L'Éveil - Quatrième partie
Estrella ouvrit péniblement un œil ; le jour filtrait à travers les fentes des volets de bois. Elle se sentait la tête lourde, comme si elle avait trop dormi – ou pas assez. Avec un soupir, elle se redressa et jeta un regard vers l'horloge fixée au mur devant elle : il était presque l'heure du déjeuner. Comment Madame Maysie avait-elle pu la laisser paresser aussi tard ?
Elle leva les mains pour se frotter les yeux et avisa le bracelet de lumière qui encerclait son poignet. Les événements de la veille lui revinrent brutalement à l'esprit. Un coup discret résonna à la porte :
« Entrez... » grommela-t-elle d'une voix encore ensommeillée.
Le battant s'ouvrit sur Sofie, qui lui adressa un timide sourire avant de prendre la parole :
« Mademoiselle, je viens juste vous prévenir que le repas sera servi dans une heure environ. Si vous souhaitez encore vous reposer, nous pouvons le reculer un peu... »
Estrella parvint à s'asseoir, non sans difficulté, et trouva assez de dignité pour déclarer :
« Ça ne sera pas la peine, Sofie. Je serai prête.
— Peut-être souhaitez-vous prendre un bain ? Cela vous fera du bien, après... »
Elle ne poursuivit pas, mais la jeune fille savait qu'elle faisait référence aux événements de la nuit. L'idée de savourer un bon bain chaud était si séduisante qu'elle ne put s'empêcher d'esquisser un large sourire :
« Ce sera parfait, Sofie ! Merci beaucoup ! »
Le cabinet de toilette était attenant à sa chambre, une petite pièce carrée tapissée de faïences colorées ; dès que la baignoire à pattes de lion fut remplie, Estrella s'y plongea avec bonheur, décidée à oublier pour un temps les aventures bizarres qu'elle venait de vivre. Par la fenêtre aux vitres dépolies, un soleil chaleureux se glissait, dissipant les ombres de la nuit. Même le cercle de lumière autour de son poignet semblait moins visible ; elle se permit de prétendre, pendant un moment, qu'il n'avait jamais existé.
Quand l'eau commença à refroidir, elle s'extirpa de la baignoire et s'enveloppa dans un peignoir rose pâle brodé de fleurs, puis se dirigea vers sa chambre pour choisir sa tenue de la journée : elle trancha pour un corsage blanc et une longue jupe brune, d'une grande simplicité.
Quand elle fit son apparition dans la salle à manger, elle faillit reculer en réalisant qu'elle n'y serait pas seule, comme elle l'avait espéré : non seulement dame Ledelian et la gardienne Azura figuraient en tant que convives, mais debout derrière sa chaise, attendant son arrivée, se trouvait un Aurean quasiment méconnaissable. Le garçon avait attaché ses cheveux sur sa nuque ; il portait un élégant costume d'un brun chaud, avec une chemise blanche et une cravate couleur rouille. Il était impossible de se douter qu'il n'était pas humain...
« Bonjour, se força-t-elle à dire au Gardien. J'espère que tu as bien dormi ?
— La chambre n'était pas aussi inconfortable qu'elle en avait l'air », répondit-il un peu trop rapidement, en la considérant d'un air candide.
Elle décida de l'ignorer, salua aimablement Ledelian et Azura avant de s'installer à sa place. Quand Millie s'approcha d'elle pour faire le service, elle lui glissa à l'oreille :
« Où se trouve Madame Maysie ?
— Elle n'est pas encore réveillée », révéla malicieusement la bonne.
Estrella esquissa un petit sourire : ce n'était pas qu'elle n'appréciait pas – dans une certaine mesure – sa gouvernante, mais elle avait la sensation de mieux respirer quand elle n'était pas dans la pièce. Elle déplia soigneusement sa serviette ; elle se sentait affamée. Même si ce n'était pas très digne de la part d'une jeune fille de se précipiter sur la nourriture, elle attendit avec une impatience mal dissimulée que Millie apporte le premier plat. Elle fut un peu déçue en découvrant un potage léger.
Elle trempa délicatement sa cuillère dans le liquide et jeta un coup d'œil vers Aurean, un peu curieuse de connaître l'effet des aliments matériels sur un Gardien de Lucid. Le garçon semblait hésiter à goûter. Estrella reporta son attention sur Azura : la femme aux cheveux bleus ne paraissait pas, pour sa part, éprouver d'inconfort particulier. Est-ce que la réticence d'Aurean avait une autre cause que sa nature ?
Ledelian sembla réaliser l'inconfort du Gardien : elle se tourna vers lui et lui demanda d'un ton empli de sollicitude :
« Est-ce que tout va bien, monsieur Aurean ? »
Le garçon blond releva les yeux, un peu gêné :
« C'est juste... que cela fait si longtemps... Je n'ai pas encore eu le temps de me réhabituer... Mais je vais essayer, ajouta-t-il avec un sourire. Je ne voudrais pas indisposer notre hôtesse. D'autant plus que nous allons être amenés à passer beaucoup de temps ensemble...
— Beaucoup de temps ensemble ?
— Bien sûr, en raison du lien. »
Estrella se serait bien passé de se voir rappeler ce fait embarrassant. Elle laissa tomber sa cuillère dans son assiette un peu trop brutalement, faisant gicler un peu de soupe sur son corsage blanc.
« Comment ça... ensemble ? À quel point ? » balbutia-t-elle.
Dame Ledelian ne put s'empêcher de rire :
« Disons qu'il est nécessaire que vous restiez à proximité l'un de l'autre. Surtout dans la mesure où la nature de ce lien semble assez... particulière. Nous n'avons pas moyen de savoir quelles pourraient être les conséquences d'une séparation spatiale trop importante. Pour cette raison, il est préférable que vous ne vous éloigniez pas au-delà de quelques dizaines de mètres. »
La jeune fille soupira de soulagement : au moins ne serait-elle pas obligée de garder Aurean en permanence dans son champ de vision.
« Même s'il est préférable que vous demeuriez, autant que possible, dans la même pièce... »
Elle sentit le poids d'une chape de plomb tomber sur ses épaules. Ce n'était pas qu'elle n'appréciait pas le garçon : il n'avait aucun trait fondamentalement désagréable. Du moins, si l'on omettait le fait qu'il était en réalité une créature non humaine d'un âge incertain, qui avait pris l'apparence d'un adolescent et se trouvait irrémédiablement liée à elle.
« Mais... en quoi est-ce si important qu'il reste ici, dans notre monde ? demanda-t-elle d'un ton dégagé en remuant machinalement le potage de sa cuillère. Après tout, il a été retenu contre son gré ici à Erastria, non ? »
Aurean baissa la tête vers son assiette ; son expression était redevenue triste, comme à chaque fois que son calvaire – et celui de Bastian – était évoqué :
« J'ai été très affecté par mon... séjour à Erastria et je ne dispose que d'une parcelle de mes pouvoirs... Il n'y a qu'à Lucid que je pourrai totalement me remettre. Mais je tiens à rester ici tant que je n'aurai pas découvert ce qui est arrivé à Bastian et qui en est responsable. Si nous rompons ce lien, il n'est pas dit que je puisse en recréer un avec toi... ou retrouver quelqu'un de susceptible de se lier à moi. Notre présence à Erastria est secrète : la Haute Chambre de Magie réprouve notre présence sur ce monde, et je ne peux me lier qu'avec des personnes de confiance, qui ne trahiront pas mon identité. »
Estrella sentit sa mâchoire inférieure tomber : non seulement elle se retrouvait avec ce fardeau, mais en plus il était... illégal ? Elle se tourna vers dame Ledelian : après tout, elle était une adulte respectable, un professeur de l'Académie, qui plus est :
« Dites-moi qu'il exagère... juste un peu... » plaida-t-elle.
La femme brune secoua la tête avec une sérénité scandaleuse :
« Aurean ne vous a dit que la vérité. Sa situation ici est très précaire. C'est la raison pour laquelle il nous faudra être particulièrement attentifs : il est en position de faiblesse et comme vous ne contrôlez pas encore vos dons, vous ne pourrez pas faire grand-chose pour le protéger. Si l'ennemi qui s'en est pris à Bastian et à lui frappe de nouveau, vous serez tous les deux très vulnérables. »
Mais comment pouvait-elle annoncer tout cela avec tant de calme ? Ce n'était pas de sa vie qu'il s'agissait ! La jeune fille se tourna vers le responsable de tous ses tracas : il avait enfin porté la cuillère à sa bouche, mais dès la première petite gorgée, il fut saisi d'un long frisson. Il demeura un moment les yeux clos et la mâchoire crispée, comme s'il tentait de surmonter une terrible nausée.
Estrella ne put s'empêcher d'avoir pitié de lui : même s'il représentait un fardeau pour elle, il avait vécu une expérience pour le moins atroce. Et elle lui était redevable d'avoir éveillé ses pouvoirs, la sortant de sa condition honteuse d'Incolore. Tout ceci était sans doute bien plus difficile pour lui que pour elle.
« Je pense que tu devrais arrêter, si ça te rend aussi malade, dit-elle d'un ton soucieux. Peut-être que tu devrais commencer par boire un peu d'eau, pour te réhabituer à avaler quelque chose... »
Il lui adressa un pâle sourire :
« Tu as raison. Je crois que je me sens déjà mieux, à l'idée que tu seras là pour veiller sur moi à chaque instant... »
Elle s'inquiétait de lui et il trouvait le moyen de s'en amuser ? Elle serra les poings, sentant la colère s'emparer d'elle. Quelque chose montait, comme une énergie qui jaillissait du plus profond de son être. Elle dirigea son regard vers la carafe et s'apprêtait à la saisir, quand toute l'eau qu'elle contenait gicla pour se transformer en un nuage blanchâtre. Avant qu'elle comprenne ce qui se passait, la nuée fila vers l'autre bout de la table et s'arrêta au-dessus de la tête d'Aurean.
Le garçon n'eut même pas le temps de s'écarter : d'un seul coup, la vapeur se liquéfia de nouveau pour tomber en pluie dense sur le malheureux Gardien. Il se retrouva trempé sur sa chaise, au beau milieu d'une véritable mare.
Estrella le contempla avec stupeur ; Aurean lui rendit son regard, les yeux écarquillés d'étonnement. Puis il partit d'un grand rire, auquel se joignirent bientôt dame Ledelian et Azura. Un peu agacée par leur réaction, la jeune fille croisa les bras et se renfrogna.
« Quelqu'un peut m'expliquer ce qui vient de se passer ? »
Calmement, Auran tordit ses cheveux, qui gouttaient sur ses épaules, en répondant :
« Tu viens tout simplement d'employer pour la première fois la Magie Jaune de la Transfiguration, Estrella ! »
La jeune fille ouvrit largement la bouche, stupéfaite, tandis qu'une nouvelle vague de rire parcourait ses compagnons.
ƸӜƷ ƸӜƷ ƸӜƷ
Une fois Aurean changé et séché et les dégâts des eaux réparés, les deux mages et les deux Gardiens s'étaient retrouvés au petit salon attenant à la salle à manger, afin d'aborder des questions plus graves :
« Je me suis permis d'avertir vos parents, mademoiselle Estrella. J'ai pensé qu'il serait plus simple de leur demander de prévenir ceux de monsieur Bastian », ajouta-t-elle d'une voix plus douce.
La jeune fille hocha la tête, un peu troublée : durant ces trois dernières années, elle avait fini par s'habituer à son sort, sinon à l'accepter. Elle était Estrella d'Outremont, l'Incolore. Pas seulement pour elle-même, mais pour tous ceux qui connaissaient sa condition. Elle pouvait aisément prévoir la réaction de sa mère : elle se montrerait enthousiaste et verserait même quelques larmes de joie. Sa sœur n'hésiterait pas une seconde à l'imiter. Elle n'aurait qu'à les regarder d'un air navré jusqu'à ce qu'elles cessent leur manifestation de bonheur éploré.
Non, le souci était son père... Estrella n'avait aucune idée de la façon dont il considérerait sa « guérison ». Elle était persuadée qu'il connaissait sa condition bien avant sa comparution devant les maîtres de l'Académie, mais elle doutait de pouvoir le lui faire reconnaître. Elle n'avait pas forcément envie de l'affronter à ce sujet...
Mais comment pourrait-elle lui faire confiance, désormais ? Elle avait été étonnée qu'il prenne tant de distance avec elle : jamais il ne s'était préoccupé de ce qu'on pouvait penser de lui. Elle avait soupçonné sa mère de l'avoir convaincu de ne rien changer à sa vie, mais à présent, elle ne savait plus que croire...
« À votre retour, il y aura beaucoup à faire, poursuivit dame Ledelian. Pour commencer, il va falloir s'occuper de votre entrée à l'Académie des Sept Couleurs. Et vous devez impérativement apprendre à contrôler vos dons, avant qu'il arrive un incident plus grave que celui du déjeuner. »
Estrella jeta un coup d'œil un peu coupable – mais un peu seulement – en direction d'Aurean. Le Gardien avait bien pris sa douche improvisée : il s'était montré ravi pour elle. Elle se sentait un peu honteuse de s'être ainsi emportée contre lui. Après tout, il ne cherchait sans doute qu'un peu de camaraderie. Le Lucidien oscillait entre un comportement enjoué et souriant et des phases de tristesse intense. Sans compter ses difficultés physiques à se réadapter à une vie humaine.
Elle ferma les yeux et poussa un soupir. Les deux poings appuyés sur ses genoux, elle fixa le bout de ses souliers.
L'Académie des Sept Couleurs...
Un rêve inatteignable, qui d'un coup, était devenu réalité.
Estella avait le sentiment que, comme Aurean, elle s'était éveillée d'un long sommeil. Et ce qu'elle allait trouver à son retour dans le monde ordinaire l'effrayait et la fascinait à égale mesure.
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