Scène 9

𝕊𝕔è𝕟𝕖 𝟡 : 𝕃𝕦𝕞𝕚è𝕣𝕖𝕤, 𝕔𝕒𝕞é𝕣𝕒𝕤, 𝕒𝕔𝕥𝕚𝕠𝕟 !

Levi

Elle part au pas de course vers la maison toute blanche. Comment ça elle pense savoir ce que Margaret aurait voulu ? Elle avait même l'air plutôt sure qu'elle allait trouver ce qu'elle veut. Bizarre. À mon tour, je tourne le dos à la pierre tombale et me dirige vers la maison. J'arrive au salon d'où Kenza sort en me poussant, l'air pressée.

— Elle va où ? demandé-je.

— Elle a demandé où était la bibliothèque.

La bibliothèque?

Je sors du salon à la recherche de ladite bibliothèque que je trouve ouverte. Elle est tout simplement immense. La pièce est de forme circulaire et des étagères sur lesquelles reposent des centaines de livres qui recouvrent tout le mur. Au centre trône un bureau avec une petite lampe de vitre verte. La pièce est sèche et sent le vieux papier. Les rideaux ouverts, les rayons orange qui traversent la fenêtre permettent de voir les particules de poussière en suspension, donnant un aspect presque enchanté au lieu. J'y trouve également Kenza, vêtue de gants blancs en train de parcourir les étagères. Je croise les bras et m'accote sur le cadre de porte.

— Qu'est-ce que tu fais ?

Elle soupire quand elle réalise que je l'ai suivie.

— Je cherche.

— Quoi ?

— Un livre.

— Lequel ?

— Je ne sais pas.

Je fronce les sourcils.

— Quand j'avais fait des recherches sur Outsider et son auteur, on y parlait de ses descendants, de la demeure et d'une bibliothèque qui contient des livres.

— Toutes les bibliothèques contiennent des livres.

Elle soupire, sur le moment je me sens stupide.

— Mais toutes ne sont pas les bibliothèques de Margaret Ridgers. Le site disait qu'en plus d'autres livres, y a ici toutes documentations la concernant, ses livres publiés oui, mais aussi ceux qu'elle n'a jamais fait paraître, des brouillons, des notes, des journaux. Cette bibliothèque est la mémoire de Margaret Ridgers. Si je parviens à trouver ne serait-ce que l'ébauche d'un récit un peu progressiste, avec un personnage de couleur, je le présenterai à Gwendoline à son retour.

Pas bête...

— Sauf que vu la collection, il y en a pour au moins un jour de recherches.

— Je sais, mais qui ne tente rien n'a rien. Je ne regarde que les livres écrits par Margaret. Si je fais vite, je pourrais peut-être trouver.

Peut-être. Donc elle n'est même pas sure.

— C'est donc à ça que ressemble le désespoir.

— Rends-toi utile Levi et va te pendre quelque part.

Je songe à répliquer, mais me retiens.

— Ce sont des livres protégés non ? Si la famille ne les fait pas paraître peut-être qu'ils ne veulent pas que le public y ait accès. Et puis c'est de vieux livres, qui te dit que tu peux les manipuler ?

— Gwendoline aurait sûrement refusé, mais Susan m'a donné la permission de fouiller, si je fais attention à ne rien abîmer et avant que Gwen ne revienne de son cabinet.

Je commence à comprendre pourquoi Gwendoline se plaignait autant de la naïveté de sa sœur. Laisser une presque inconnue avoir accès à un tel patrimoine, sans surveillance en plus...

— Levi.

— Quoi ?

— Pourquoi ne veux-tu pas que je joue Alice ? Quelle est la vraie raison ? demande-t-elle sans cesser de feuilleter le livre qu'elle tient.

Pourquoi elle me demande ça?

— La vraie raison ?

— Tu partages le point de vue de Gwendoline non ? Tu penses que je n'ai rien à faire avec vous. Tu as un problème avec mes origines.

— Je n'ai jamais dit ça. Je n'ai aucun problème avec tes origines.

— Oh à d'autres. Tu es comme eux tous. Vous êtes tous racistes.

— Quoi ?! m'indigné-je. D'où sors-tu une absurdité pareille ? Tu sais déjà pourquoi ; je veux qu'Adèle joue parce que je l'aime. Je n'ai rien contre toi ou tes origines.

— Bien sûr, lance-t-elle avec sarcasme. Difficile à croire après tes actes.

— Qu'est-ce que j'ai fait ?

Elle lève les yeux au ciel et repose le livre.

— Laisse tomber.

— Quoi ? m'acharné-je.

— Ta remarque de tout à l'heure.

— Ma remarque ?

— « L'Amérique n'a pas été aussi unie depuis le 11 septembre » vraiment ?

— C'était juste une blague, rien de bien méchant.

Elle s'arrête et me regarde, perplexe.

— Quoi ?

— Le 11 septembre ? Tu n'as rien trouvé de plus original pour m'attaquer ? Tu penses que les remarques que je me prends depuis ce matin ne suffisent pas, il fallait que tu fasses une blague de terrorisme ?

— Quoi-

C'est alors que je percute et réalise le double sens de ma remarque.

— Oh... non... ce n'est pas ça que j'essayais de dire, je parlais vraiment juste du sondage. Mon but n'était pas de m'en prendre à toi.

Elle arque un de ses épais sourcils.

— OK, mais pas comme ça, je-

— C'est bon, j'ai compris, dit-elle en levant la main pour me congédier.

Mais je reste dans la bibliothèque avec elle, en silence. Elle vient de balayer la conversation d'un revers de main, mais je sais que ce que j'ai dit l'a vraiment blessée. Je ne m'étais vraiment pas rendu compte de l'aspect terrorisme de mon commentaire de tout à l'heure. C'est un malentendu, mais ça fait quand même mal. J'ai envie de m'excuser, mais son geste vient de m'indiquer de garder le silence. Je l'observe discrètement. Ses mains habillées de gants parcourent les ouvrages un à un. Ses sourcils sont froncés, elle tremble un peu à cause de l'anxiété, elle est absorbée par sa recherche de n'importe quoi qui pourrait lui permettre de garder son rôle. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi déterminé.

Elle est si concentrée... plutôt jolie aussi, quand elle a le clapet fermé.

— Tu comptes rester aussi inutile à me mater longtemps ou tu vas m'aider à chercher.

Je me redresse.

— Tu es barge au point de t'imaginer que je te mate ? Et pourquoi t'aiderais-je ? Je ne veux pas que tu aies ce rôle.

Elle se tourne et m'immole de ses yeux de braise avant de se retourner et de continuer à fouiller en maugréant ce que je devine être des insultes en arabe. Mes yeux la quittent pour atterrir sur la boîte de gant à l'entrée, retournent vers Kenza.

Bordel.

J'extirpe deux gants de la boîte, les enfile et m'approche d'une étagère pour commencer à fouiller moi aussi. Je remarque qu'elle m'observe avec un petit sourire.

— Ne va pas t'imaginer que c'est pour t'aider. Si je trouve ce que tu cherches, je le cacherai.

Elle lève les yeux au ciel mais son sourire ne la quitte pas. Chacun de son côté, nous fouillons, elle dans les livres et récits de Margaret, moi dans des notes et lettres personnelles. Près d'une heure s'écoule sans que Kenza ne trouve ce qu'elle cherche. Je vois à son expression que l'espoir s'évanouit à mesure que le temps s'écoule à vive allure. La nuit tombe et j'allume les lumières.

Bien sûr, je suis content. Je sais qu'Adèle aura ce rôle, mais une infime partie de moi compatit pour elle. Elle aura fait tout ça pour rien.

Je sors un livre épais, mais suis surpris par son poids bien en deçà de ce que les livres de cette grosseur pèsent. Je lis le titre. C'est n'est pas un livre de Margaret. Je l'ouvre en plein centre et un petit livre en tombe. Je regarde le trou rectangulaire qui cachait le cahier dans les pages du livre.

Un livre creux.

Si quelqu'un s'est donné la peine de cacher ce livre dans un autre, c'est qu'il était important.

Je m'accroupis et récupère le livre au sol. Il ressemble plus à un petit carnet, sa couverture est en cuir couleur brique et il est étonnamment bien conservé comparé aux autres livres. Sa cachette a dû le préserver un peu de l'humidité et de l'inondation qu'a subie la demeure il y a un demi-siècle. Je l'ouvre pour lire ce qu'il contenait de si précieux pour être caché dans un livre à secrets.

Rien de bien intéressant.

Au début, je crois à un journal, mais les entrées sont trop espacées et trop irrégulières pour le qualifier de journal. C'est plus un recueil des pensées spontanées de Margaret. Dans une page, elle décrit sa promenade du matin dans les détails, elle parle de son opinion sur la syndicalisation chez les ouvriers, traite de politique, raconte sa rencontre avec un bel homme, note les idées d'intrigues qui lui passaient par la tête, écrit des blagues qui en aurait fait rougir plus d'un à son époque et qui me donne le sourire.

Margaret Ridgers était une jeune femme vive, espiègle, observatrice, intelligente et une éternelle romantique.

Je suis sur le point de refermer le carnet et le remettre à l'abri des curieux comme moi dans sa cachette quand je tombe sur un mot qui ressort parmi tous les autres.

Nègres.

En fait, je ne suis pas surprise de le voir. C'était le mot utilisé à l'époque, mais en portant attention à ce qui est écrit je tombe sur quelques réflexions de Margaret concernant la sécession, les noirs et leur nouveau statut de citoyens libres.

Vive, espiègle, observatrice, intelligente, romantique... raciste.

Ses mots à l'encontre des noirs sont au mieux horribles. Elle explique pourquoi ils devraient être remis en esclavage, se confie sur son implication chez les confédérés, avoue des crimes qu'elle a commis et ses affiliations au Ku Klux Klan.

— Putain...

— Tu as trouvé quelque chose ?

Oui. Que Margaret Margaret Ridgers était une suprémaciste blanche et se serait fortement opposée à ce que tu incarnes son personnage.

— Euh...

— C'est un carnet ?

Je lève les yeux vers elle qui est en train de s'approcher de moi. Instinctivement, je ferme le carnet.

— Hum oui... c'est un carnet de croquis.

Elle s'arrête finalement.

— Oh, dit-elle, déçue.

Elle pousse une lamentation, fait demi-tour et retourne parcourir la bibliothèque. Je souffle. Mes yeux retournent vers le carnet. Si les descendantes tombent sur lui, elles sauront que Margaret n'aurait jamais voulu que Kenza joue le rôle d'Alice. Kenza sera écartée sans possibilité de s'y opposer et Adèle aura le rôle...

Je n'aime pas Kenza et je ne veux pas qu'elle joue dans ce film, mais pour ces raisons... c'est tout simplement odieux. Mais d'un autre côté, ça donnerait la chance à Adèle d'avoir ce rôle qu'elle convoitait tant. Je peux aller leur présenter le carnet sans en informer Kenza ou Hannah.

Alors pourquoi je ne bouge pas ?

Mes yeux retournent vers Kenza qui fouille cette immense bibliothèque avec beaucoup de sérieux et d'anxiété. Je ferme les yeux et inspire. Il y aura d'autres rôles. Pour Adèle. Il y aura d'autres rôles pour Adèle.

Pour l'instant, je dois absolument me débarrasser de ce carnet.

Je profite de ce que l'attention de Kenza est focalisée sur les ouvrages de ce monstre de Margaret pour glisser le carnet dans la poche de ma veste. Au même moment, j'entends le bruit sourd du gravier dehors. Je jette un coup d'œil à la fenêtre. Une voiture se stationne et Gwendoline Ridgers en sort, de bien plus mauvaise humeur que tout à l'heure.

— Gwendoline est de retour.

Kenza s'effraie et s'empresse de ranger le livre qu'elle feuilletait. Elle se presse pour descendre l'échelle, si bien que son pied rate une marche. Instinctivement, je tends les bras et après avoir poussé un cri, Kenza atterrit dans ceux-ci, les yeux fermés. Elle finit par les ouvrir au bout de quelques secondes, le temps de réaliser qu'elle n'est pas morte. Les deux disques à la chaude teinte de sable rencontrent les miens, son souffle saccadé et apeuré aussi.

Quand je réalise que je la porte encore, je la dépose sur ses pieds vacillants et recule.

— Merci, souffle-t-elle avant de sortir de la pièce comme une voleuse.

Je reste seul dans la bibliothèque un moment, le temps que le charme ne fasse plus effet, avant de sortir moi aussi pour ne pas me faire prendre là où je ne devrais pas être. Je me rends au salon où les femmes sont déjà assises, en train de discuter. Même si Kenza a quitté la bibliothèque avant moi, elle arrive au salon quelques minutes après moi. Elle est plus calme que ce à quoi je m'attendais. C'est peut-être que ses espoirs sont réduits à néant.

Pendant l'heure qui suit, le débat de tout à l'heure reprend entre Susan, Hannah et Gwendoline. Moi j'ai décidé de ne plus me prononcer pour Adèle, de toute manière j'ai déjà tout dit plus tôt et avec ce que j'ai découvert, je me sens trop mal de le faire.

Étonnement, Kenza non plus ne dit rien. Depuis le début, elle ne fait qu'écouter la discussion, l'air absente. Même quand Susan penche finalement du côté de Gwendoline, sans doute fatiguée de ce conflit puéril, Kenza reste silencieuse. Elle jette à Gwendoline un regard qui me donne froid dans le dos ; on la croirait sur le point de la dévorer.

Susan se tourne enfin vers nous.

— Je suis désolée, mais comme on n'est pas d'accord sur la volonté de Margaret, je suis obligée de suivre la description du livre.

— Enfin, râle Gwendoline qui se lève, prête à partir et se débarrasser de nous.

— Où allez-vous ?

C'est Kenza qui lui demande, en la fixant toujours.

— J'ai affaire et j'en ai fini avec votre cas. Vous ne jouerez pas Alice.

— Asseyez-vous, ordonne-t-elle.

L'ambiance devient bizarre, Gwendoline se tourne vers Kenza.

— Pardon ?

— Asseyez-vous. Immédiatement, ajoute-t-elle avec autorité.

Elle joue à quoi là?

— Je rêve où vous venez de me donner un ordre dans ma propre demeure ?

— Quoi ? Vous êtes sourde en plus d'être détestable ?

Un « oh » général résonne dans la pièce avant que la pendule sonne 22h pile. Gwendoline rougit de colère.

— Dehors, crache-t-elle. Sortez de chez moi, vous pouvez être sûr de ne plus jamais avoir de rôle quand j'informerai la production de vos manières. Dehors, vous tous !

Hannah et moi nous levons, chassés de la propriété mais Kenza ne bouge pas d'un poil.

— Kenza, chuchote Hannah, on doit partir.

Kenza refuse toujours de décoller des fesses de la chaise et son regard insolant de sur Gwendoline.

— Dehors ! répète la senior en indiquant la porte.

Comme Kenza se rebelle encore, elle sort son téléphone.

— Bien, j'appelle la police.

Pendant qu'elle compose le numéro, Kenza passe sa main derrière son dos, en sort quelque chose qu'elle jette nonchalamment sur la table devant elle avant de reporter ses yeux de feux doré vers Gwendoline.

Je suis surpris quand je reconnais le carnet que j'avais caché sur moi tout à l'heure atterrir au centre de la table.

Hein?

Je touche ma poche et ne le sens plus à l'intérieur. Elle me l'a pris ? À quel moment ? Sait-elle ce qu'il contient ? Si oui, pourquoi le leur montrer ?

À l'expression de Gwendoline, je comprends qu'elle connaissait l'existence de ce carnet. Et son contenu. Kenza aussi le comprend, ce qui la fait sourire.

— Où avez-vous trouvé ça ? demande Gwendoline, la terreur dans la voix.

— Vous saviez hein ? Qui était véritablement votre arrière-grand-mère. Vous saviez qu'elle n'est pas cette écrivaine progressiste qu'on dépeint partout. Vous connaissiez son opinion et ses agissements répréhensibles.

— Qu'est-ce que c'est ? demande Susan en prenant le cahier.

— Un carnet personnel de Margaret. Allez au trois quarts.

Susan s'exécute, lit d'abord normalement avant de mettre sa main sur sa bouche en tombant sur les mêmes révélations qui m'ont choqué tout à l'heure.

— Mon dieu...

Hannah approche et consulte elle aussi le cahier. Kenza, elle n'a pas lâché Gwendoline du regard.

— C'est pour ça que vous vous êtes autant opposé à ce que je joue. Je me trompe ?

— Je me devais de respecter sa volonté, se défend Gwendoline.

— Comme c'est admirable de votre part. Et vous savez quoi ? Je suis d'accord avec vous. Je ne dois pas jouer dans ce film parce que Margaret n'aurait jamais approuvé cela.

Je me tourne vers Kenza, surpris.

— Ah... Merci de comprendre-

— Toutefois, tout le monde doit savoir. Tout le monde doit savoir la raison pour laquelle je ne dois pas jouer dans ce film, à savoir que Margaret Ridgers était une raciste, qui plus est membre de Ku Klux Klan.

Le regard de la septuagénaire s'anime de quelque chose qui ressemble à de la peur.

— Oh... à moins que... c'est vrai ! s'exclame Kenza. Ça devait rester un secret. Un secret que chacun de ses descendants s'est assuré à garder... secret. Je suppose que ceux avant vous ont fait disparaître tous les ouvrages où elle exprimait ses idées racistes et xénophobes en voyant que la société évoluait dans le sens inverse. Je me trompe ?

Gwen hésite, puis hoche la tête.

— La collection des écrits de Margaret est énorme. Mon père m'a donné l'instruction dans son testament de faire brûler tous les livres, carnets et notes qui auraient pu salir sa mémoire, entacher son œuvre.

— C'est sur qu'être une membre du Klan n'est pas très reluisant de nous jours. Moi je m'en fiche un peu, mais le public... qu'en penserait-il ? Que penserait la génération Z de cette autrice plus que problématique ?

Comme l'aînée ne répond pas, Kenza poursuit :

— Avez-vous déjà entendu parler de la cancel culture? C'est être littéralement banni de l'espace culturel et public. Je ne prétends guère lire dans l'avenir, mais je peux déjà voir ce qu'il se passera quand j'enverrai les photos que j'ai prises du carnet aux médias. Ça commencera par des boycottes ça et là, quand la communauté noire tombera sur ce carnet, ils feront tout pour le supprimer de toutes les bibliothèques. Le nom de Ridgers sera traîné dans la boue, symbole d'oppression, il perdra de son prestige, le livre disparaîtra peu à peu des étagères, sera brûlé pour du sensationnalisme sur Twitter, imaginez la scène ! se réjouit Kenza à la manière d'un animateur de cirque.

Gwendoline baisse la tête, paniquée. Kenza se lève et s'approche calmement avant de se positionner en face d'elle.

— Pour la dernière fois, asseyez-vous, Gwen.

Je ne sais pas si Gwendoline s'assoit ou si ce sont ses jambes qui lâchent sous l'effet de la peur qui est maîtresse d'elle, mais son fessier plat retrouve le coûteux mobilier.

Kenza se penche alors et pose ses mains de part et d'autre des accoudoirs en bois précieux. Son regard change alors, sa pupille rétrécie, ses yeux sont grand ouverts et laissent voir ses nervures sanguines. Elle est terrifiante.

— On peut éviter tout ça, vous savez ? Si vous ne désirez pas que le contenu de ce carnet soit révélé au monde et donc la vraie nature de votre ancêtre, je ne le ferai pas. En contrepartie, je veux jouer dans ce film.

— Mais-

— Choisissez : la volonté de Margaret ou sa réputation ainsi que la vôtre.

La tension est à son comble, l'ambiance que Kenza a installée est si pesante qu'on pourrait la manipuler, mais ça ne tarde pas avant que Gwendoline, une fois sa salive difficilement avalée ouvre ses fines lèvres ridées.

— D'a-d'accord. Vous pouvez jouer dans ce film.

WoW...

Kenza retrouve un sourire innocent.

— À la bonne heure !

Elle prend le téléphone de Gwendoline dans ses mains, compose un numéro et le lui tend.

— Tenez, informez-en la production. Kenza Belbachir jouera Alice, car la très respectable et pas du tout raciste Margaret Ridgers en aurait voulu ainsi.

La main tremblante, Gwendoline le saisit et quand on répond à l'autre bout du fil, elle commence à informer la prod de sa décision à elle et sa sœur qui, comme Hannah et moi, est scotché par le chantage que Kenza vient de lui faire subir. Pendant ce temps, Kenza se redresse et vient se placer en face de moi. Elle ne dit rien, mais son petit sourire m'indique qu'elle est fière d'être parvenue à sécuriser son rôle. Un espèce de « dans tes dents ! ».

Je ne sais toujours pas comment elle s'y est prise pour me soutirer le carnet, mais ça n'a plus d'importance. Dire que moi je voulais cacher le carnet pour ne pas lui nuire, elle, elle s'en est servie contre les Ridgers. Sans la moindre once de remords, elle a menacé et fait chanter une femme âgée et devant témoins en plus...

Et elle m'a manipulé.

Je réalise alors que la petite femme à allure innocente qui se tient devant moi est en réalité animée de quelque chose de... maléfique ? Si l'on s'en prend à elle, elle ne recule devant rien.

En moins de quinze minutes, l'affaire est réglée. Gwendoline rend compte de la décision qui lui a été imposée. La production nous informe alors qu'ils vont faire l'annonce officielle auprès du public très bientôt, il n'y a pas de retour en arrière possible à présent.

Kenza incarnera Alice.

Je n'arrive pas à y croire. Même dehors, sur le chemin vers la voiture d'Hannah, ce qu'il vient de se passer me semble irréel. Alors que le gravier craque sous nos pas, je profite du fait qu'Hannah soit loin devant pour questionner Kenza qui marche à mes côtés.

— Comment as-tu su pour le carnet ?

— Je t'ai vu le cacher, alors j'ai eu un doute sur son contenu. Je pensais que tu essayais vraiment de cacher ce que moi je cherchais, mais tu cachais le contraire...

Je hoche la tête.

— Quand me l'as-tu pris ?

— Quand tu te la jouais chevalier en me tenant dans tes bras. Après je suis allée dans un coin tranquille pour le lire et le filmer, puis je suis venue vous rejoindre. Mon plan était aussi de me débarrasser du cahier, mais pendant qu'elles parlaient, j'ai plutôt eu l'idée de m'en servir contre Gwendoline. Maintenant, j'ai mon rôle !

Putain...

Je voudrais me fâcher, mais je n'y arrive pas tant je suis assommé et même en admiration devant tout ce qu'elle a fait pour ce rôle. Elle s'est laissée tomber sans le vide pour me voler le carnet Bon Dieu !

— Ça ne te dérange pas de jouer un personnage écrit par une femme raciste ?

Elle lève nonchalamment les épaules. Les lampadaires éclairent trop mal son visage pour que j'en perçoive l'expression.

— Je m'en fous. Elle est morte. Elle ne profitera pas des revenus que rapportera ce film.

— Oui, mais éthiquement... on va vraiment cacher ça aux gens ?

— Oui. Et puis... comme elle n'aurait vraiment pas voulu que je joue dans ce film, que je joue son personnage le plus connu, le faire est ma manière à moi de cracher sur sa tombe, termine-t-elle en balançant ses boucles sur son épaule avec attitude.

Je ne peux retenir mon sourire devant son approche digne d'une véritable vilaine de cartoons. C'est sans doute ce qu'elle est, la vilaine de sa propre histoire.

Elle ne me l'a pas demandé, mais je sais qu'elle attend de moi que je garde également le secret sur qui était véritablement Margaret Ridgers. Je suis donc encore le seul au courant de ces manigances. C'est bizarre, mais ça ne me déplaît pas.

Nous entrons dans la voiture et prenons le chemin de la maison. La route semble encore plus longue maintenant que la nuit est tombée et que la radio s'entend à peine. Sans doute bercée par le son des pneus sur la route, ma douce vilaine glisse vers le sommeil et tombe sur mon épaule.

Elle dort si profondément et si paisiblement après cette journée qui a dû être éreintante que je ne trouve pas le cœur de la réveiller, de retirer sa lourde tête de mon épaule. À la place, je l'observe, hume le parfum de ses cheveux qui évoque l'Extrême-Orient, sa chaleur, sa douceur, sa magie, ses mystères. Il me transporte là-bas l'instant de quelques bouffées.

Je porte mes yeux vers la route, vers le rétroviseur où Hannah qui n'a rien manqué m'offre à présent un sourire espiègle. Je me vois rougir et détourner le regard.

— Tu n'as rien vu.

Ma propre agressivité me surprend.

— Je n'ai rien vu, répète-t-elle

Coupé!

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