Scène 8

𝕊𝕔è𝕟𝕖 𝟠 : 𝕃𝕦𝕞𝕚è𝕣𝕖𝕤, 𝕔𝕒𝕞é𝕣𝕒, 𝕒𝕔𝕥𝕚𝕠𝕟 !

Kenza

Le tintement de la cuillère contre la porcelaine rebondit sur les murs de la pièce à mesure qu'elle touille le thé dans sa jolie et très probablement antique tasse aux motifs floraux et aux fioritures dorées. Elle la porte ensuite à ses lèvres rouge grenat aux babines légèrement fripées en tenant l'anse comme le requiert l'étiquette. Après avoir siroté le breuvage chaud et parfumé, les yeux fermés comme dans une publicité de yaourt, elle nous regarde enfin.

— Eh bien ? Vous ne buvez pas ? grésille sa voix nasillarde.

Hannah, Levi et moi échangeons un regard. Il faut dire qu'on ne s'attendait pas à se retrouver à devoir jouer à la dînette en venant au domicile ancestral des Ridgers. On croyait leur poser notre problème, qu'ils acceptent, passent un coup de film et qu'on soit partis dans l'heure.

Au lieu de ça, Susan Ridgers, la cadette, ravie d'avoir de la visite, de la jeune visite qui plus est, nous a pris en otage. Elle connaît un peu Hannah et s'est lancé dans des éloges sur son travail alors que nous nous dirigions vers le salon. Quand Hannah a essayé de ramener le sujet de conversation à la raison de notre venue, moi, Susan l'a immédiatement arrêtée. Pour elle, pas question de discuter sans qu'elle ne reçoive convenablement ses invités. Comme on est le week-end, les domestiques ne sont pas présents, elle est donc elle-même allée préparer à goûter. Près d'une demi-heure plus tard, elle revenait avec du thé, des gâteaux et biscuits assortis ainsi qu'un arrangement de fruits secs.

Moi ça ne me dérange pas tant que ça. Être prise en otage pour discuter autour d'un thé et des gâteaux j'ai connu, ça fait partie de ma culture. Mais j'ai bien senti qu'Hannah et Levi ont été un peu désorientés par cet accueil excessif de notre hôte.

La première, je me penche pour saisir le petit plat sur lequel repose ma tasse. Quand la fumée vient chatouiller mon visage, j'en hume le parfum et décèle une note fruitée et sauvage.

— Myrtilles ?

À son sourire, je vois que le fait d'être en présence d'une amatrice la réjouit. Ça m'arrange. Je suis venue pour la séduire.

— Presque, bleuets.

Il s'agit en fait du même fruit avec deux appellations différentes, seulement je me garde de rouspéter sa correction superflue. Je bois le thé tel qu'il est, fumant, imite sa mimique ridicule de fermer les yeux.

— Il est exquis.

— N'est-ce pas ?

— Vous devriez goûter, encouragé-je Hannah et l'autre parasite.

Levi et Hannah s'empressent de m'imiter et de complimenter un thé dont ils ne savent probablement pas faire l'appréciation, Levi se brule la langue, ce qui nous fait rire moi et Susan.

— Alors. Vous disiez être venus concernant le film. Comment avance-t-il ?

Vu son âge avancé, sa question n'est pas vraiment étrange. Elle ne doit pas passer beaucoup de temps sur internet, sinon elle aurait su, pour moi.

— Nous sommes encore en train de procéder aux auditions pour différents rôles. Seuls les personnages principaux ont été sélectionnés.

— Oh... je vois ! J'espère qu'ils seront à la hauteur.

Elle reprend sa dégustation, sans poser plus de questions sur la raison de notre présence à tous les trois.

— En fait... ils sont devant vous. Je vous présente Levi von Neumann qui incarnera Henry et Kenza Belbachir qui doit jouer le rôle d'Alice.

Le sourire disparaît, les yeux me dévisagent. Classique.

Susan demande à Hannah de répéter, mais je prends la parole à sa place. J'aime beaucoup Hannah, mais je ne peux pas la laisser mener tous mes combats.

— Je vais jouer Alice.

— Oh...

J'attends une autre réaction que ce « oh... »

— Oh...

Encore. Malgré tous les efforts qu'elle déploie pour ne pas que cela paraisse, je vois bien qu'elle se demande pourquoi et surtout qui m'a prise pour jouer Alice. Pendant tout le trajet jusqu'ici, j'ai épluché les différentes approches que je pourrais avoir pour la convaincre d'exercer son espèce de droit de veto pour que je puisse garder mon rôle. J'ai songé à toute sorte d'excuses et de discours sur la société, la mentalité de l'auteur, mais là, devant ce visage, cette expression que j'ai vue si souvent, celle qui vous rappelle que vous n'êtes pas ici chez vous, j'ai l'impression d'être désarmée.

Alors je laisse de côté les mensonges et le miel.

— Ce n'est pas vrai. En fait, j'ai été sélectionnée pour le rôle d'Alice, mais il n'est pas certain que c'est moi qui vais l'interpréter.

La curiosité remplace la perplexité sur ses rides.

— Ah oui ? Comment cela ?

— Comme vous devez bien le voir, je ne corresponds pas tout à fait au physique d'Alice... cela fait polémique.

— Oh...

Surprise.

— Oh...

Compassion.

Hannah lui raconte un peu les événements de la matinée qui nous ont conduits ici, mon rôle en péril. Elle lui explique pourquoi elle a besoin que les Ridgers tranchent. Cette enflure de Levi en profite pour ajouter qu'une actrice connue et meilleure pour le rôle est aussi une option. Apparement Susan connaît Adélaïde Cimone et dit qu'elle la verrait bien en Alice. Je n'ai aucun doute que ce n'était pas pour me blesser, les personnes âgées ont peu de tact, mais sur le moment ça m'a énervée, qu'elle dise ça devant moi. Heureusement, Hannah lui fait le même discours qu'elle nous a fait en réunion, sur l'acceptation, l'ouverture d'esprit et la place d'outsider. Susan Ridgers semble très réceptive à cela et me regarde même avec encore plus de compassion à présent.

Comme si j'avais besoin de ça.

— Et donc, on a besoin que vous acceptiez que Kenza incarne Alice. Un coup de fil suffira à sécuriser son rôle jusqu'au tournage.

Elle prend une grande inspiration, dépose sa tasse vide sur la petite table entre nous avant de lever ses yeux graves sur nous. Je n'entends plus les autres respirer, comme moi, ils sont accrochés à ses lèvres. Ma carrière et mon avenir avec Blake sont aussi accrochés à ses lèvres.

Susan Ridgers sourit.

— Oui. Bien sûr que vous pouvez jouer Alice. Je suis sûre que vous serez à la hauteur du personnage. Je peux appeler la production tout de suite si vous le désirez.

Je crois halluciner au début. Je m'attendais à de la résistance, quelques remarques et excuses pour défendre un choix raciste, mais rien. Susan Ridgers accepte presque instantanément.

Je sais. Même moi je n'y crois pas, alors je demande pour être sûr.

— Vous avez dit quoi ?

— J'ai dit-

— Hors de question !

Nous tressautons tous avant de nous tourner vers la porte qui mène au petit salon où nous sommes tous les quatre assis. Une femme, elle aussi dans la soixantaine, voire plus, vêtue d'une robe vert cendré à la Jackie Kennedy et d'un imposant collier de perles fait son entrée dans la pièce. Bien que ses cheveux à elle soient complètement blancs et que son visage soit plus rigide, il ne faut pas être devin pour déduire qu'il s'agit là de Gwendoline Ridgers, la sœur de Susan, l'autre descendante.

Elle marche jusqu'au centre de la pièce pour nous rejoindre, se poste à la droite de sa sœur et croise les bras.

— Quand j'ai vu la nouvelle sur cette étrangère qui jouerait Alice, j'ai été choquée, j'ai même appelé la production pour leur demander qu'est-ce que c'était que ce cirque et là on me dit que vous venez ici, chez nous, pour nous demander de vous laisser jouer Alice, non, mais vous êtes malade ?

Quoi?

Son agressivité me déroute. Je regarde Hannah, l'appelant au secours.

— Bonjour, madame Ridgers, je suis-

— Je sais qui vous êtes. Vous êtes la femme qui est en train de chercher à dénaturer l'œuvre de mon ancêtre, c'est dans tous les médias.

— Ah oui ? demande Susan.

— Oui, Sue. Si tu t'achetais un téléphone portable, tu le saurais. Peu importe, je m'oppose formellement à ce que cette jeune femme joue Alice.

Elle le dit en me fixant droit dans les yeux, sans s'encombrer de cacher son animosité à mon égard.

— Je...

Je ne sais même pas quoi dire. Oui, en venant, je m'étais en quelque sorte préparée à un peu de résistance, un malaise même, mais pas à un non plus que catégorique presque craché à ma figure.

— Mais pourquoi ? Elle ferait une jolie Alice, je trouve, intervient la douce Susan.

— Là n'est pas la question. Elle ne ressemble aucunement à Alice, elle est étrangère par-dessus tout. Le livre est un classique américain, hors de question de profiter du fait que Margaret est morte pour en faire une version woke. On ne change pas un classique.

— Oh...

— Nous n'essayons pas d'en faire une version woke ou de dénaturer l'œuvre de Margaret, se défend Hannah. C'est juste que comme l'essence du livre réside dans son message, nous nous sommes dit que-

— Que rien, la coupe la sœur Ridgers. Alice est une personne. Son caractère est décrit, mais son physique également. Hors de question que vous fassiez ce film avec une Arabe. Il y a plein d'actrices qui correspondront mieux au rôle.

— Adélaïde Cimone par exemple, s'incruste Levi.

— Oh toi ta gueule.

Je ne réalise que trop tard que j'ai parlé à haute voix et que tous me dévisagent.

Bravo Kenza, déjà qu'on ne veut pas de toi, tu passes pour une rustre.

— Désolée.

Elle roule les yeux.

— Bon, c'est réglé. Vous pouvez partir. Je m'occupe de communiquer notre décision à la production.

Je sens mon cœur chuter dans ma poitrine alors que la flamme de l'espoir que je m'efforce de maintenir vivante malgré le vent turbulent qu'est ma vie s'éteint.

C'est fini.

— Comment ça notre décision ?

Nous levons nos têtes vers Susan Ridgers.

— Moi je veux qu'elle joue Alice. C'est une jeune femme charmante, oui physiquement elle ne correspond pas, mais je trouve qu'elles se ressemblent un peu, pas toi Gwen ?

— Non. Pas du tout.

— Elle doit jouer Alice, elle a été sélectionnée pour le rôle.

— Et moi je refuse.

— Sauf que ta parole n'est pas suprême. Kenza jouera Alice, répète Susan.

— Kenza ne jouera pas Alice, s'oppose immédiatement sa sœur.

Ça alors. Je m'étais préparée au refus, mais certainement pas à une discordance fraternelle. Les deux sœurs se fixent. Susan, animée par la passion s'est levée et a elle aussi croisé les bras pour défier sa sœur aînée. Elles commencent à se disputer sur la manie de tout décider de Gwendoline et la naïveté de Susan. Elles se lancent dans un débat sur la volonté de Margaret, sans parvenir à une entente.

Elles finissent même par s'éloigner pour échanger à voix basse pendant que nous trois sommes encore là, assis, perdus.

— Euh... il se passe quoi quand les détenteurs des droits moraux sont en désaccord ?

— Je- je n'en sais rien... j'imagine une paralysie du processus jusqu'à ce qu'une décision unanime soit adoptée. Un procès ?

— Un procès ?! Ça prend combien de temps ?

— Des mois, des années parfois.

Les sœurs reviennent vers nous, toutes deux de bien mauvaise humeur. Gwendoline s'apprête à ouvrir la bouche pour parler, sans doute me dire que je ne jouerai pas Alice quand son téléphone sonne. Elle décroche, converse avec la personne à l'autre bout du fil comme si nous n'étions pas là, raccroche.

— J'ai une urgence à régler au cabinet. On discutera de votre cas à mon retour.

Sans nous accorder un au revoir, elle quitte la pièce, emportant le froid sibérien qu'elle avait amené avec elle. Susan s'assoit de nouveau en face de nous.

— Je suis vraiment désolée, commence-t-elle. Ma sœur est... très rigide.

Coincée.

— Attachée à la tradition.

Raciste.

— Et peu accueillante.

Méchante.

— Son urgence ne devrait pas être bien longue, une heure, deux heures tout au plus. Souhaitez-vous attendre ou voulez-vous reporter et rentrer chez vous, il se fait tard.

— On va-

— Attendre, coupé-je Levi que j'avais senti venir.

Il doit jubiler à cet instant, de savoir que Gwendoline me rejette comme la peste, son petit sourire qu'il arbore depuis qu'elle est entrée en témoigne.

Si on était seuls lui et moi je lui aurais-

Du calme Kenza. On a déjà une très mauvaise image de toi.

— Nous allons attendre, répété-je sans consulter Hannah et Levi qui avaient peut-être des choses de prévues pour ce soir.

Comme je suis toujours en colère qu'un rôle pour lequel j'ai bossé, que j'ai obtenu à la régulière me soit retiré juste à cause de mon apparence, je me lève pour aller prendre l'air, me calmer, songer à une nouvelle stratégie pour convaincre Gwendoline qui est immunisé à mes charmes.

Il y a aussi que la maison de style coloniale me met vraiment mal à l'aise, je ne m'y sens pas à ma place, quelque chose d'oppressant me chasse.

Dehors, je marche sur un petit chemin de gravier en maudissant Gwendoline Ridgers, Levi von Neumann, Donald von Neumann, Adélaïde Cimone, Mark Saint-Cyr, la personne qui a balancé l'info aux médias, tous ceux qui ont levé leur main pour voter pour mon congédiement et tous ceux qui sont en train de me mettre des putains de bâton dans les roues.

Je les hais.

Je les hais.

Je les hais.

— JE VOUS HAIS !!!!

À tire-d'aile, quelques oiseaux s'élancent vers le ciel, alertés par mon cri.

Je me calme un peu et profite de ma présence pour me promener dans le verger, les jardins et la pelouse qui semble en flamme à cause du coucher de soleil californien en attendant le retour de la sorcière. Je m'arrête devant ce qui ressemble à un petit cimetière. Les membres de la famille Ridgers y reposent. Je me réprimande d'avoir souhaité que Gwendoline soit parmi eux. Une pierre tombale, plus imposante et mieux décorée que les autres trône au centre de tout ce monde ; celle de Margaret Ridgers.

Je m'arrête pour me recueillir devant elle.

— Tu comptes te cacher encore longtemps ?

Quelques secondes s'écoulent avant que Levi qui me suit de loin depuis que je suis sortie, comme s'il essayait de me prendre en plein forfait de je ne sais trop quoi, vienne se poster à ma droite. Il lit l'inscription sur la pierre tombale.

— Tu crois aux fantômes ? demandé-je pour combler le lourd silence.

— Non.

Silence.

— Toi ?

Je lève les épaules.

— J'aimerais bien que celui de Margaret existe.

— Pour ?

— Pour qu'elle donne une fessée à sa peste d'arrière-petite-fille. Ne serait-ce que pour lui apprendre à dire bonjour et au revoir.

Étonnement, il ricane.

— Pourquoi t'entêtes-tu ? Il y a d'autres rôles.

— C'est celui-là que je veux. Rien ne m'assure que j'aurai une autre opportunité comme celle-ci. J'ai besoin de ce rôle... non seulement moi, mais aussi toutes les filles comme moi, toutes les outsiders. J'ai besoin de ma place dans ce monde.

Je le regarde et il me toise.

Fait-il exprès d'être aussi hautain ou c'est naturel chez lui?

— J'aimerais tellement que son fantôme apparaisse et dise à tout le monde de me laisser jouer.

— Et si elle ne voulait pas que tu joues son personnage ?

— Margaret aurait voulu que je joue Alice.

— Ah ouais ? C'est elle qui te l'a dit ?

— Non, mais mes recherches sur elle-

Je m'arrête et regarde Levi qui attend la suite alors que la solution à mon problème me vient à l'esprit.

— Quoi ?

— Il y a peut-être un moyen de savoir ce que Margaret aurait voulu.

— Hein ?

Je ne lui explique pas, je n'ai pas le temps, Gwendoline va bientôt rentrer. Je le laisse là et cours en direction de la demeure.

Coupé!

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