Partie 3 : Chapitre 4

Après avoir donné le bain à Stella, je l'emmitouflai et l'observais tendre ses précieuses petites mains hors de la laine, allongée avec elle sur le tapis. Dans la chambre, le gramophone jouait ce disque que Matthias m'avait offert, cet air :Mamatschi, cette mélodie qui pour moi signifie tant de choses. 

https://youtu.be/ZC8v8AU0P6A

Et tandis que Mimi Thoma chantait le deuil de ce petit garçon pleurant la perte de sa mère, j'écoutais les gazouillis de mon cœur qui me faisait de grands sourires. 

Étendue près du feu, Stella saisissait mon doigt, puis le lâchait, m'extasiant de ses risées. Je caressais ses joues et ses cheveux frisottants, admirant la lueur orangée des flammes, danser sur sa peau, sur ces fesses rondes que je ramenai près de moi.

Lorsque je fis mine de becqueter son poignet potelé, allant y déposer des baisers bruyants, je déclenchai chez elle une série de fous rires. Elle me fixait avec de grands yeux attentifs, attendant que je recommence, que je pose mes lèvres, mais surtout, que je fasse le bruit, livrant là des larmes de tendresse. 

Je la cajolais davantage, puis la regardais s'endormir, sa joue replète contre le pli de la couverture qui formait un cocon. Je m'étirai, bâillai sans cesser de l'admirer, cet ange, cette étoile de la mer qui allait au rythme de l'inconscience. 

Elle ne connaissait pas la guerre, cette chose absurde qui jette un homme contre un autre sous prétexte qu'il est différent. Elle ne connaissait ni l'embrigadement, ni la haine, ni la honte, ni la notion d'appartenir à un camp.Personne n'était bon ou mauvais parce qu'il venait d'un certain côté de la ligne. Il n'y avait pas de ligne. Ces lignes sont un concept, elles rendent les choses plus simples à expliquer, mais aussi plus simples à détester. Les torts appartiennent à tous, si l'on veut creuser, chercher des raisons, et trouver des coupables.


Je ne pensais plus à tout cela le lendemain matin, lorsque le soleil se leva, et que je me réveillai seule. Nous nous préparions à fêter l'anniversaire de Stella, mon bébé, mon adorable petite fille ; je parlais toujours d'elle comme cela lorsque Hans était parmi nous. Ça n'est que plus tard que je me mis à dire : « Notre enfant ». 

En début d'après-midi, Ralph revint à la ferme avec deux belles bouteilles de Champagne dérobées au château. Petit père s'extasia dans sa chaise, déclarant à notre ami qu'il était décidément le meilleur des Allemands. 

Siméon demanda s'il pouvait goûter : 

« Sicher, répondit Ralph tout bas, aber pssst... » (Certainement, mais chut...)

Ce dernier avait fait un énorme gâteau, avec de la vraie farine et du chocolat,du beurre, du sucre, et toutes les autres raretés de notre époque. 

« Eine Schwarzwälder Kirschtorte » tentait-il de faire dire à mon père. 

Walder quoi ? Qu'est-ce que c'est qu'cette langue. 

« Nein, vous n'y êtes pas. C'est SchwarzWÄlder, comme un « è » ! » 

Tout cela pour dire — une délicieuse forêt noire. 

Plus tard, Hans me surprit près de la grange où j'allai chercher l'ultime bouteille de cidre conservée par mon père. Il me pinça les hanches, un sourire désolé et des excuses plein les yeux comme il m'enlaçait timidement. 

De retour dans le jardin, il alla saisir Stella, la hissant à bout de bras et embrassant son nez retroussé par le rire. Elle touchait son visage, sa main minuscule rencontrant sa bouche qui ne cessait de lui sourire. Saisissant son poignet, Hans décompta ses doigts en allemand. Stella le considérait avec de grands yeux curieux,observant ses phalanges repliées contre sa paume. 

À son tour, Hans s'émerveillait de ses rires, passant fébrilement de son visage au mien, l'œil attendri, tandis qu'il la faisait marcher à l'ombre du vieux chêne. 

— Alors ? s'exclama mon père. On l'ouvre cette bouteille ou quoi ? 

Maman et moi dressâmes la table sous les arbres, tandis que Ralph installait le gramophone sur le banc en pierre. Un air délicieux envahit le jardin, entremêlé à nos rires et à la douceur d'alors. Durant l'après-midi, autour des présents, Hans nous raconta comment la cuve servait parfois aux soldats de piscine ; ils s'élançaient dans l'herbe avant de sauter, plongeant dans l'eau réchauffée par le soleil du mois d'août. 

Cela donna des idées à mon père, et il décréta que comme nous n'avions plus d'animaux, nous pourrions nous servir de l'abreuvoir comme d'un bassin pour Stella.Ainsi, les trois hommes entreprirent de décaper le futur petit bain. 

Siméon, du chocolat autour de la bouche, faisait rire Stella sur la couverture. Il jouait à la cuillère-avion qui fait vroum-vroum et qui vient vous salir le nez. 

Depuis sa chaise, petit père prenait un malin plaisir à donner des directives aux deux Allemands. Penchés au-dessus de l'abreuvoir, ces derniers frottaient avec acharnement, le visage et les épaules nues, cramoisies sous l'intensité du soleil. 

Schnell, mon vieux, gouailla mon père derrière son verre. (Vite.)

Ralph se redressa et termina d'une traite sa coupe de Champagne déposée sur un tonneau. Approchant derrière Hans, j'allai protéger ses épaules à l'aide de mon foulard, et près de lui, plaçai ma main dans la sienne, me penchai afin d'observer l'avancement : l'abreuvoir semblait flambant neuf. 

— Beau travail, Messieurs ! 

Pour fêter cela, ils ouvrirent une seconde bouteille de Champagne, et bientôt,le soleil se fit moins fort, la chaleur, plus supportable. Nous organisâmes ces jeux dont Stella était la principale actrice, et eûmes le privilège de la voir gambader dans l'herbe. La regardant accomplir ses premiers pas, j'entendis Hans rire, puis l'observai,avec ses beaux et grands sourires, ses yeux de bleu et d'amour. 

Nous dansâmes sur une valse d'Erik Satie intitulée Je te veux

https://youtu.be/wbT9DeULzU4

Ralph, éméché,dansait avec le vent. Apercevant ma mère assise sur le banc, il déclara qu'il irait la dérober « au vieux grognon. » Celle-ci lançait des « oh ! » et des « ah ! » des « je ne suis plus toute jeune ! » Petit père accompagnait le rythme en tapant des mains, son verre en équilibre sur l'accoudoir du fauteuil. Hans, une main à ma taille, tentait de nous faire valser comme je ratais chaque pas, les pieds nus dans l'herbe tendre. 

Il cessa bien vite et m'emporta dans un tourbillon d'air chaud, me soulevant à la force de ses bras et me faisant virevolter contre lui. Dans cette riante spirale d'été,son visage retrouvait la fougue de celui avec qui j'avais couru dans les villas de bord de mer. Je repensais à nos parties de cache-cache, à nos après-midis dans ces maisons volées ; des larmes me montèrent aux yeux. Il me considéra, surpris, comme je caressai sa joue, n'osant m'embrasser devant mes parents. 

— Ça va ? demanda-t-il, ralentissant le rythme de notre valse. 

Je hochai la tête et approchai de son oreille. 

— Je t'aime, allai-je y chuchoter.Il m'observa avec un sourire doux. 

Ich dich auch. (Je t'aime aussi.)

Nous reprîmes les temps de la valse, où du moins, ce que j'en comprenais. 

— Tu es toujours aussi nulle... murmura-t-il. 

Je le poussai d'un mouvement de l'épaule, puis lui pinçai le ventre. 


 Après avoir ôté le verre de mon père qui ronflait doucement dans sa chaise,j'allai rejoindre les autres près de l'abreuvoir. Perchée sur les épaules de Hans, Stella eut cet éclat de voix, égayée à la vue de l'eau. Bientôt, nous la regardâmes barboter,faire claquer ses paumes à la surface, former ces vaguelettes qui l'amusaient tant. 

J'ai compris ta détresse, murmurai-je, cher amoureux... 

Hans se tourna, avec dans le regard une interrogation. 

— C'est une chanson, expliquai-je, cette valse sur laquelle nous dansions tout à l'heure. Normalement, il y a des paroles. 

Il acquiesça, puis se pencha sur l'abreuvoir, redressant Stella et jouant avec ses petites mains qu'elle tenait repliées sur quelques marguerites. 

— Tu as une belle voix, chuchota-t-il. Je ne t'avais jamais entendu chanter. 

Il m'observa un instant avant de revenir à notre enfant.Je souriais en les regardant, et ma mère, derrière nous, se mit à chanter : 

— À la claire fontaine, m'en allant promener... 

Alors, Hans tourna la tête, heurtant ma jambe comme il lâcha Stella. 

« J'ai trouvé l'eau si belle que je m'y suis baigné... » 

Je la vis glisser sur le côté, entendis sa tête cogner contre la tôle. 

« Il y a longtemps que je t'aime,jamais je ne t'oublierai... » 

— HANS ! 

Il recula, et je me jetai devant lui, plongeant les bras dans l'abreuvoir comme il ne faisait rien. Ma mère, mon frère, s'étaient tus ; mon père s'éveilla tandis que Stella se mit à pleurer. 

— Tu es fou ! m'écriai-je. 

Hans observa ses mains trembler devant lui comme si le jardin n'existait plus,comme si tous, nous étions absents. L'air ailleurs, il nous considéra enfin, les lèvres entrouvertes et l'œil hagard. Je secouai Stella contre ma poitrine, essuyant sa bouche, et Hans, soudain, se précipita dans la maison. Je décidai de le suivre, et perçus bientôt le petit pas pressé de ma mère retentir derrière moi. 

« Béate ! » appelait-elle, mais je ne l'écoutais pas. 

Furieuse, j'atteignis l'escalier, et elle tira sur ma robe à travers les barreaux. 

— Donne-la moi, s'écria-t-elle, donne-moi la petite ! 

Je la regardai tendre les bras, puis concédai à lui donner Stella qui pleurait encore. À l'étage, j'aperçus Hans au bout du couloir, au détour de notre chambre. Je l'appelai, dévalant les derniers mètres et le traitant de monstre. 

Un monstre, je ne savais pas ce que c'était.Lorsque j'entrai dans la chambre, la vue du Luger m'arrêta net. 

— Je ne veux plus être Allemand ! hurla-t-il, le pistolet contre sa tempe. 

Figée, je le suppliai de bien vouloir lâcher son arme. 

— Hans.., mais qu'est-ce qui t'arrive ? 

— Luger P-08, dit-il en retournant l'arme. Para bellum : « Si tu veux la paix,prépare-toi à la guerre. » Le canon tremblant contre sa chair, il répéta d'une voix saccadée : « Wer den Frieden sucht, bereite den Krieg! » 

— Arrête ! Arrête, je t'en prie ! 

Wer den Frieden sucht, bereite den Krieg

De sa gorge, un cri sourd s'arracha, puis l'arme alla se rompre contre le mur.Je me redressai pour le découvrir près de la fenêtre, écroulé. Lorsqu'il releva la tête, ses yeux rouges me fixèrent, envahis par des larmes qui ne coulaient pas. 

D'un geste, un automatisme, il repoussa vivement ma main avant de se laisser aller contre le mur, sa bouche que le dégoût déformait.

— Il y avait toujours de la musique dans le camp, commença-t-il, le violon dans les haut-parleurs, et les cris, les chants, leurs voix..! Elles me rendent fou. 

Assise près de lui, je me tins à son bras. 

— Nous faisions venir des femmes du camps de Ravensbrück. Les prisonnières étaient prostituées chez nous, à Sachsenhausen, dans une vieille baraque insalubre. Il y en avait une qui chantait, une Française ; elle chantait tout le temps. 

Le voir flancher fut aussi douloureux que de voir mon père pleurer pour la première fois. 

« Elle chantait, ânonna-t-il, à la claire fontaine... » 

Il s'essuya les yeux. 

« Quelques semaines plus tard, le médecin l'a fait exécuter parce qu'elle était tombée enceinte. » 

Incapable de lui répondre, je le fixais comme son visage violacé et veineux se brisa dans un sanglot. Je lâchai son bras. 

— Je vais te dire qui nous sommes, je vais te dire ce que le monde retiendra des Allemands. 

— Hans, arrête, je ne veux pas l'entendre. 

Je me levai, m'immobilisai près du berceau. Je pensai à la ménorah dans ce manoir près de la mer, à ce lit que nous avions volé, où nous nous étions aimés dans le sang des autres. 

— C'est à trente-cinq kilomètres de Berlin, reprit-il à voix basse, dans la forêt d'Oranienburg. Béate, tu voulais que je te parle. 

Je retournai m'asseoir devant lui et considérai un instant son regard brouillé par les larmes. Je me devais de lui faire face, car durant cet instant, il incarnait tousles autres ; et moi aussi. 

— Le traitement 25 : sur la place d'appel, une place semi-circulaire où l'on fait dresser un sapin à Noël, on attache le prisonnier sur un chevalet de bastonnade. 

Celui-ci a les poings liés et les chevilles maintenues par des loquets de bois. On lui donne vingt-cinq coups de bâton qui souvent lui éclatent les reins. Cet acte est pratiqué devant les autres déportés qui attendent et grelottent. Parfois, on demande à certains de participer ; on trouve cela plus drôle. 

Beaucoup meurent sur le Bock, ceux qui survivent ne peuvent plus travailler et deviennent incontinents. Ceux-là vont dans les latrines. Ils ne doivent pas bouger durant plusieurs heures, sous surveillance. Les hommes qui n'y parviennent pas sont noyés dans les bidets et dans la merde. Les autres sont enfermés dans un placard plongé dans le noir. Ils ne doivent pas toucher les murs, alors, bien vite, ils suffoquent. Un jour, un prisonnier est sorti, il a crié : « Mutter! Ich bin blind! Ich bin blind! » — Maman, je suis aveugle ! Aveugle ! Deux SS lui ont tiré dessus parce que ça les faisait rire, parce que ça les faisait rire... 

Hans disait avoir vu tellement d'atrocités qu'il ne savait plus ce qu'il faisait là. Il ne savait plus ni pourquoi, ni comment, ils étaient devenus des monstres. Il parla des Juifs et du petit camp, de ces camps créés spécialement pour eux. Il parlait d'une machine, d'une machine à tuer. Il parlait de la rampe et des cendres en forêts'écoulant comme de la neige. Il parlait des cris et toujours de cette femme, cette femme qui chantait et qui le rappelait à mon souvenir, de cette résistante, de cette déportée, de cette violée, de cette tuée, cette femme brune qui fut la seconde à mourir après la jeune Polonaise. Il parlait des gardiens et du jeu des calots lancés hors des fils barbelé, des Hasenhüpfen, tirs dans les pieds remplaçant une partie de football, des poteaux près de la prison, de la fosse d'exécution où moururent même les leurs, de ceux qu'ils appelaient les Konserve — déportés de laboratoire pour médecins nazis, de la Station Z et de son mur, des treize mille prisonniers de guerre soviétiques exécutés à l'automne 1941. 

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