Partie 4 : Chapitre 1
— Donnez-lui la casserole ! Il faut qu'elle fasse du bruit, cette petite.
Tandis qu'il s'agitait près du feu, mon père désigna l'objet depuis son fauteuil.
— Qu'est-ce que je joue ? demanda Hans derrière le piano.
Assise sur le tapis, je plaçai l'instrument improvisé entre les mains de Stella.Ma mère apparut, sortie tout droit de la cuisine :
— Où sont passées mes casseroles ?
Elle observa sa batterie de poêles et marmites, joncher le plancher du salon.
— Attendez, reprit Hans. Hum, j'ai trouvé.
Ralph arriva à son tour, de la neige recouvrait sa vareuse.
— Brrr... Quel temps de chien !
Il accrocha sa veste à la patère et vint nous rejoindre.
— La chanson rigolote, supplia Siméon, chante la chanson en allemand !
Assis sur le banc près de Hans, il frappa plusieurs fois dans ses mains comme il le regardait, attendant que son vœu soit exaucé.
— La chanson rigolote ? s'amusa Hans. Quelle chanson rigolote ?
— Nous les Allemands, reprit Ralph, nous ne sommes pas rigolos.
Il approcha de Siméon d'un petit pas accéléré, le dos courbé, deux doigts au-dessus de sa lèvre singeant la moustache du führer qu'il tournait en dérision.
« EST-CE QUE J'AI L'AIR RIGOLO ? » s'écria-t-il en gesticulant nerveusement et appuyant son accent, « EST-CE QUE J'AI L'AIR RIGOLO ? »
Siméon éclata de rire comme l'on vole en éclats sous des chatouilles incessantes. Je les observais, là, autour de mon frère. Je les observais avec une immense tendresse et la fierté de les connaître.
— Oh mais.., qu'est-ce que ? Là, dans mes poches ?
— Dans tes poches ? répéta Siméon en se penchant.
De celles-ci, Ralph extirpa une poignée de caramels.
— Aus Bretagne, oui Madame !
Il se tourna, lançant quelques douceurs que j'attrapai au vol.Hans souriait derrière le piano.
— Quelle bande de voleurs, s'exclama petit père.
— Des voleurs doués, ajouta maman.
— Peut-on dire que je suis le nouveau Robin des bois ?
— Ralph, reprit mon père, n'exagérez rien.
Notre ami s'assit près de nous, et Hans débuta cet air que je connaissais bien :
« Komm Karlineken, komm Karlineken komm,wir wolln nach Pankow gehn da ist es wunderschön! »
Comme il jouait du piano, je regardais Stella tambouriner sur la casserole avec sa cuillère en bois, les yeux pétillants au rythme de la chanson. Elle avait un peu plus d'un an et demi, le temps défilait si vite que je craignais de manquer quelque chose.Je me fis la promesse de profiter de chaque instant, de me souvenir de chaque rire,chaque instant de bonheur passé avec elle, ou avec eux. La vie bascule sans prévenir,je le savais, et je voulais profiter de nous, vivre, supporter, apprécier ma chance.
Sept mois s'étaient écoulés depuis les révélations d'août 1942, sept mois qui m'avaient fait réfléchir. Avec Hans, nous nous disions : « Il faut faire quelque chose. »Mais si nous ne faisions rien, nous le répétions comme pour nous donner du courage,parce que nous savions que c'était la meilleure chose à faire.
Il m'avait parlé de ce qui était arrivé — à peine avait-il retrouvé ses parents à Berlin qu'ils lui avaient annoncé la bonne surprise : son entrée au camp de Sachsenhausen. « Une place en or » avait dit son père ; une place de planqué à vrai dire. Être stationné en France, dans un village comme le nôtre, n'avait rien de dangereux. La véritable raison, c'était qu'il leur avait parlé de moi dans ses lettres.
Mon dieu, non ! Il ne fallait pas, que quelqu'un comme lui fût avec quelqu'un comme moi. « Une Française, si tu veux, mais une fille de joie ! » Mais je n'étais pas une fille de joie, et le sérieux leur fit peur, pire, il les répugna. C'était du gâchis,c'était contraire à l'idéologie familiale et à celle du Parti. Que diraient les collègues de son père ? Les bonnes amies de sa mère ? « Que crois-tu que dirait Hitler, si nous lui disions qu'un de ses enfants gâche son sang avec celui d'une étrangère ? Une Française ! Les Français ne sont pas purs. Ils sont mélangés, et tu le sais ! Ce pays t'a retourné l'esprit. Nous SOMMES la race aryenne. J'aurais dû t'envoyer dans une de ces écoles.., au lieu d'entrer dans son lit, tu l'aurais égorgée comme une chienne. »
Mais on ne pouvait pas refuser une place, ni une affectation, pas de la manière dont l'avait obtenue son père, ni par qui il l'avait obtenue.
Quelques mois plus tard, Hans était allé se battre sur le front russe. Il s'était porté volontaire, ne supportant plus ce qui se passait dans le camp, ne supportant plus de devoir se taire et de laisser faire, de se sentir lâche parmi les monstres.
Mais pour l'instant, je chérissais ces visages familiers dans le salon, ces voix riantes et ces regards expressifs. Je veillais sur eux comme ils veillaient sur moi, et ainsi formions-nous une famille où le sang n'avait pas d'importance.
— Oh, s'exclama petit père dans la cuisine, je le vois encore !
Autour d'une troisième bouteille de vin, nous discutions de Noël qui était passé.
Arriver avec tous ces paquets, c'est à peine si l'on voyait son nez ! »
Ralph, premier concerné, se mit doucement à rire derrière sa main,embarrassé et rougeaud comme l'on revenait une fois encore à cette anecdote.
— Oui, le rejoint Hans, oui ! Tout débaroulait sur le sol, et lui éternuait derrière les cadeaux, le calot sur les yeux !
— Ah ! et son pantalon qui lui tombait du derrière !
— Parce qu'il n'avait pas mis ses bretelles !
Hilares, les deux hommes partirent d'un rire sonore, se penchant sur la table et tapant du poing comme Ralph riait de lui-même.
— Shhh..! s'exclama maman, la petite dort dans le salon. Bon sang vous autres,vous êtes bien des hommes.
Hans se redressa tout en s'essuyant les yeux, le regard mouillé comme il riait encore. Ma mère posa son ouvrage sur la table en secouant doucement la tête.
— Heureusement que t'es cuisinier gamin, reprit mon père.
Ralph acquiesça avant de finir son verre en renversant sa nuque.
Dans notre chambre, près de l'âtre qui diffusait cette chaleur qui régulièrement faisait bouillir ma mère, je les observais : confortablement installé dans le fauteuil,Stella endormie sur ses genoux, Hans caressait ses cheveux, la main légèrement repliée, allant d'un mouvement délicat et cyclique. J'admirais comme ces veines apparentes venaient marquer le dos de sa main tandis qu'il veillait sur le repos de notre petite fille. Il la contemplait, ses yeux brillants de sommeil, saisissant une mèche entre ses doigts pour mieux en ressentir la texture. Il continuait sans jamais s'interrompre, comme si ces cheveux étaient devenus une prolongation de ses doigts.
Une dernière fois, il replaça une petite mèche derrière son oreille avant de se lever. J'allai le rejoindre devant le berceau qu'il allait bientôt falloir changer, et derrière lui, étudiai ses longs cils blonds, entrer dans la lumière.
Il se baissa doucement pour la coucher, la couvrit, puis déposa ce livre d'histoire sur la table de chevet ; les aventures de Norbert le Hérisson qu'il tenait tant à appeler Friedrich, parce que Norbert : « c'est moche ».
J'allai défaire notre lit.
— Tes joues sont rouges.
— Ah oui ? demanda-t-il en souriant.
— Aussi rouge que mes lèvres.
Il hocha la tête, l'air de rien, puis fit le tour du lit.
— Peut-être m'as tu embrassé sans t'en rendre compte ?
— Dans tes rêves, Lieutenant.
Il approcha comme un serpent :
— Mach deine Träume wahr! (Fais de ton rêve une réalité !)
Il se baissa, et dans une impulsion, me souleva. Nous tournâmes jusqu'à nous effondrer sur le lit. Là, je retins un rire contre ses lèvres. Elles étaient tendres et chaudes, imbibées par le sucre du vin.
— Loin de nous la sagesse, murmurai-je. (Je te veux, Erik Satie, 1897)
— Plus de tristesse... (Je te veux, Erik Satie, 1897)
J'acquiesçai avant de l'embrasser.
— Je te veux, soufflai-je contre son oreille.
— Tu parles toujours de la chanson ?
Je le repoussai et entendis ce rire divin fourrager dans ma nuque. Je me redressai, caressant son ventre à travers sa chemise.Je détachai mes cheveux.
— Tu ne me veux plus ? demanda-t-il.
Je pris la brosse, tournai la tête.
— Il ne faut pas être aussi lent, jeune homme.
Sa joue contre le drap, il se mit à rire tristement.
— Jeune homme, répéta-t-il, j'ai l'impression d'avoir cent ans...
Je caressais sa tempe, il observait la brosse.
— Depuis combien de temps n'as-tu pas vu ton frère ?
J'eus du mal à trouver la réponse à cette question.
— Je crois que c'était dans les bois avec toi, le soir de Noël en 40.
Mon regard dériva dans le vide.
Pourtant, je suis certaine qu'il est vivant. »
Hans caressa mon bras, comme pour me rappeler à lui. Je m'allongeai, et face à face, ma main contre sa joue, nous vivions dans nos yeux. Les siens brillaient d'une profonde tendresse, d'un amour indéfectible. Je n'en doutais pas, rien n'aurait pu me faire douter. Il était revenu pour nous.
— Tu te souviens, murmura-t-il, la photographie ?
— Laquelle ?
— Celle que j'avais prise de toi, avant de partir pour l'Allemagne.
Se dégageant de mon emprise, il se leva et marcha vers son ballot. Il en extirpa ce cliché où je riais, cachée derrière une tasse, fixant pourtant l'objectif.La vieille photographie entre les mains et les larmes aux yeux, je souriais.
— Tu l'as gardée tout ce temps...
— Sans elle, répondit-il, je serais devenu fou.
Je posai ma tête sur son épaule comme il regardait la photo.
J'avais peur d'oublier ton visage, de devenir comme les autres. »
— Tu n'es pas comme les autres. #
— Excuse-moi, nous en avons parlé tant de fois. Mais j'ai l'impression que si je n'évacue pas, le passé me hantera jusqu'à la fin.
— Parle, dis-je, kein Problem. (Pas de problème.)
Je le regardais sourire.
— Je dirige ces hommes comme si de rien n'était, comme si je savais ce que je faisais, ce que nous faisons. Je sers une cause que je hais et dont je ne peux pas me dépêtrer. Il n'y a rien à faire.
— C'est faux, tu fais déjà quelque chose : tu réfléchis.
— Réfléchir ne sauve personne.
— Alors, proposai-je, agis.
— J'y ai pensé, mais je ferais quoi ? Devenir un traître ?
— Traître ? Tu dis que tu les détestes. Pourquoi les protéger ?
— Ja, ich weiß, mais j'ai été élevé comme ça ; le traître, c'est pire que tout. (Oui, je sais.)
— Pire ? Pire que ce que tu as vu ?
Plus rien, mais le silence. Comme il s'était redressé sur le lit, je posai une main sur son dos. Je m'assis à mon tour, et derrière lui, ceinturai sa taille.
— Tu es un homme bon, tu sais ce qu'il faut faire.
En silence, Hans se pencha, puis embrassa mon genou.
— Mais toi, déclara-t-il en me pointant du doigt, tu ne feras rien, pas sans moi.
— Promis.
Il me sourit tandis que je lui mentais et dégrafais son pantalon.
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