "Comment est-ce que je pourrais protéger qui que ce soit si je ne suis même pas capable de maîtriser ça ?"

Ma voix résonna dans la clairière silencieuse, se fondant dans le vent léger qui faisait frémir les feuilles des arbres autour de nous. Un sentiment d'échec me pesait lourdement sur les épaules. La frustration était si vive que mes muscles me faisaient mal, comme si ce n'était pas seulement la magie, mais tout mon être qui refusait de coopérer.

Gwenaëlle, qui se tenait à quelques pas, m'observait en silence. Toujours impassible, elle avait cette manière de me regarder, comme si elle lisait en moi bien plus que je n'étais prête à montrer. Ses yeux, d'un bleu perçant, semblaient pénétrer au plus profond de mes pensées. Elle ne disait rien, mais je pouvais sentir le poids de son regard, lourd de sens. Pas de jugement, mais... une sorte d'inquiétude. À chaque séance, mes doutes grandissaient, et je savais qu'elle le percevait.

Je pouvais voir, dans son silence, qu'elle avait remarqué ce qui se passait en moi. Ce n'était pas seulement une question de technique ou de concentration. Non, mon problème venait de plus loin. Ma magie ne réagissait plus à ma volonté. Elle était comme un animal sauvage, indomptable, répondant à mes émotions plutôt qu'à mes commandes. Et cette émotion qui régnait sur toutes les autres, qui menaçait toujours de prendre le dessus, c'était cette rage brûlante. Chaque fois que j'essayais de l'étouffer, elle revenait, plus forte, plus violente.

Je pouvais presque la sentir, cette colère, comme une énergie noire et bouillonnante dans mon ventre, cherchant une échappatoire, prête à déborder. J'avais l'impression que plus j'essayais de la contenir, plus elle se rebellait, s'insinuant dans chaque fibre de ma magie. Chaque tentative d'utiliser mes pouvoirs devenait un combat intérieur, une lutte pour ne pas laisser cette rage me dévorer.

Je jetai un coup d'œil à Gwenaëlle, espérant qu'elle dise quelque chose, qu'elle me donne une direction, une solution. Mais elle restait silencieuse, les bras croisés, attendant. Je savais que ce n'était pas de la froideur de sa part, mais une forme d'attente patiente. Elle m'observait, attendant que je trouve la réponse par moi-même. Je savais qu'elle voulait que je comprenne ce qui se passait en moi, que je fasse face à cette colère qui me rongeait. Mais comment pourrais-je le faire alors que je ne savais même plus ce qui se passait vraiment en moi ?

Et pendant ce temps, cette voix intérieure, cette insidieuse ombre qui réclamait vengeance, ne cessait de murmurer dans un coin de mon esprit. Elle répétait, encore et encore, que je n'étais pas assez forte, que la seule manière d'atteindre le pouvoir que je recherchais était de céder à cette colère, de la laisser m'envahir complètement. Plus je luttais pour l'ignorer, plus elle devenait insistante, plantant ses griffes dans ma conscience, comme un serpent s'enroulant lentement autour de mon esprit.

Je fermai les yeux, essayant de calmer ma respiration. Je comptais les battements de mon cœur, chacun plus lourd que le précédent. Mais dans ce silence que je tentais de m'imposer, je pouvais sentir les échecs s'accumuler, les pensées sombres se presser contre mon esprit comme une marée montant inexorablement. C'était suffocant. Tout autour de moi semblait peser, comme si la terre elle-même essayait de m'étouffer sous le poids de mes propres doutes.

Nina, fidèle et immuable, était là. Comme toujours. Elle m'accompagnait dans chaque bataille, même celles que je menais contre moi-même. Elle m'observait, silencieuse, un soutien inébranlable. Pourtant, je savais qu'elle s'inquiétait pour moi. Son regard tendre, toujours plein d'affection et de compréhension, transperçait cette barrière invisible qui s'était érigée entre nous. Depuis le jour où tout avait changé, où j'avais failli céder à cette rage, une distance s'était installée. Une distance que je ne savais pas comment briser.

Comment pouvais-je lui expliquer à quel point je me sentais... dévorée de l'intérieur par cette force qui me poussait à la vengeance ? Comment lui dire que même si elle essayait de comprendre, elle ne pouvait vraiment saisir l'ampleur de ce qui me rongeait ? Elle n'avait pas ce poids sur ses épaules, ce fardeau de pouvoir mal maîtrisé, cette tentation de devenir autre chose, quelque chose de plus sombre, de plus dangereux. Comment le pourrait-elle ?

"Tu es plus forte que tu ne le penses, Luna," me dit doucement Nina, sa voix brisant le lourd silence qui régnait dans la clairière. Elle essayait, comme toujours, de me ramener vers la lumière, vers cette version de moi que j'avais du mal à reconnaître ces derniers temps.

Je secouai la tête, la frustration bouillonnant en moi, menaçant d'exploser.

"Non, tu ne comprends pas, "ai-je répliqué, ma voix plus sèche que je ne l'aurais voulu. "Ce n'est pas qu'une question de force. Si je perds le contrôle... si je deviens comme... lui... comment pourrais-je protéger qui que ce soit ?"

Les mots avaient à peine quitté mes lèvres que je regrettais déjà mon ton. Ce n'était pas juste. Nina ne méritait pas ma colère. Mais je ne pouvais m'en empêcher. Une partie de moi se sentait piégée, prisonnière de ces pouvoirs que je ne parvenais pas à maîtriser. Et pire encore, je ne savais même pas si je voulais vraiment les maîtriser. Qu'arriverait-il si je devenais comme Gabriel ? Si cette noirceur que je sentais tapie en moi prenait le dessus ? Cette simple pensée me terrifiait.

Nina resta silencieuse un instant, ses yeux s'agrandissant de surprise. Je pouvais voir qu'elle était blessée par mes mots, mais elle ne me répondit pas. Elle restait là, immobile, attendant que je reprenne mes esprits. Et c'était ça qui me faisait le plus mal. Même face à ma propre incapacité, elle continuait à me soutenir, alors que moi, je ne parvenais même pas à lui rendre cette confiance.

Gwenaëlle, qui observait la scène depuis le début, s'avança alors doucement, rompant le silence avec sa présence imposante. Son regard dur, empreint de sagesse et d'une étrange douceur, se posa sur moi. Je savais qu'elle voyait à travers moi, qu'elle comprenait ce qui se passait en moi, même si je n'osais pas encore me l'avouer pleinement.

" Luna,je dois te dire quelque chose , "dit-elle d'une voix grave, mais douce. "Gabriel n'a pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui. Autrefois, c'était un homme bon. Un allié de ta famille. Et... il était plus que cela pour moi."

Ses paroles tombèrent comme un coup de tonnerre dans mon esprit. Le monde sembla vaciller un instant, tandis que je tentais de comprendre ce qu'elle venait de dire. Gabriel... un homme bon ? Un allié ? Et... plus encore pour Gwenaëlle ? Mon esprit ne parvenait pas à relier ces informations à l'image que j'avais de Gabriel. Comment pouvait-il avoir été quelqu'un de bien, alors que tout ce que je connaissais de lui était la destruction et la cruauté ?

Je fixai Gwenaëlle, cherchant des réponses dans ses yeux. Mais elle restait là, calme, comme si elle savait que cette vérité devait éclater maintenant, pour que je puisse avancer.

Je sentais mon cœur battre plus fort, chaque pulsation résonnant dans ma poitrine comme un tambour assourdissant. Le poids de cette nouvelle révélation venait s'ajouter à celui, déjà lourd, que je portais depuis des semaines. Gabriel, un homme bon... Un allié de ma famille, un protecteur. Je ne pouvais pas le concevoir. Comment cet homme, qui incarne aujourd'hui tout ce que je combats, avait-il pu sombrer si bas ? Qu'est-ce qui l'avait poussé à emprunter ce chemin ? Je pouvais à peine saisir l'idée. Et moi, alors... si je continuais à nourrir cette rage qui me ronge, pourrais-je, un jour, finir comme lui ?

Je relevai les yeux vers Gwenaëlle, déconcertée. C'était la première fois qu'elle parlait ainsi de son passé, de ses sentiments personnels. J'avais toujours su qu'elle et Gabriel partageaient une histoire, mais elle n'avait jamais laissé transparaître autant de douleur dans ses paroles.

" Il était proche de moi," continua Gwenaëlle, sa voix plus douce, mais empreinte de tristesse. "Gabriel m'a protégée plus d'une fois. Mais un jour, il a fait un choix terrible. Pour me protéger, il a pactisé avec des forces qu'il ne pouvait pas contrôler. Il pensait pouvoir nous sauver tous, mais le pouvoir... le pouvoir l'a corrompu. Il n'a pas su résister."

Ces mots résonnèrent en moi, chaque syllabe m'atteignant comme une vague brutale. Gabriel, cet être que je ne voyais que comme une menace, un ennemi, avait un jour été quelqu'un de bien. Un homme qui aimait, qui protégeait. Une personne prête à sacrifier son âme pour ceux qu'il aimait. Cette pensée me déstabilisa. Je pouvais comprendre, à un certain niveau. L'idée de tout sacrifier pour ceux qu'on aime... Cette idée me parlait si intimement.

"Alors... tu veux dire que tout ce qu'il est devenu... c'est pour toi ?" chuchotai-je, ma voix tremblante sous le choc de cette nouvelle vérité.

Gwenaëlle acquiesça, ses yeux brillant d'un regret profond. Il y avait dans son expression une souffrance que je n'avais jamais vue en elle.

" Oui," admit-elle doucement. "Mais cela ne le justifie pas. L'amour ne doit jamais être une excuse pour sombrer dans les ténèbres."

Je sentis ma gorge se serrer, mon esprit tourmenté par cette nouvelle perspective. Comment pouvais-je concilier cette image d'un Gabriel autrefois bienveillant avec le monstre qu'il était devenu ? Et moi, alors ? Si je continuais à nourrir cette rage en moi, cette colère qui me consumait, est-ce que je finirais par emprunter le même chemin que lui ? Chaque fibre de mon être craignait cette possibilité.

Mon regard descendit, lentement attiré vers le grimoire ouvert à mes pieds. Les pages, jaunies et écornées, portaient les marques d'un savoir ancien, leur texture rugueuse un rappel de leur âge et de la puissance qu'elles contenaient. Le sort que j'avais découvert récemment s'étalait là, écrit dans une encre à peine visible. Il dégageait quelque chose de sombre et d'inéluctable, comme une ombre prête à s'étendre. C'était un sort d'une puissance inouïe, capable de rompre le pacte qui liait Gabriel aux forces démoniaques, celles-là mêmes qui avaient arraché ma famille... et bien d'autres avant elle. Gwenaëlle m'avait confié que Gabriel avait jadis été un homme bon, un protecteur pour ma lignée. Si elle disait vrai, alors peut-être méritait-il d'être libéré. Peut-être ces forces n'étaient-elles que l'influence d'un pouvoir qui l'avait corrompu, dévoré de l'intérieur jusqu'à le transformer en l'être froid et calculateur qu'il était aujourd'hui.

Mais ce sort exigeait un prix terrible... bien trop élevé. Ce n'était pas un simple sacrifice. Ce qu'il demandait en retour... c'était moi. Mon existence, mon énergie vitale, mon âme, peut-être même davantage. La peur glissait en moi, s'insinuant dans chaque recoin de mon esprit, et je ne pouvais pas m'empêcher de douter. Était-ce une folie d'y penser? Je ne savais pas si j'étais capable d'aller jusque-là. Et pourtant...

"Ce sort..." Ma voix tremblait, à peine un murmure, faible et incertaine. "Il pourrait briser son pacte... mais il pourrait aussi... me coûter la vie."

J'entendis un léger bruit de pas, une présence qui s'approchait. C'était Nina, qui s'était tenue en retrait, attentive, respectant mon silence. Elle s'avança sans un mot, et ses mains se posèrent doucement sur les miennes, chaudes, rassurantes. Ce contact, simple et intime, m'apporta un réconfort immédiat. Elle me forçait à rester ici, dans le présent, ancrée dans la réalité, alors même que mon esprit s'égarait vers les ténèbres de ce sort.

Je levai les yeux vers elle, et je vis dans son regard des larmes retenues, des mots d'inquiétude et de tristesse qu'elle n'osait prononcer. Son regard, si sincère, m'atteignit droit au cœur, ébranlant mes résolutions.

"Luna," murmura-t-elle, la voix emplie de douceur et de fermeté. "Il y a toujours une autre solution. Je te le promets, on trouvera un autre moyen. Tu ne peux pas te sacrifier. "

Je voulais croire en ses mots, de tout mon cœur. Je voulais croire qu'il existait une solution sans que je doive tout abandonner. Mais au fond de moi, je savais que ce choix allait me hanter. Que ce dilemme m'engloutissait peu à peu, comme une ombre grandissante. Détruire Gabriel pour sauver ma lignée, ou tenter de le sauver au risque de me perdre moi-même ?

Cette pensée m'étouffait. Je me sentais tiraillée entre ce devoir de protectrice, cette responsabilité qui pesait sur mes épaules, et cette étrange empathie que je commençais à ressentir pour lui, un homme qui avait autrefois été tout ce que je souhaitais être.

Gwenaëlle, comme à son habitude, resta silencieuse un instant, me laissant le temps d'absorber ses paroles. Puis, elle rompit le silence d'une voix calme, posée, mais ferme.

" Ce choix, Luna," finit-elle par dire," il t'appartient. Mais souviens-toi : ce ne sont pas tes pouvoirs qui te définissent, mais ce que tu en fais."

Ces mots, simples et sages, me frappèrent de plein fouet. Je réalisai que le poids de cette décision ne résidait pas dans la puissance que j'avais ou que je pouvais utiliser, mais dans l'usage que j'en ferais. Je regardai autour de moi, le vent froid s'infiltrant à travers les arbres, murmurant des promesses d'une nuit à venir.

La nuit approchait, et avec elle, la promesse d'un affrontement inévitable, d'une confrontation avec Gabriel qui ne pouvait plus être repoussée. Je me sentais déchirée plus que jamais, tiraillée entre mon devoir de le détruire et cette lueur d'espoir que je pourrais peut-être... peut-être le sauver.

Je savais qu'un jour, bientôt, je devrais faire ce choix. Un choix qui pourrait tout changer.

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