Scène 10
𝕊𝕔è𝕟𝕖 𝟙𝟘 : 𝕃𝕦𝕞𝕚è𝕣𝕖𝕤, 𝕔𝕒𝕞é𝕣𝕒, 𝕒𝕔𝕥𝕚𝕠𝕟 !
Kenza
— Les joues, trop rondes, les bras, dit-il en attrapant mon bras gauche, pas assez tonifiés, tout ce gras, la taille n'en parlons même pas et toute cette cellulite mon dieu ! Mais qu'est-ce que vous mangez pour gonfler comme ça ?
C'est une vraie question ? Je dois y répondre ?
Son silence et son expression impatiente me confirment que oui, il attend vraiment une réponse.
— Hum... pizza, burger, des pâtes- oh et des gâteaux marocains.
Il secoue la tête en signe de désapprobation.
Je sais que les critères de beauté sont extrêmes dans l'industrie mais ça va, je ne suis pas si grosse que ça... si ?
Il soupire avant de noter mon poids sur une fiche à mon nom sur sa tablette.
Quand Donald von Neumann m'avait recommandé Pablo Melendez comme coach de conditionnement physique, je ne savais pas qu'il me mettrait entre les mains d'un tyran.
Dès que l'annonce du film et donc de mon rôle a été officiellement faite, il m'a contacté dans un mail passif-agressif qui me demandait déjà des informations sur mes paramètres physiques, en préparation à notre première rencontre. Je l'avais trouvé dur en messages, mais il est cent fois pire en vrai.
Aussitôt arrivée, il m'a dévisagée. J'ai d'abord cru que c'était pour les raisons habituelles, mais la raison de son regard plein de jugement s'est vite avérée être ma condition physique.
OK, je suis loin d'être un mannequin et de ressembler aux belles actrices fines et torrides qui peuplent le grand comme le petit écran mais ça va, je suis en santé et ça suffit. C'est ce que je pensais jusqu'à ce que Pablo me bombarde de remarques sur mes rondeurs, mes vergetures, ma cellulite, ma posture. Quand j'ai essayé de me la faire body positivity, il m'a remise à ma place.
« Hollywood, c'est le culte du beau. On n'a pas le temps pour ça. Si tu ressembles à monsieur madame tout le monde, tu ne peux pas te démarquer. Tu dois t'élever au-dessus d'eux et comme ce que tu vends c'est ton image et bien elle doit être impeccable, enviable, sinon on t'oublie. Tu peux refuser de te soumettre au standard si tu veux, puisque c'est la mode, reste qu'il demeurera le même et d'autres actrices, elles prêtes à faire les sacrifices nécessaires, prendront ta place. Alors oui, tu es une femme en santé et tu es très bien comme tu es, mais les gens veulent plus, ils veulent voir ce qu'ils ne sont pas. Ils veulent t'envier. Es-tu prête à faire le sacrifice que requiert le statut de vedette ? »
Suis-je prête à faire le sacrifice ? La question est plutôt quel sacrifice ne suis-je pas prête à faire pour me hisser non seulement sur la scène, mais également rayonner sur le devant de celle-ci.
Alors j'ai docilement accepté Pablo comme coach.
Maintenant, je me retrouve à payer pour me faire descendre sur mon physique par un homme qui a le physique pour se permettre de faire ce genre de remarque. Après la session complexe, il commence à m'énumérer tous les aliments auxquels je n'ai plus le droit de toucher, à commencer par les gâteaux marocains après avoir cherché et trouvé combien de calories un seul en contient. La liste est si longue que je me demande qu'est-ce que je vais pouvoir manger d'autre que du blanc de poulet, des légumes et du citron.
Peut-être que mon désespoir se lit sur mon visage, parce qu'après avoir été intransigeant pendant près d'une heure, Pablo me rassure.
— Mais ne t'inquiète pas, je ne vais pas te pousser au trouble alimentaire comme certains entraîneurs du milieu. Je considère les échecs de mes clients comme les miens, ce n'est donc pas à toi de compenser tes prises de poids, c'est à moi de m'adapter à ton métabolisme et tes habitudes de vie, si le régime et programme que je te prescris ne te conviennent pas, on ajustera, on ralentira, OK ?
Je hoche la tête.
— Bien, tu peux descendre de la balance et te rhabiller.
J'obtempère, ravie de ne plus être sous sa loupe.
Pendant que je remets mon legging et mon t-shirt, j'entends des voix masculines dans le couloir, dont une que je reconnaitrais parmi des milliers. Je me tourne. Blake, vêtu de vêtements de sport, sac à l'épaule, entre dans la pièce. Mon cœur rate un bon.
Pourtant je ne suis pas surprise. J'ai fait quelques recherches pour savoir quand et à quelle heure Blake voyait Pablo pour essayer de caler mes séances au même moment ou juste avant, pour au moins le croiser. Qaund Pablo m'a contacté pour établir un horaire, j'ai beaucoup insisté sur ces plages, disant que c'était les seules où j'étais disponible.
« Bon... je suis désolé, mais vous allez devoir vous entrainer en même temps que deux autres personnes alors. J'espère que ça ne vous dérange pas. »
« Oh non... bon, d'accord »
Aussitôt raccroché, je célébrais, déjà impatiente d'arriver à la première séance où je pourrais voir Blake, entendre Blake, parler avec Blake, l'admirer pendant qu'il pompe ses muscles, lui voler sa serviette imbibée de sa sueur, le toucher ?
Ah non, je n'oserais pas... oserais-je ?!
Le revers de la médaille c'est que comme ce sont des ténèbres qu'émerge la lumière, Levi et Blake font presque tout ensemble. Donc, talonnant ma colombe, entre le corbeau.
Tout de noir vêtu et avec son aura funèbre, on le croirait à un enterrement. Sans doute celui de son sourire.
— Ah, tiens, mais c'est Kenza ! s'exclame Blake lorsqu'il me voit en plein centre de la salle.
IL CONNAÎT MON NOM !!!!!
Il se dirige aussitôt vers moi en me faisant des signes de main.
OK, OK, Kenza, reste calme, ne crie pas, ne t'évanouis pas, ne bégaie pas ! Reste cool, indifférente, mystérieuse !
— Oh... Blake ! Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Pablo est notre coach à moi et Levi.
Ce dernier vient se poster à côté de son ami.
— Ah oui ?! Quelle coïncidence-
— Tu le savais déjà, me coupe le parasite.
Je lui jette un regard noir alors qu'il me fixe, placide. J'avais oublié qu'il était présent quand Donald m'a donné la référence de Pablo.
— J'avais oublié, mentis-je.
Cette fois il ne dit rien.
— OK... en tout cas félicitations pour ton rôle d'Alice. Levi m'a raconté que ça a été une vraie galère pour l'obtenir mais aussi à garder. J'ai aussi vu la vague de haine que tu t'es prise et que tu te prends encore depuis l'annonce officielle, ça va ?
Awwwnnn, il s'inquiète pour moi... Blake s'inquiète pour moi.
— Oui, ça va, dis-je pour ne pas l'inquiéter. Les premiers jours ont été les plus difficiles.
La vérité est que la situation de notre logement et de notre sécurité est devenue parfaitement ingérable.
Avec mes colocataires, on a dû déménager parce que la résidence universitaire n'était pas sécuritaire pour nous comme pour les autres étudiants. Sauf que, quelques jours seulement après avoir trouvé un nouvel appartement, quelqu'un a trouvé notre adresse et l'a rendue publique. Depuis, des gens vandalisent la bâtisse alors le propriétaire nous a gentiment mises à la rue.
Nous avons une semaine pour quitter les lieux.
Cerise sur le gâteau, Israe a dû quitter son job au Sheraton parce que les déplacements que requerraient ses quarts de soir et de nuit la mettaient en danger. Des gens l'ont suivi une fois. C'est moi qui lui ai dit de quitter son bouleau. Je recevrai bientôt mon avance par la production et elle devrait largement suffire à couvrir nos charges à toutes les trois.
Je peux enfin payer la dette que j'ai envers mes amies, et bientôt celle que j'ai envers mes parents. J'arrive donc à relativiser malgré la situation plutôt catastrophique.
— Les gens peuvent être très cruels sur les réseaux. Tu tiens le coup ? Tu as besoin de suivi psychologique ?
Je fonds.
— Hum... oui, je tiens le coup. C'est un peu dur de voir que la majorité de gens ne veulent toujours pas me voir dans ce film, mais ça va, on garde le sourire, joins-je l'acte à la parole.
— Et quel joli sourire ! Hein Levi ?
— Tout à fait, on dirait des étoiles.
— Oh... Mer-
— Si jaunes et si éloignées les unes des autres, lâche-t-il avant de me contourner pour aller dans un coin de la pièce où il dépose son sac de sport et mets ses AirPods.
Ce petit...
— Pardonne-le, il n'aime pas trop les inconnus et il s'est réveillé du pied gauche ce matin.
Ce n'est pas une raison d'en faire le problème de tout le monde, bon sang !
— Dans ce cas, il a deux pieds gauches parce que je ne l'ai jamais vu de bonne humeur.
Blake ricane.
— Alors, sur une échelle de 1 à 10, à quel point Pablo t'a-t-il donné envie de te jeter d'un pont ?
Je pouffe de rire.
— 8,5. Il a dit que j'ai de beaux cheveux et les plus beaux yeux qu'il n'a jamais vus.
— Ça va, pas mal. Moi quand je venais de commencer avec lui, il a dévoré mon estime de moi.
— Comment est-ce possible ? Tu es parfait.
Il lève un sourcil en souriant.
— Ah oui ? dit-il d'une voix suave.
— Euh... je veux dire... tu es très bien.
Ta gueule, Kenza.
— Merci. C'est vrai, mais je me préfère maintenant. Pablo a une approche très agressive certes, mais au bout du compte, il nous pousse à nous dépasser et en vouloir plus. Quand tu alternes entre un rôle d'artiste frêle et un rôle de quaterback en l'espace de quelques mois, c'est le genre de discipline qu'il faut.
— Je comprends.
— Bon, je vais aussi m'entraîner, tu te joins à moi ?
Est-ce que le ciel est bleu ?
Blake me fait un petit tour de la salle, m'explique comment fonctionne chaque machine et quels muscles sont ciblés. Je fais également quelques essais, avec son assistance et ses encouragements. Je crois mourir de bonheur chaque fois qu'il pose ses mains de part et d'autre de ma taille ou sur ma poitrine pour me montrer les bonnes techniques de respiration, la posture correcte à avoir.
On discute du rôle d'Alice, d'une audition qu'il va bientôt passer pour une série de fantaisie, de nos passe-temps, on échange nos numéros, on prend quelques photos devant miroir pour les poster sur nos réseaux, au grand régal de ses fans et de mes détracteurs. À quelques reprises, j'attrape le regard de Levi dans notre direction, mais chaque fois qu'il se rend compte que je l'ai surpris à épier, il tourne lentement la tête et reprend son exercice dans son coin.
Une fois la séance terminée, nous nous séparons, lui et Levi rentrent dans leurs beaux quartiers et moi je vais attendre le bus. J'arrive chez moi près d'une heure plus tard.
Je suis en train de reprendre mon souffle après avoir monté les marches quand je reçois un message.
Blake : C'est Blake. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à me contacter, ou juste pour chiller. Bonne journée Kenza.
Je jure devant dieu que si ceci n'est qu'un rêve et que je me réveille, je mets fin à mes jours.
Je sautille sur place, donne des coups dans mes airs et exécute une petite danse de la victoire en direction de mon appartement. Je secoue les épaules d'avant en arrière en chantant pendant que je passe la clé dans la serrure de notre unité. J'entre dans l'appartement et me déchausse maladroitement. J'allais sauter à la douche, mais comme j'entends la voix d'Amar dans le salon, je m'y précipite pour lui raconter l'après-midi de rêve que j'ai passé auprès de Blake, preuves à l'appui.
— Amar ! Je suis là, tu ne devineras jamais ! Blake et moi on a- AAHHH !!!
Je prends peur quand j'arrive au salon et que je les trouve tous les cinq assis, le regard à présent braqué sur moi. Amar, Israe, mes parents et Jibreel, mon frère aîné.
Et à voir la tête que mon frère fait, le regard empli de cette compassion malhonnête, vous savez, celle qui dit « je n'aimerais pas être à ta place, mais ne compte pas sur moi pour t'aider », je sais que je vais passer un très mauvais quart d'heure. Le regard fuyant d'Amar et Israe qui ont dû se faire elles aussi sermonner comme des enfants par ma mère me le confirme.
Elles leur ont dit.
Ils savent.
Merde, merde, merde, merde...
Déjà, mon cœur se met à cogner contre mes tempes, mes appendices me picotent et moi qui pensais avoir vidé toute ma réserve de sueur à la salle, je m'en découvre une nouvelle.
J'expire la terreur par absolument tous mes ports, mes poils se redressent et avaler ma salive m'apparait irréalisable. La pièce zoome et dézoome devant mes yeux au rythme de mon pouls affolé, si bien que je dois me concentrer sur le visage de marbre de maman pour ne pas tomber dans les pommes, dégueuler ou prendre la fuite.
J'essaie de garder mon calme. Peut-être que je m'inquiète pour rien. Avec un peu de chance, ils n'ont pas remarqué que les faux portraits et récompenses de la pseudoétudiante en génie que je suis censée être ne sont pas accrochés aux murs, que ma chambre est un véritable sanctuaire de mon culte de Blake et ma carrière de comédienne.
— Ah, papa, maman... vous... vous ne m'aviez pas dit que vous veniez, avec une surprise en plus ! Ça va Jibreel ?
Aucun d'eux ne me répond, accentuant mon angoisse. Je regarde en direction d'Amar pour qu'elle me donne un indice sur la raison de ce petit rassemblement, mais elle évite toujours mon regard, elle a plus l'air d'un otage que de la propriétaire de l'appartement.
— Comment va Soumeya ? Et Aya ?
Sa femme et leur fille.
Pas plus de réponses. Mon niveau de stress croît avec le tic tac de l'horloge accrochée au mur.
— Je-
Un tas de feuilles qui se révèle être un magazine atterrit sur la table. Le magazine où ma grosse ganache fait la couverture rend compte des détails révélés sur le film à venir et l'identité de l'actrice qui a surpris tout le monde en étant sélectionnée pour jouer Alice.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? finit par demander ma mère.
Oh, non...
Ne vous laissez pas berner par sa question d'apparence innocente. Cette question est tout ce qu'il y a de plus hostile, car si elle a ce document, c'est qu'elle l'a lu, sans doute que mes frères lui ont confirmé qu'elle avait bien lu et mes colocs ont révélé le reste. Non, elle veut que ce soit moi qui lui dise, histoire de m'enfoncer toute seule comme un clou frappé par un marteau de honte. J'avale difficilement ma salive en fixant ma photo en première page.
— Je peux tout expliquer...
Vraiment ?
Non... je ne peux pas. Il n'y a rien à expliquer. Je suis une menteuse et une voleuse. J'essaie juste de gagner du temps pour tisser un autre mensonge qui m'épargnerait la confrontation avec ma mère, car il y a deux choses qui peuvent vraiment m'achever sur cette terre ; qu'il arrive un jour malheur à Blake et décevoir mes parents.
Ils me donnent des secondes, de très longues secondes pour que je fournisse cette fameuse « explication » qui ne vient jamais. Je suis accablé. Maman pointe le magazine de son menton pointu.
— C'est quoi cette histoire de film et de rôle ? D'où ça sort ? Et comment se fait-il que moi, ta mère, je sois la dernière au courant ?!
Parce que tu ne devais jamais être au courant, du moins pas avant que je sois prête. J'avais quatre mois pour me préparer à tout vous révéler, je n'avais pas prévu qu'on divulguerait l'information de la distribution aux médias. Tout déboule trop vite, je n'ai le contrôle sur presque rien et maintenant ça...
D'ailleurs...
— Comment as-tu su ?
— C'est ta tante du Maroc qui m'a appris ça ce matin, que toi, ma fille, tu vas jouer dans un film ?!
Ugghh, toujours les tantes à l'autre bout du putain de monde qui font tourner les rumeurs, ces commères. Le fléau des femmes au foyer ; elles n'ont rien de mieux à faire.
— De quoi elle se mêle ?
Visiblement, je n'ai pas marmonné suffisamment bas, car ma mère abat sa main sur le guéridon devant elle en guise d'avertissement de tenir ma langue.
Je prends une grande inspiration avant de tout avouer. Rien qu'Amar et Israe n'ont pas déjà dit, mais sur le moment, c'est libérateur de le dire moi-même. Alors je dis tout : sur mon rêve, ma profession, mon mensonge, le détournement de leurs économies, le rôle. Je suis au bord des larmes et le cœur battant en attendant une réaction après m'être mise à nue.
— Ma fille, une comédienne ?
Je m'apprête à la rassurer, lui vendre ma passion quand elle pose ses mains sur sa tête et se jette au sol en pleurant et en invoquant Dieu, lui demandant ce qu'elle a fait pour mériter ça.
— Ma fille, une menteuse ! Une voleuse, ya rabi ! Ya rabi ! Pourquoi moi ? N'ai-je pas tout fait pour l'éduquer correctement ?! Ne me suis-je pas assurée qu'elle ne manque de rien ?! N'ai-je pas donné le bon exemple, ya rabi pourquoi moi ?! Hein ?! Benti, tu veux me tuer ? Tu veux me tuer c'est ça ?!
Elle se plaint, se plaint, se plaint, implore, implore, implore. Elle hyperventile pendant que mon père se sert du magazine pour comme éventail.
— N'ai-je pas déjà tant souffert en te mettant au monde, benti ?! Sais-tu combien d'enfants j'ai dû accoucher et élever pour avoir une fille qui m'honorerait ? Quatre ! Et toi tu... oh, mon cœur, ya rabi, prends-moi ! Ma tension, mes articulations, mon diabète, je souffre déjà tant, n'as-tu donc pas pitié de ta pauvre mère, benti ?
Qu'est-ce que je réponds à ça ? Bien sûr que je sais tout le mal qu'elle et mon père se sont donné pour faire de nous des gens bien, des gens droits et éduqués. Des gens respectables.
Mon père tente de la consoler, de la faire se relever, mais elle demeure au sol à faire une scène comme elle en fait dès que ça ne va pas dans son sens. Moi je reste à bonne distance, les larmes roulant sur mes joues à mesure qu'elle s'apitoie sur moi, sur la déception et le mal que je lui apporte en ce jour.
Voir sa mère en souffrance c'est une chose, en être la cause en est une autre.
Sa réaction est exagérée me direz-vous ? C'est vrai, ce n'est que du cinéma, pour décupler ma culpabilité. Digne d'une tragédie romaine. Il n'y a pas plus grande manipulatrice et actrice que ma mère quand elle nous reproche quelque chose. J'aime me dire que c'est d'elle que je tire mon talent à commander les larmes et émouvoir les cœurs.
La comédienne originelle, c'est elle, je ne suis qu'une pâle copie.
C'est simplement qu'elle s'en sert pour manipuler les gens, moi... bon, OK, il m'arrive aussi de faire pareil, mais ultimement, je m'en sers pour la gloire. Et Blake.
Je pleure de mon côté de la pièce pendant qu'elle poursuit ses accusations du sien, répétant que je suis une déception, qu'elle a raté mon éducation, que j'ai apporté le déshonneur sur la famille, et « que diront les gens » et « on vous a donné trop de liberté » et « ce n'est même pas un vrai métier ». Je m'en prends plein la gueule pendant près d'une demi-heure.
Finalement, elle arrête son monologue, change radicalement son expression et braque ses yeux dont j'ai hérité sur moi. Non vraiment, ça force l'admiration ce jeu d'actrice.
— Tu dois arrêter, dit-elle fermement.
J'ose enfin lever la tête.
— Quoi ?
— Tu ne peux pas faire ça, Kenza. Ce n'est pas pour ça que nous avons tout quitté. Nous sommes venus ici pour que vous soyez des savants, des érudits. Tu ne peux pas jeter nos années de sacrifices à la poubelle comme ça. Tu nous as déjà menti, volé, maintenant fais demi-tour, il est encore temps. Regarde ton frère, il finit bientôt ses études de médecine, il est marié, il a un enfant, tous tes frères suivent le droit chemin. Tu es ma première fille, benti, ma fierté. Tu ne seras pas celle qui gâchera tous les efforts que j'ai fournis pour faire de vous des gens respectables.
Traduction ; j'ai besoin que tu le fasses pour que je puisse me vanter auprès de mes sœurs et cousines et possiblement à ta future belle-mère.
— Mais maman... moi je ne veux pas de la vie de Jibreel ou de celle des autres. Je n'ai pas envie d'être malheureuse pour que tu puisses te vanter auprès des autres. Si eux ont bien voulu abandonner leurs rêves par peur de te décevoir, moi je refuse. C'est ma vie, pas la tienne.
Elle met sa main sur sa poitrine.
— Tu oses me répondre ? Tu t'attaques à moi, benti ? dit-elle alors que les larmes refont surface dans ses yeux, attisant les miennes. C'est ça que tu fais maintenant ? Tu me défies, Kenza ?!
— Ce n'est pas ça-
— Alors, écoute-moi ! Ce que tu fais là n'est pas bien... tu ne peux pas être actrice, c'est trop risqué, il n'y a aucune sécurité, aucun prestige, je ne t'ai pas mise au monde pour que tu te donnes en spectacle à la télé.
— Je ne me donne pas en spectacle ! Je... j'interprète des personnages et ça a beaucoup de prestige, pour moi, maman. Je veux être célèbre !
Elle secoue la tête.
— Et c'est quoi ce film ?
Je baisse à nouveau la tête.
— C'est... c'est une romance.
— Romance ?
— Une histoire d'amour, précise Amar.
— Benti, c'est ça que tu fais ?
Je ne réponds pas. Ça aussi, je le sais. Ma famille, mais aussi ma religion me proscrit le genre de chose dans lesquelles je me suis engagée pour ce film. Même mon admiration pour Blake est déplacée, car il n'est pas musulman.
Maman se lève et vient se poster devant moi avant de prendre tendrement mes joues. Le contraste avec la dureté de ses mots me chamboule et mon ventre se tord d'inconfort.
— Il faut que tu renonces Kenza, il le faut.
— Non...
— Pourquoi ?
— J'ai travaillé trop dur pour arriver jusqu'ici. C'est la chance d'une vie. J'irai jusqu'au bout, peu impor-
Je reçois une première gifle. J'ai à peine le temps de réaliser qu'elle se met à me frapper l'épaule à multiples reprise en pleurant et en m'insultant comme quand j'étais gamine. Elle a pris de l'âge, je suis plus imposante qu'elle, ses coups, c'est au cœur et à l'âme qu'ils font mal.
— Ma hachemtich ! Tu n'as pas honte ?! Bent ladina ! Bent el hram ! C'est comme ça que tu me remercies ?!
Mon frère accourt pour l'éloigner de moi. C'est au tour de mon père de venir et elle fond en larmes dans ses bras.
— Calme-toi, chérie, tente de tempérer mon père avant de me regarder. Il n'y a vraiment rien qui te fera changer d'avis ?
Les yeux embrouillés, je secoue la tête.
— Je ne peux pas accepter ça !
Ma mère le pousse et quitte le salon avant de sortir de l'appartement. Elle est bientôt suivie par mon père puis mon frère qui s'excuse. Je sais que lui aussi a été réquisitionné comme moyen de pression, contre sa volonté.
Ne reste plus qu'Amar et Israe qui se mettent déjà à s'excuser, disant qu'elles n'ont pas eu le choix de dire mon secret. Je voudrais leur en vouloir, mais les mots de ma mère et son désespoir ont eu raison de moi et après cette journée d'effort physique, je suis morte d'épuisement.
Morte, mais libérée.
Coupé !
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