Incolore - Deuxième partie

Estrella passa une grande partie de la nuit suivante à se tourner et se retourner dans son lit, sans pouvoir trouver le sommeil. La voix étrange résonnait toujours à ses oreilles :

J’ai besoin de ton aide…

N’y tenant plus, elle finit par s’asseoir, scrutant la pénombre autour d’elle. Elle laissa échapper un soupir, repoussant de son visage la masse désordonnée de ses cheveux. L’image de la demeure désertée continuait de la hanter. Peut-être en raison des faits dramatiques qui s’y était déroulés et qu’elle ne parvenait pas à chasser de son esprit. Maintenant qu’elle y repensait, elle avait déjà entendu parler de la famille de Trente… peut-être même avait-elle croisé ses membres lors des nombreuses occasions sociales qui rassemblaient les Hautes Lignées.

Mais elle avait beau faire, aucun visage ne lui revenait en mémoire, que ce soit ceux des adultes ou celui d’un garçon de son âge. Elle n’avait jamais vraiment apprécié ces réceptions mondaines ; elle préférait le plus souvent se retirer dans un coin tranquille avec ses deux meilleures amies, Kristi d’Altair et Lexa de Vrys. Depuis leur plus jeune âge, elles avaient été pratiquement inséparables et ne gardaient aucun secret entre elles. Jusqu’à la Comparution.

Depuis l’exil d’Estrella, Kristi lui écrivait encore parfois, quand elle se souvenait que son ancienne amie existait encore ; la jeune Incolore ne savait même pas à quelle Couleur la blonde avait été affectée à l’Académie. Kristi connaissait la véritable raison de sa disgrâce et prenait un soin particulier à ne rien mentionner en rapport avec la magie. Lexa, quant à elle, n’avait jamais daigné se manifester en aucune manière.

La nuit était calme. Bien trop calme. Du dehors, ne provenaient que le son léger du vent dans les branches et le cri occasionnel d’un oiseau nocturne. La main qu’elle tenait pressée contre sa poitrine, agrippant son drap froissé, se relâcha lentement. Elle réalisa alors qu’elle avait arrêté de respirer. Elle laissa l’air refluer dans ses poumons et se retomba sur ses oreillers.

Pourquoi fallait-il que tout cela vienne la tourmenter maintenant ? Cette histoire n’avait aucun rapport avec elle, c’était un problème interne à la famille de Trente. Certes, c’était effroyablement triste, mais qu’y pouvait-elle ? Elle n’avait même pas le contrôle de sa propre destinée. Hélas, si aucun des garçons n’avait donné signe de vie en deux ans, c’était soit parce qu’ils n’en avaient aucune intention, soit parce qu’ils n’étaient plus en état de le faire. Elle fut saisie d’un léger frisson : et si les paroles qu’elle avait entendues étaient celles d’un… fantôme ?

Enfin, ses paupières devinrent lourdes. Elle se laissa entraîner dans un sommeil bienvenu… Sa dernière pensée consciente fut le souhait qu’au matin, cette obsession se serait évanouie.

ƸӜƷ

Viens à moi…

Estrella se redressa brusquement et posa une main sur son front douloureux. Elle avait été emportée par un tourbillon de rêves embrouillés, dénués de tout sens, où sons et couleurs se heurtaient cruellement. Elle s’était sentie tomber, toujours plus bas, sans pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit, sans pouvoir même crier, jusqu’à ce que la pénombre la submerge… et qu’elle s’éveille brutalement.

Le souffle court, elle passa les mains dans sa chevelure trempée de sueur.

J’ai besoin de ton aide…

La voix résonnait toujours dans son esprit… Cette fois, elle pouvait l’identifier comme celle d’un jeune garçon.

Bastian de Trente ?

Ou son frère adoptif, Aurean ?

Après tout, les garçons étaient des mages qui fréquentaient l’Académie des Sept Couleurs. Peut-être avaient-ils usé de leurs pouvoirs pour que cet appel lui parvienne… Mais pourquoi à elle, une Incolore ?

Elle se leva, les jambes tremblantes, pour aller ouvrir les volets intérieurs, révélant le ciel de nuit. Haut dans la voûte étoilée, les lunes d’Erastria flottaient comme deux perles luminescentes ; aucun nuage ne voilait leur magnificence. Elle les contempla un moment, indécise, puis se dirigea vers sa coiffeuse. À la faible lueur des deux astres, elle pêcha un ruban dans l’un des tiroirs et noua ses cheveux sur sa nuque. Elle entraperçut son reflet dans le miroir, pâle et les traits tirés :

« Que dois-je faire ? » s’interrogea-t-elle, comme si son image pouvait l’aider à prendre une décision.

Bien entendu, personne ne lui donna de réponse. Elle serra brièvement les poings : elle avait passé presque trois ans prisonnière d’un destin imposé. Elle devait prendre sa vie en main, même si cela signifiait faire quelque chose d’aussi insensé que sortir de la maison en pleine nuit.

« J’y vais ! » s’entendit-elle dire, comme si ces paroles étaient celles d’une étrangère.

Mais ce n’était pas le cas : elle se sentait prête à tenter le tout pour le tout.

Elle alluma la lampe à huile à son chevet, puis enfila une paire de bas, ses solides bottines d’hiver et un manteau sombre par-dessus sa longue chemise de nuit blanche. Après un temps de réflexion, elle drapa une longue écharpe autour de son cou. Enfin, elle s’empara de la lampe et se dirigea vers la porte.

A cette heure tardive, la cuisinière avait depuis longtemps regagné sa chambre sous les combles, de même que les deux jeunes bonnes. Madame Maysie ronflait à l’autre bout du couloir. Dans la petite dépendance près de l’entrée de la propriété, un gardien était censé veiller, mais il ne l’entendrait pas si elle sortait par l’arrière de la demeure. Elle prit cependant soin d’avancer à pas de loup dans l’escalier, en s’immobilisant avec un frisson à chaque fois qu’une marche grinçait sous son pied. Finalement, elle parvint sans encombres dans le hall.

Son premier souci était de trouver les clefs : elle se dirigea vers l’office, où les deux bonnes devaient conserver un trousseau. C’était la première fois en trois ans qu’elle mettait les pieds dans la pièce : elle regarda avec curiosité la vaisselle, l’argenterie et les verres de cristal déposés sur les étagères, les serviettes et nappes pliées et empilées avec soin. Où pouvait donc se cacher ces maudites clefs ?

Après avoir fouillé une bonne demi-heure un peu partout, depuis l’intérieur des tiroirs jusqu’au fond des soupières, elle était sur le point d’abandonner… quand elle avisa le tablier suspendu à un crochet à côté de la porte. Dans un dernier espoir, elle plongea la main dans la poche avant… et faillit laisser échapper un cri de victoire quand ses doigts rencontrèrent quelque chose de dur et froid. Elle les brandit triomphalement.

Le plus dur était fait…

Ou peut-être pas.

ƸӜƷ

Estrella ne s’était jamais aventurée seule le soir sur des chemins de campagne déserts : aucune jeune fille de bonne famille n’était supposée prendre ce genre de risques. Elle se demanda ce que penserait d’elle un éventuel passant : à peine coiffée, dans une tenue improbable, elle n’avait pas l’allure d’une descendante – même Incolore – de la lignée des Outremont.

Au début du chemin, la clarté des deux lunes l’accompagnait fidèlement, éclairant chacun de ses pas de son aura argentée. Mais quand elle s’enfonça dans le bois, elle se retrouva noyée dans les ombres. La lampe qu’elle tenait à bout de bras maintenait un cercle de lumière autour d’elle, au-delà duquel régnait le noir total. La fraîcheur de la nuit pénétrait même son épais manteau. Tremblante, elle se demanda s’il ne serait pas plus sage de rebrousser chemin et de retrouver sa chambre… avant que quelqu’un ne réalise son absence.

Mais elle avait l’étrange sentiment que si elle rentrait maintenant à la demeure blanche, elle y passerait les trois prochaines années comme elle avait passé les trois dernières, cloîtrée derrière les murs, à ne vivre qu’à moitié. Elle se concentra à mettre un pied devant l’autre, luttant pour oublier le froid et la peur.

Au bout de ce qui lui parut être une éternité, Estrella émergea de nouveau sous la lumière lunaire et observa la grande bâtisse de pierre sombre au creux du vallon. Elle semblait beaucoup plus éloignée que durant la journée ; elle se demanda combien de temps il lui faudrait pour pouvoir l’atteindre : la route semblait s’en éloigner. Mais en s’avançant un peu, elle vit qu’un chemin mal entretenu se dirigeait droit vers la propriété. Un peu soulagée, elle s’engagea dessus avec précaution, afin de ne pas se tordre la cheville sur les cailloux.

Un bruit dans les broussailles la fit se retourner subitement : elle vit une forme bondissante disparaître parmi les arbres. Juste un daim, encore plus effrayé qu’elle ne l’avait été. Elle laissa échapper un petit rire nerveux en réalisant qu’elle n’avait même pas pensé, jusqu’à cet instant, qu’elle pourrait faire une mauvaise rencontre.

Enfin, le mur qui entourait le jardin de la demeure des Trente se dressa devant Estrella : elle l’observa avec perplexité, en se demandant comment le franchir. Elle décida de le longer, dans l’espoir de trouver une issue. Bientôt, elle se trouva devant une porte de bois à claire-voie. Elle tenta de la pousser, en vain : elle était verrouillée par une serrure encore solide. Déçue d’être arrêtée si près du but, elle la secoua violemment : elle s’aperçut qu’une des planches branlait dangereusement. Peut-être qu’elle parviendrait à l’arracher, créant ainsi une brèche assez large pour pouvoir s’y faufiler. Elle posa la lanterne et dominant sa crainte de se meurtrir les mains, elle attrapa la planche et tira dessus de toutes ses forces. Alors qu’elle croyait ne pas pouvoir y arriver, le bois lâcha subitement. La jeune fille atterrit assise sur les cailloux du chemin ; un peu humiliée, elle se releva en frottant son derrière endolori.

Elle se releva, ôta son manteau et le fit passer par l’interstice ; puis, frissonnant dans sa légère chemise de nuit, elle se glissa par l’ouverture, essayant d’ignorer les bruits d’étoffe déchirée et les quelques échardes qui pénétrèrent dans sa peau. Enfin, elle prit pied de l’autre côté.

Autour d’elle se dressait le jardin rendu à sa sauvagerie : il était étrange de songer qu’en seulement deux ans, la végétation avait pu reprendre ainsi ses droits. Des hautes herbes avaient avalé les allées et les arbres étendaient leurs branches jusqu’au sol, comme des mains tendues bloquant le chemin. Même les buissons en fleurs se déversaient comme s’ils tentaient d’engloutir l’espace, d’empoisonner l’air de l’odeur entêtante de leurs pétales désordonnés. Estrella regarda autour d’elle ; le son de sa respiration lui semblait déchirante dans le silence absolu. Elle reboutonna lentement son manteau, le tremblement de ses doigts meurtris ralentissant chacun de ses gestes.

Soudain, la voix résonna de nouveau dans son esprit, plus intense que jamais :

Viens à moi…

J’ai besoin de ton aide…

Viens…

VIENS…

Ses pieds commencèrent à bouger presque d’eux-mêmes tandis que son souffle se bloquait. Elle tenta de lutter, mais rien n’y faisait. Son cœur battait à coups redoublés dans sa poitrine. Elle fendait la végétation autour d’elle, indifférente aux rameaux qui fouettaient ses jambes et son visage. Rien ne comptait plus que de se diriger vers…

Vers quoi en fait ?

Elle pouvait le sentir. Ce vide. Ce vide atroce au fond d’elle, à cet endroit qui aurait dû être empli… empli de vie. De Couleur. Ce vide qui avait tout avalé. Sans même qu’elle le réalise vraiment, les larmes commencèrent à couler sur ses joues, pour s’évaporer en fines gouttelettes que la lumière de la lune pailletait d’argent.

Elle ne s’aperçut qu’au bout d’un long moment qu’il n’y avait plus de sol sous ses pieds, juste un chaos tournoyant qui ressemblait à celui qui avait hanté ses rêves de la nuit. Un chaos de néant qui l’appelait, tentant de prendre prise dans le vide au fond d’elle-même.

Ne le laisse pas te prendre… Viens à moi…

Elle laissa échapper un hoquet, comme elle s’éveillait de cette étrange transe : elle flottait dans un cœur d’ombre, tandis que le monde autour d’elle tournoyait, sans plus avoir de haut ni de bas, de droite ni de gauche. Des poignées de feuilles et de pétales aux teintes de sang s’envolaient comme des essaims, portant une odeur capiteuse et dangereuse.

Devant ses yeux, soudain, il apparut.

Une goutte de lumière blanche en suspension devant elle.

Non…

Un papillon.

Un papillon argenté.

Elle ressentit une peine immense, un effroyable regret l’entourer comme un cocon de désespoir, étrangement mêlés à une volonté farouche. Elle tendit les deux mains, les referma lentement sur les ailes translucides qui palpitaient doucement. Une lueur intense l’enveloppa ; elle se sentit tomber…

Quand elle eut de nouveau conscience d’elle-même, ses pieds étaient fermement posés sur une allée de dalles fendillées, aux interstices envahis par les herbes. Elle se tenait devant une petite chapelle de pierre érodée par les années. Au-delà de la porte en arc brisé, un escalier s’enfonçait dans les ténèbres. Elle réalisa qu’elle n’avait plus sa lanterne, mais ses yeux s’habituaient progressivement à l’obscurité ; en contrebas, elle aperçut une faible lueur.

Elle leva ses deux mains à hauteur de ses yeux : une faible clarté émanait encore de ses paumes. Elle les laissa retomber et s’avança vers les marches.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top