Scène 7
𝕊𝕔è𝕟𝕖 𝟟 : 𝕃𝕦𝕞𝕚è𝕣𝕖𝕤, 𝕔𝕒𝕞é𝕣𝕒𝕤, 𝕒𝕔𝕥𝕚𝕠𝕟 !
Kenza
La sonnerie de mon téléphone m'arrache à un sommeil pour lequel j'étais vraiment dû après des jours et des nuits à parcourir le script. J'émerge avec toute la peine du monde, tends la main pour attraper mon téléphone sur la table de chevet et regarde l'afficheur.
Au lieu d'un des noms de ma liste de contact, il y est inscrit « Numéro privé ».
Je perds alors ma motivation de répondre au téléphone à quelqu'un qui ne souhaite même pas que je sache de qui il s'agit. Mais la sonnerie reprend, ce plusieurs fois après que je refuse l'appel. Agacée et à présent intriguée de savoir qui s'acharne ainsi pour me joindre, je décroche.
— Allo ?
— Kenza ? Kenza Belbachir ? demande la voix non familière d'un homme.
— Oui ? réponds-je, encore légèrement dans les vapes.
— Bonjour Kenza, j'espère que je ne vous dérange pas !
— Hum... non, non..., mentis-je. Qui est-ce ?
— Harvey Delon, je suis recherchiste pour Radio Hollywood. Auriez-vous quelques minutes pour un court entrevu ? Nous voudrions également savoir si vous accepteriez de venir au studio pour un autre entrevu.
Le trop d'information excède ce que mon cerveau encore à moitié endormi peut décoder. Je réponds de manière à mettre fin à l'appel le plus vite possible.
— Hmmm...
— Nos recherches nous indiquent que vous êtes étudiantes en théâtre à USC, la comédie a-t-elle toujours été votre passion ?
— Hmmm...
Le silence s'étire, sans doute attendait-il une réponse plus élaborée.
— D'accord... et quelles ont été vos inspirations, vos modèles pour vous lancer dans cette carrière ?
— Hmmm...
Encore ce blanc.
— Est-ce que c'est un mauvais moment, je peux vous rappeler, finit-il par dire.
— Hmmm...
— D'accord, oh- juste une dernière question ; c'est vrai que vous jouerez le personnage d'Alice dans le film Outsider aux côtés de Levi von Neumann ?
— Hm-
Le nom de mon Némésis suffit à éveiller mes sens et je me redresse d'un coup.
— Quoi ?
— C'est vrai que vous jouerez le personnage d'Alice dans le film Outsider aux côtés de Levi von Neumann ? répète-t-il alors qu'il commence à perdre patience.
— Comment vous savez-
D'un coup les souvenirs de la soirée d'hier me reviennent en mémoire :
Levi.
Sa demande pour que je renonce à mon rôle.
La bagarre.
Amar qui m'appelle pour me dire que l'information sur les rôles a fuité. Je suis en train de gagner toute ma conscience alors que tout devient plus clair. Je retire mon téléphone de mon oreille et regarde l'écran, « Numéro privé » y est encore écrit en caractère gras. Je le déverrouille et aussitôt, je suis bombardée de notifications, d'appels manqués et de messages non lus.
— Kenza ?
Je consulte mes appels, j'en ai des dizaines d'Amar, de Bea, de la production, de mes amis, des gens à qui je n'ai pas parlé depuis des années, de quelques magazines, journaux et radios ainsi que deux de Levi.
— Qu'est-ce que...
Je me dirige vers mes réseaux sociaux et même constat. Des centaines de messages et de demandes. Des centaines et des centaines de notifications d'abonnement. Mon profil Instagram qui ne devait pas avoir 500 abonnés en a à présent près de 10 000. En temps réel, on m'écrit, me mentionne, m'appelle en masse. La surstimulation me laisse totalement étourdie, j'ignore quoi faire, comment réagir.
Les gens savent... les gens savent... merde !
— Kenza, vous êtes encore là ? C'est vrai ou pas ?
La voix de la personne au téléphone dont j'ai oublié le nom me ramène sur terre. Je réalise alors la raison pour laquelle il m'a appelé.
— Kenza ? Ken-
Je m'empresse de raccrocher, mais à peine cela fait, tous les appels en attentes défilent. Chaque nom qui me semble trop lointain est ignoré. Je me rends de nouveau sur Instagram et ouvre mes messages. Mes proches me posent plein de questions, me félicitent, cherchent à confirmer la véracité de la rumeur. J'ouvre également mes demandes et des dizaines de messages d'inconnus s'affichent.
Ils sont aussi divers de leur nature qu'ils sont nombreux. Beaucoup encore me félicitent pour mon rôle ou me posent simplement la question sur toutes les lèvres : est-ce que la rumeur est vraie ? Je lis le message d'une nouvelle fan #1 autoproclamée qui me dit qu'elle m'admire et est contente qu'une actrice qui lui ressemble puisse enfin avoir un rôle pertinent et qu'elle est impatiente de me soutenir dans mon cheminement.
Ce message me donne le sourire, mais je le perds vite en passant au suivant.
Une fille m'exprime son mécontentement vis-à-vis de la nouvelle. Elle raconte qu'Outsider est son livre préféré de tous les temps, que c'est lui qui lui a donné l'amour de la lecture, qu'elle étudie la littérature et elle est outrée que ce soit moi qui l'incarne pour la première fois au grand écran. Elle termine son coup de gueule par « Bref, c'est ça. Ce rôle n'a pas été écrit pour toi, alors retire-toi, sinon tu vas gâcher le patrimoine qu'est ce livre. »
Je retourne dans le flux de message et trouve des dizaines de messages similaires, mêlés à ceux des groupies de Levi qui sont tout simplement dégoutées que Levi joue dans une romance avec une nobody comme moi. J'ai droit à un paquet d'injures, sur mon physique, sur ma situation, sur mes origines, on me répète que je souille l'œuvre de Margaret Ridgers. Je reçois des extraits du livre qui décrivent Alice pour me montrer combien je ne pourrais pas être plus loin du physique de l'héroïne. Certains m'envoient même des vocaux et des messages vidéos où il exprime ce qu'ils ont dit en écrit, insultent, crachent, pleurent...
Même les gens de ma propre communauté me huent ; on me dit que je suis une honte, m'accuse d'être une assimilée, les plus virulents me traitent de vendue et de prostituée, me font des rappels, m'invitant avec plus ou moins d'hostilité à retourner vers le droit chemin.
Je passe au suivant, puis encore au suivant, mon téléphone ne cesse de sonner. Je suis submergée par les appels, les messages de haine, d'insultes et de menaces à mon égard. Quand je ne crois pas trouver pire que le message précédent, une nouvelle personne s'en prend à moi. Quelqu'un me menace même de me violer.
Abasourdie, je vais voir le profil de l'expéditeur.
En plus des menaces particulièrement violentes, il joint des photos de mon université et même de la devanture de ma résidence universitaire pour me laisser savoir qu'il sait exactement où me trouver. C'est un homme blanc, la quarantaine qui se proclame fièrement néo-nazi comme les tatouages sur son corps et son visage le témoignent. Je découvre alors que je suis la nouvelle cible de certains de ses groupes qui cherchent à préserver la race blanche, même dans la fiction.
— Mon Dieu...
Ce message me glace le sang et j'éteins mon téléphone.
C'est quand l'écran devient noir que je remarque les larmes que j'ai laissées couler en lisant ces mots qui ont eu l'effet de coups de poignard.
Je ne suis pas naïve.
Je savais qu'on n'allait pas m'accueillir les bras grands ouverts, mais ça... un tel déferlement de haine de tous bords, tous côtés... on n'est jamais prêt à recevoir ça.
Mon téléphone continue de vibrer furieusement, comme s'il m'exprimait le mécontentement d'internet à sa manière. J'ai envie de vomir rien que de penser à tous ces messages qui ne font que rentrer, aux insultes et menaces.
Après être parvenue à éviter une crise d'angoisse, je parviens à rouvrir mon téléphone, tombe de nouveau sur le profil du néo-nazi et les photos de ma résidence.
Ne me dites pas que...
Je me lève en hâte, approche la fenêtre et regarde derrière le rideau pour découvrir une petite foule plantée sur la pelouse devant l'immeuble de ma résidence. Derrière eux, deux camions portant l'insigne de diffuseur de média sont stationnés. Des étudiants de la résidence semblent en train de répondre aux questions des paparazzi. Alors que mon regard alarmé se promène dans la foule, il croise celui d'une fille. Elle plisse les yeux, ouvre la bouche et se met à sauter en me pointant du doigt. Tous cessent ce qu'ils faisaient et lèvent les yeux vers moi. Les appareils photo suivent et en quelques secondes, les flashs me prennent d'assaut.
Aveuglée, je recule instantanément et trébuche sur mon panier à linge que j'avais déplacé pour jeter un coup d'œil dehors. Heureusement, ce même panier en rosier amortit ma chute avant de rouler sur lui-même pour me jeter à même le sol de ma chambre.
Ils savent où je vis...
Face à la gravité de la situation, tous les exercices de respirations ne suffiraient pas à clamer la crise qui me frappe de plein fouet. J'ai l'impression d'étouffer et je ressens le besoin de quitter la résidence, de peur qu'ils tiennent leur promesse et viennent me faire regretter d'avoir obtenu ce rôle.
Je trouve la force en cette peur viscérale et quitte ma chambre. Alors que je passe devant la cuisine, une voix m'interpelle et je sursaute, croyant que quelqu'un est parvenu à s'introduire chez moi.
Mais c'est celle d'Israe.
Elle est assise à table et lis la copie d'Outsider que j'ai laissé trainer au salon hier. Amar est avec elle, en train d'écrire un scénario sans doute.
— Tu vas où ? me demande Israe.
— Je-
Les larmes brouillent ma vision et ma gorge serrée m'empêche de parler.
— Je dois sortir d'ici, ils savent où je vis, ils vont me faire du mal et-
— Du calme, la police est là, me rassure Amar.
— Quoi ?
Devant ma confusion, elle lève les yeux au ciel.
— Il est 10h00 et ils sont devant l'appartement depuis hier nuit. Je les ai trouvés quand je suis rentrée. Ce matin en voyant qu'il y en avait plus j'ai appelé la police. Il y a un agent devant le porte, ajoute-t-elle.
Je me rue sur cette dernière et l'ouvre pour confirmer la présence d'un officier de police. Je referme la porte et retourne à la cuisine, un peu apaisée. Je leur parle des messages et des menaces que j'ai reçus et Israe saisit l'ampleur de la situation.
— Il faut porter plainte, c'est très grave, dit-elle en parcourant les messages qui continuent de pleuvoir dans ma messagerie.
— Contre qui ? Ils sont des centaines à m'envoyer ça, beaucoup ont de faux profils...
— Dans ce cas, il va falloir déménager. La résidence est trop accessible, il y a trop de va-et-vient. Ce n'est pas sûr, fait remarquer Amar.
Nous abordons la logistique d'un déménagement, le prix que ça pourrait coûter, la demande pour une surveillance policière constante et la vigilance dont nous devons faire preuve à présent. Je suis contente qu'elles ne m'en veuillent pas d'avoir chamboulé ainsi leur train de vie, mais moi je ne parviens pas à me débarrasser de la culpabilité.
— Je ne comprends pas comment ça a pu se produire. Comment est-ce qu'ils ont su ? me lamenté-je, figure contre la table.
Mon esprit, en effervescence, à la recherche de solutions, d'explications est troublé quand mon téléphone sonne à nouveau sur la table. Dans un excès de rage, je le prends et réponds.
— Arrêtez de m'appeler, bordel ! Je n'ai rien à vous dire ni à vous donner ! Laissez-moi tranquille !!!
— Kenza ! Tu réponds enfin, ça fait des heures qu'on t'appelle, je commençais à m'inquiéter.
Je reconnais la voix de Beatrice et me redresse.
— On ?
— Tout le monde, Hannah, la prod et leurs avocats, c'est la panique. Comment les médias ont-ils su pour le film ?
Je n'aime pas les questions stupides. Elle sait comment les médias ont su. Quelqu'un le leur a dit. Elle veut plutôt savoir qui parmi ceux que j'avais informés l'a fait, mais n'ose pas prendre l'approche inquisitrice.
— J'en sais rien.
— Un de tes amis en a parlé ? finit-elle par demander.
Je m'arrête pour réfléchir. Qui ? Laquelle des personnes de confiance que je fréquente aurait pu me faire un truc pareil alors que je leur ai tous expliqué l'importance de garder le secret pour ma carrière ? Amar m'a déjà assuré que ça ne venait pas d'elle.
Je regarde Israe qui a tout suivi de la conversation pour avoir la confirmation qu'elle non plus n'a rien révélé. Mais au lieu de ça, elle baisse le regard.
— J'en ai parlé à quelqu'un, avoue-t-elle quand je questionne sa réaction.
Amar lève les yeux de l'écran.
— Quoi ?! m'écrié-je.
— C'est pas vrai, lâche Beatrice à l'autre bout du fil.
— Je suis désolée, s'empresse-t-elle de s'excuser. Ça m'a échappé lors d'une conversation, je ne l'ai pas fait exprès, je te le jure.
— Pas cool Israe, lâche Amar.
— Désolé, répète-t-elle.
— Tu l'as dit à qui ?
— Une amie à moi. Mais dès que j'ai réalisé ma gaffe, je lui ai fait promettre de ne rien répéter. Elle m'a promis, elle n'est pas du genre à aller vendre un potin aux médias.
Le tremblement dans sa voix indique qu'elle s'en veut véritablement. Un silence de mort plane dans la pièce. Moi qui croyais qu'elle m'évitait parce qu'elle m'enviait alors que c'est probablement parce qu'elle se sentait coupable d'avoir brisé sa promesse.
Elle affirme que son amie n'a certainement pas informé les médias, mais si elle-même n'a pas dû tenir sa langue que vaut la parole d'une inconnue ? Je voudrais lui en vouloir, mais ce ne serait pas arrivé si je ne leur en avais pas parlé au départ.
Au fond, peu importe qui a sorti l'info, c'est sur moi que ça va retomber, je le sens, je le sais.
Bea soupire. Étant mon agent, les conséquences de cette catastrophe vont aussi lui retomber dessus et c'est elle qui devra me défendre.
— Bon, peu importe. Le mal est fait. Je t'appelle un taxi, il faut que tu sois ici dans une demi-heure au plus tard.
— Ici ?
— Dans les locaux de Wonder Productions. Il ne manque que toi.
— Pour-pourquoi ?
— Réunion de crise.
Réunion de crise ? À cause de l'information qui a fuité ? Qu'est-ce que ça va changer ? Les gens savent déjà.
— Réunion de crise ? Pour quoi faire ?
Le silence de Bea m'indique qu'elle cherche comment me dire ce qu'elle a à me dire.
— Décider de si l'onte retire ton rôle, finit-elle par lâcher.
Levi
Elle a les yeux rouges et enflés.
Sans doute a-t-elle pleuré pendant le trajet de son trou jusqu'ici. Elle arrive en retard et se permet de pleurer. Contrairement à la dernière fois, sa mine abattue et ses larmes de crocodile n'attendrissent pas la production, car l'heure est grave.
C'est pour ça que je la fixe, droit dans les yeux, le bras levé comme la majorité des gens dans la salle.
— Et qui vote pour que Kenza garde son rôle ?
Quelques pauvres mains se lèvent ; la sienne, celle de son agent, celle d'Hannah, et d'autres, sans doute par pitié, puisque le choix de ma majorité est déjà apparent. C'est fini pour elle.
Bien que cela me réjouisse, j'avoue me sentir un tout petit peu mal pour elle. Elle voulait ce rôle, au moins autant qu'Adèle. Quand je suis entré chez elle, plus que le salon exigu, c'est le bordel qui y régnait qui m'a frappé.
Partout, sur la petite table, sur le canapé, sur le sol des feuilles trainaient, avec des cassettes de film et des manuels. Il y avait aussi son script. Elle était en train de répéter à une heure aussi tardive sous cette chaleur et cette moiteur à couper au couteau.
— Bien... nous prendrons en considération votre vote. S'il est décidé que Kenza ne joue plus Alice, Adélaïde Cimone prendra sa place comme le voudrait l'ordre de succession. La décision devrait tomber d'ici ce soir.
Au cours des auditions, les juges cherchent certes la vedette qui incarnera un personnage principal, mais également une ou deux personnes de réserve. Il est arrivé parfois que ce soit la personne de réserve qui finit au grand écran, dans les cas de décès, d'accident ou de scandale concernant le premier choix.
Kenza est de la troisième catégorie. En soi, que la distribution d'un film soit révélée avant l'heure n'est pas un drame. Ça arrive, parfois. Quelqu'un impliqué dans le tournage, suivant l'appât du gain, parlera aux médias. Parfois, c'est les comédiens eux-mêmes qui font une bourde et laissent l'information leur échapper pendant une entrevue avec Jimmy Kimmel. Tout le monde sur le plateau rit, l'acteur joue la panique, mais rien ne se passe.
Je veux dire, l'information sur Outsider a été révélée et moi, je ne crains pas pour mon rôle.
Non. Le problème dans le cas de Kenza... et bien c'est Kenza elle-même. Ce qu'elle est ou plutôt ce qu'elle n'est pas.
Blanche.
Comme l'avaient prédit mes parents, le public n'a pas du tout apprécié cette nouvelle. Je me suis réveillé ce matin avec des dizaines de messages de magazine et de radio. Je n'ai répondu à aucun d'entre eux. Je déteste les gens qui cherchent à fouiller dans ma vie. Par contre, je suis allé surfer sur la toile. Je suis tombé sur bon nombre d'articles concernant la fuite.
Certains investiguaient pour déterminer si l'information était exacte ou fiable, d'autres sur l'identité de la mystérieuse Kenza Belbachir. En voyant son nom partout, je suis allée sur les réseaux sociaux, sur ses comptes. Elle avait d'un coup des milliers d'abonnés, des centaines de commentaires sous ses publications.
La naissance d'une vedette.
Sur mon fil d'actualité, je suis également tombé sur les publications la visant elle et le film. Indignation, colère, accusations de racisme anti-blanc, admiration, débat, racisme, insultes, jalousie.
Le public ne conçoit pas que ce soit elle, une étrangère qui plus est inconnue de tous qui incarne l'héroïne d'un tel monument de la littérature occidentale.
Mais si vous voulez savoir pourquoi nous sommes tous réunis ici, sur le point de pousser Kenza Belbachir sous le bus c'est à cause des commentaires qui revenaient le plus :
Des appels aux boycotte du film, accompagné de #notmyalice. Pas mon Alice.
La production a paniqué à l'idée de faire un film qui ne serait pas rentable. Si pour La Petite Sirène il y a une communauté noire qui malgré l'opposition a su tenir le projet debout, l'auto financer à sa sortie et même en faire un classique chez eux, pour Kenza, personne ne s'est prononcé pour sa défense.
Les blancs dans les commentaires la rejettent, l'accusent de leur voler un personnage à eux.
Les noirs, ne compatissant pas autant avec elle qu'avec une actrice noire n'agissent pas ou se range du côté des blancs.
Les siens la traitent de vendue, de prostitué, l'invitant à se retirer de Hollywood.
Littéralement, toute l'Amérique – que dis-je – le monde, est contre elle. Ce doit être pour ça qu'elle a pleuré. Peut-être aussi que comme la dernière fois ce n'est qu'une tactique pour nous manipuler à nouveau. Si tel est le cas, ça ne marche pas. Au vu de la réunion qu'on vient d'avoir, c'en est fini de Kenza Belbachir. Adèle aura son rôle et l'on n'entendra plus jamais parler d'elle.
— Bien. Cette réunion est terminée-
— Non.
Ugghh, quoi encore ?
Tout le monde porte son attention vers Hannah.
— Comment ?
— Non.
— Non quoi ?
— Je refuse de réaliser ce film si Kenza ne joue pas Alice.
Je soupire. C'est ça le problème d'Hannah. Elle se prend pour une justicière. Le trois quarts de ses films racontent l'histoire de marginaux. Elle-même mène une vie qui contraste avec les revenus qu'elle engendre avec sa vision artistique hors pair, rythmée par les voyages humanitaires et les tours du monde en pirogue ou je ne sais quoi. C'est une hippie moderne.
Je lui ai un jour demandé pourquoi elle vivait comme ça. Pourquoi elle était comme ça ? Elle m'a dit que le métier de réalisatrice c'est de matérialiser des images mentales, des scripts, des livres et pour se faire il faut beaucoup d'imagination.
« Le meilleur moyen d'exciter l'imagination, c'est de vivre plusieurs vies, de voir plusieurs endroits, de fréquenter plusieurs types de personnes. Toi aussi, si tu sortais de ta petite bulle de privilèges, tu découvrirais le vaste monde. »
Ce jour-là, je me suis retenue de lui dire qu'elle-même était une manifestation du privilège. Les vrais pauvres ne voyagent pas huit fois par année. Ils sont souvent coincés dans les mêmes coins pommés toute leur vie. Refuser le privilège est un privilège. J'ai il y a longtemps décidé de ne pas contredire les gens. Hocher la tête en silence m'évite de perdre mon temps dans des débats stériles avec des personnes bornées.
Hannah est la plus bornée de toutes.
Une fois qu'Hannah a une vision pour un film, elle n'en démord pas. Sur le tournage, elle est un véritable despote. Tout doit être comme dans sa vision parfaite. C'est agaçant, mais le résultat lui donne toujours raison.
La dernière illumination d'Hannah semble être Kenza Belbachir.
— Je ne vois pas pourquoi l'avis du public influe sur le rôle. On fait de l'art, l'art se fout de l'avis du public, dit-elle, les bras croisés.
— Oui, mais on est aussi là pour faire de l'argent, répond un membre de la production. C'est l'argent qui finance l'art, qui le propulse. Là, nous sommes dans une situation où l'on ne fera pas de profit... et ça, c'est dans le meilleur des cas. Selon les sondages, 89 % ne regarderont pas le film juste parce que Kenza sera l'actrice.
— Wow... l'Amérique n'a pas été aussi unie depuis le 11 septembre, plaisanté-je pour moi-même en jouant avec la breloque de mon bracelet.
Quand je lève la tête, je constate que tout le monde m'a entendu et que Kenza est à présent en train de m'éviscérer en songes.
Quoi ? C'est la vérité.
— L'art ne nourrit pas les familles des gens ici et du staff sur le tournage, c'est l'argent, reprend Mark.
— Et moi je suis réalisatrice, pas banquière. Si vous voulez sauver quelques dollars au risque de créer un film fade soit, mais ce sera sans moi. Soit Kenza joue, soit vous pouvez aussi me retirer de ce projet.
Ça alors...
Le représentant de la production à qui elle s'adressait écarquille les yeux. Les miens scannent les réactions. Celle de Kenza en particulier. Les étoiles dans les yeux, elle regarde Hannah comme une demoiselle en détresse regarde son preux chevalier.
À vomir.
— Elle a signé une entente de confidentialité qu'elle a rompue, normalement rien que ça suffit à l'écarter du projet, interviens-je, assassinant l'espoir qui venait tout juste de naitre dans ses yeux dorés.
Kenza me fusille du regard comme elle l'a fait quand j'ai levé la main quand il a fallu voter pour la terminaison de son contrat.
— Toi occupe-toi de tes affaires, siffle-t-elle l'air de se retenir de me bondir dessus.
— Oh, mais ce sont mes affaires. Je joue moi aussi dans ce film, si tu te souviens. Tu crois que ça m'intéresse de m'investir dans un projet qui est voué à l'échec par ta faute.
— Je n'ai rien fait !
Elle marque sa réplique en tapant sur la table. Tous se tournent comme des amants surpris.
— Tu es allée révéler l'information aux médias.
— Ce n'était pas moi.
— Toi ou un de tes proches sans principes.
— Ça ne vient pas d'eux. Ils ont tous promis de ne rien dire.
Je ricane, ce qui l'irrite encore plus.
— Pff, la promesse de gens sans principes est sans valeur.
— Je t'interdis de parler comme ça de mes amis.
— Sinon quoi ? Tu vas essayer de me tuer comme hier ?
— Je pourrais bien.
— Elle est complètement folle et n'a aucune éthique. Elle n'a pas sa place ici.
— Vous voyez ça, ça là. La manière dont vous regardez Kenza, parlez à Kenza, traitez Kenza juste parce qu'elle est différente, parce que pour vous elle est inférieure, c'est exactement l'histoire que raconte Outsider. Putain même le titre le dit ! s'exclame Hannah. Quelqu'un qui n'est pas à sa place ou du moins quelqu'un à qui l'on refuse de laisser une place. Kenza est une outsider dans ce bureau, dans cette industrie, dans ce pays. Si l'auteur avait été vivante, elle aurait été de mon avis.
Une certaine forme de remise en question se lit sur le visage de toutes les personnes présentes dans la pièce. Même ceux qui ont été virulents concernant leur désir de voir Kenza être mise à la porte semblent en introspection. Il flotte dans l'air comme un parfum de culpabilité, de honte même.
— Hannah a raison. Je change mon vote, je veux que Kenza garde son rôle, dit un homme en levant sa main.
— Moi aussi, dit un autre.
— Moi aussi.
C'est ahurissant. Une à une, les mains se lèvent, la balance penche de plus en plus en sa faveur. Si bien que bientôt, le vote est divisé de moitié et comme nous sommes un nombre pair, nous départager est impossible.
— Sauf que l'auteur est morte, intervient mon père. On ne sait pas ce qu'elle aurait souhaité. Si ça se trouve, même si Kenza et Alice partagent des similitudes par rapport à leur place dans le monde, elle n'aurait pas voulu qu'on déforme de physique de son personnage.
Pas faux. D'ailleurs, vu l'époque à laquelle elle vivait, elle devait elle-même être un peu raciste. Moi je pense qu'elle se retournerait dans sa tombe si elle apprenait ce qu'Hannah essaye de faire de son œuvre.
— Margaret Ridgers était elle-même une marginale, elle ne portait pas attention aux artifices comme le physique.
— Ça, il n'y a aucun moyen de le savoir, elle est morte, répète papa.
— Mais elle a des descendants non ? s'élève la petite voix du mouton noir. Elle a deux arrière-petites-filles encore en vie si je me souviens bien...
Je n'en sais rien. J'avoue ne pas être allé plus loin que la lecture du livre et du script. Je n'ai pas fait de recherches sur l'auteur, son œuvre et encore moins sa descendance.
Mais apparemment, Kenza oui.
— C'est vrai ça ! se réjouit Hannah. C'est d'ailleurs elles qui ont hérité des droits moraux de son œuvre.
— Les droits moraux ? demandé-je.
— Quand un livre est publié, 70 ans après la mort de l'auteur il devient libre de droits et accessible à tous gratuitement. Toutefois, la famille de l'auteur conserve les droits moraux en ce qui concerne les œuvres qui reprennent celle-ci. Pour faire un film, une pièce de théâtre, une suite à une saga ; pour créer une œuvre qui sera lucrative, la famille doit donner son accord et sa décision est sans appel. S'ils refusent, le projet ne voit même pas le jour, au risque d'être poursuivis. Les Ridgers avaient déjà accepté qu'un film soit fait sur le livre de leur aïeul. Si elles désirent que Kenza joue le rôle, la production n'a d'autre choix que d'aller dans leur sens, pas vrai ?
Mark de la production semble mécontent que l'intervention de Kenza ait rappelé cette information à Hannah.
— Oui, dit-il à contrecœur.
— Génial !
Hannah se lève.
— Où allez-vous ?
— Bah, essayer de convaincre les Ridgers de réclamer que ce soit Kenza qui joue Alice. Tu viens, Kenza ?
— Euh...
Sans attendre sa réponse, Hannah s'élance hors de la salle. Kenza à qui l'on n'a pas vraiment donné le choix se lève et sort à son tour, suivi de son agent, clôturant la réunion et nous laissant entre hommes à nous observer étrangement.
Je me lève avec mon père et nous sortons à notre tour des bureaux de Wonder Productions. Le bruit de la circulation et la chaleur du zénith nous accueillent. Alors que je suis papa qui me dit à quel point c'est une bonne chose qu'Adèle aura ce rôle et non Kenza, je l'aperçois, avec Hannah, près d'une voiture. Hannah est au téléphone et parle en marchant comme elle me fait quand elle a besoin d'un service en urgence ; la main sur le front pour stimuler sa réflexion. Elle demande sans doute l'adresse des Ridgers à un de ses contacts.
Kenza se tient sagement en attendant et promène son regard sur la rue. Il finit par accrocher le mien et se durcit instantanément. J'y lis la promesse d'une vengeance dont je serai la victime. Pendant un court instant, je crains pour ma vie.
Hannah finit par raccrocher, sort ses clés et entre dans la voiture en indiquant à Kenza de la suivre. Elles ont donc eu l'adresse des Ridgers et l'autorisation de leur rendre visite. Elle était sérieuse, elle va vraiment essayer de forcer la production à garder Kenza en se servant de la volonté des descendantes de l'auteur. Le sourire a retrouvé le chemin du, je le reconnais, plaisant visage de Kenza. Elle ouvre la portière, me nargue du regard avant de me faire un doigt d'honneur et de s'engouffrer dans le véhicule.
J'ai le frisson.
C'était quoi ça ? Ce sourire ? Qu'est-ce qu'elle a derrière la tête pour être aussi confiante ?
— Et puis Adèle est bien plus jolie si tu veux mon avis... tu m'écoutes ?
— Non.
Sans répondre quoi que ce soit d'autre à mon père, je me dirige vers le véhicule en question, ouvre la portière et m'y glisse à mon tour. Kenza fronce les sourcils quand je m'assois à côté d'elle et Hannah m'observe à travers le rétroviseur.
— Qu'est-ce que tu fais ? demande Kenza avec agressivité.
— Vous allez voir les Ridgers ? demandé-je à Hannah tout en l'ignorant.
— Euh... oui ? répond-elle.
— Je viens aussi.
— Pourquoi ?
— Pour plaider la cause d'Adèle. Il faut qu'elles voient les deux options pour choisir, pour que ce soit juste. N'est-ce pas Hannah ?
J'ignore volontairement Kenza, mais je peux la sentir bouillir à mes côtés. J'ai dit que c'était pour Adèle, mais la vérité est que je ne sais pas pourquoi je suis assis dans cette voiture, à côté de cette barge. C'est juste une intuition que j'ai eue, de la suivre, de la surveiller.
— Oui..., concède Hannah.
— Vas-y par tes propres moyens. Descends.
Je pose ma main sur la banquette, juste à côté de la sienne avant de me pencher vers elle.
— Et te priver de mon agréable compagnie ? Certainement pas. Toi descends si tu n'es pas contente.
Kenza grogne de rage avant de s'enfoncer dans son siège et de croiser les bras. Étrangement, cela fait rire Hannah qui met la clé sur le contact et démarre, suivant les indications de son GPS qui annonce une route longue de deux bonnes heures.
Qu'est-ce qu'elle a derrière la tête ?
Coupé !
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