Partie 3 : Chapitre 2

Les premiers temps furent pénibles et difficiles. Hans ne parlait pas, mais s'emmurait dans des explications commodes qui rendaient notre relation instable.Nous nous sabordions en silence, supposés nous reconstruire sur un tas de mensonges et de non-dits. Il disait avoir reçu l'ordre d'affectation pour le front Est lorsqu'il se trouvait à Berlin, au mois de janvier 1941. Il affirmait avoir « suivi les ordres », disait ne pas avoir eu le choix, et qu'il aurait préféré revenir. 

J'avais tant de questions, mais toutes se soldèrent par son mutisme. Très vite,il devint taciturne et irascible, s'emportant à la moindre interrogation et me livrant d'obscures réponses. Je me tus à mon tour, faisant mine de ne pas le voir sursauter au beau milieu de la nuit, de ne pas voir son front en sueur, sa poitrine agitée hors des draps. Il se réveillait de ces songes comme l'on remonte des enfers, le souffle coupé,incapable de retrouver le sommeil. Alors il se levait, et je l'écoutais descendre l'escalier. Il nous quittait comme cela, disparu avant l'aube. 

Son retour à Colleville coïncida avec la construction du site WN17, un poste de commandement à trois kilomètres à l'intérieur des terres — plus de vingt-quatre hectares surplombant le littoral. C'est pour cela qu'il était revenu, on lui avait confié un rôle important dont il m'avait dit peu de chose, sinon qu'il seconderait le colonel Ludwig. Hans serait chargé du principal poste de commandement et de sa douzaine d'hommes, ordonnance, cartographe, dactylos et hommes de service, le tout formant le nouvel état-major en liaison directe avec la ville de Caen. 

Les débuts du chantier sollicitèrent l'aide de la population via de grandes affiches partout en ville. Le ton était à l'enthousiasme, tout en demeurant à l'impératif — une belle campagne de propagande. 

Chaque famille devait apporter une citerne d'eau afin d'alimenter le réservoir de sept mètres sur huit creusé par les Allemands. Durant la construction des blockhaus, une vingtaine de casemates, l'eau servirait à la réalisation du béton qui formerait les deux postes de commandement, le PC d'artillerie et le PC d'infanterie,des logements pour la garnison, des abris, des postes de mitrailleuses, des postes de garde, des soutes à munitions, et une cuisine près du garage à canons. 

— Des milliers d'hommes sur vingt-cinq kilomètres de côtes, das ist verrückt! (C'est fou !) 

— Il n'y a pas à dire, rétorquai-je, vous savez construire des murs. 

Comme la nuit n'était pas encore tombée, un dernier soldat prit sa vareuse suspendue à la patère avant de s'en retourner dans la rue.Nous étions au mois de mai, le temps était agréable, l'été arrivait enfin. 

— J'arrive à oublier que vous n'êtes pas Allemande. 

Je connaissais ce sourire, cet air à demi navré, à demi amusé ; sur le visage de Matthias Schäfer, il incarnait une invitation à la paix. 

— Et moi, j'arrive à oublier que vous êtes bien Allemand. 

Il parti d'un petit rire goguenard, prenant cet air faussement blessé. 

— Est-ce une insulte ? 

Je lui souris à sa manière avant d'aller fermer le café. Pendant ce temps,accoudé au bar, Matthias poursuivait son monologue, s'extasiant à propos du WN17. 

— Information, communication, transmission, des défenses de Merville-Franceville jusqu'à Courseulles-sur-mer... Incroyable ! 

— Matthias, l'interrompis-je, puis-je vous demander quelque chose ?

 Il se tut et tempéra son agitation avant d'acquiescer. 

— Vous vous occupez de la censure et du courrier, n'est-ce pas ? 

— C'est correct. 

J'approchai du comptoir. 

— Et tout passe par vous ? 

Ja, genau! (Oui, exactement !)

J'allai m'asseoir sur un tabouret à sa droite, mais n'osai le regarder comme le sujet s'avérait délicat. 

— Avez-vous reçu des lettres ces derniers mois ? Des lettres que Hans aurait pu envoyées du front Est ? 

— Bien sûr que non, répondit-il, je vous les aurais données. 

Il fronça les sourcils, et je hochai la tête, embarrassée. S'en suivit un silence. 

— Pourquoi me demander cela ? reprit-il. Vous et moi nous faisons confiance. 

— C'est vrai, mais les ordres sont les ordres, n'est-ce pas ? 

Il m'observa avec un grand calme ; du regard, nous nous entendions. 

— C'est ce que dit Hans... soufflai-je pour moi-même. 

— C'est un bon soldat. 

— « Les ordres sont les ordres », repris-je, il ne cesse de répéter cela depuis qu'il est rentré. Je crois que c'est son excuse. 

— Ce sera notre excuse à tous, bientôt, lorsque nous aurons perdu la guerre. 

— Vous n'avez pas l'air de la perdre. 

Il opina calmement, l'air ailleurs. 

— En tout cas, je n'ai rien reçu, je vous le jure sur mon honneur Béate. 

— Que de grandiloquence, plaisantai-je. 

Il se tourna dans ma direction, l'œil bleu ahuri. 

— Grandilo quoi ? Was

— Non, laissez-tomber.

Je me mis à rire, et peu à peu, mon rire s'éteignit dans un soupir, puis dans cette confession : 

— C'est de lui que je doute, pas de vous. 

Je perçu son regard affleurer, mais n'eus pas le courage de relever la tête. Au lieu de cela, je restai penchée sur le comptoir, fixant le bois imbibé de taches,grattant la cire fondue hors de la surface creuse du bougeoir. 

— Que voulez-vous dire ? 

Il ôta mes doigts de la coupole de bronze. 

— Il dit avoir cherché à me contacter, m'avoir écrit tous les jours, pourtant, je n'ai jamais rien reçu. 

— Il est revenu Béate, c'est ce que vous vouliez, non ? 

J'acquiesçai sans guère d'enthousiasme. 

— Il s'est passé quelque chose. Vous savez, il n'est plus celui que j'ai connu, il ne parle plus, ne rit plus. Il est si froid, changeant, il ne dort même pas. 

— Le front de l'Est n'est pas tendre avec les hommes, beaucoup n'en reviennent jamais. Laissez-lui un peu de temps. 

— Ecoutez, répliquai-je, avec votre fonction, votre poste, est-il possible de savoir où il était, ce qu'il a fait exactement pendant plus d'un an et demi ? 

— Je ne peux pas, et même si je pouvais... je dois dire que je ne le ferais pas.Les ordres sont les ordres, n'est-ce pas ? C'est à lui de vous en parler. 

Cette fois, l'invitation à la neutralité se lut dans son regard. 

— Ne m'en voulez pas Béate. 

— Je ne vous en veux pas Matthias, jamais. 

Il se rasséréna, et je vis le sourire d'enfant grandir sur son visage. 

— Vous savez, ça m'est très agréable de parler avec vous. J'ai grandi avec cinq filles, fünf Schwestern! Cinq sœurs. Ça me manque un peu. 

— Cinq ? m'exclamai-je. Je parie qu'elles vous dorlotaient. 

— Toutes, sauf Liselotte. Elle m'enfermait dans le coffre de notre chambre. Je l'appelais die alte Hexe : la vieille sorcière. Après, il me fallait courir. 

Je partis d'un rire comme je l'imaginai, enfant, en train de décamper. Mais lorsque je relevai les yeux sur les siens qui fixaient tendrement ma bouche, il me sembla que nous étions revenus dans ce champ au parfum de feu. Au même instant résonnèrent trois petits coups secs et rapides à la porte. Nous nous retournâmes de concert, surpris par ce visiteur impromptu, et visiblement empressé. 

— Je le connais ! s'exclama Matthias. Peut-on le laisser entrer ? 

— Tant qu'il ne commande rien, oui. 

Nous quittâmes nos sièges, j'allai ouvrir la porte.Le jeune Allemand qui entra portait les cheveux courts et bruns, son visage mal-assuré passa pour une forme de dédain. 

Herr Schäfer, guten Abend. (Bonsoir.) Il s'exprimait d'un rythme rapide qui traduisait son angoisse. 

Es tut mir leid ich bin spät aber Sie habe ich gesucht! Ich bin neu hier.  (Excusez-moi, je suis en retard, je vous cherchais ! Je suis nouveau.)

Mais Matthias l'interrompit : 

Schon OK! Béate, laissez-moi vous présenter l'Obergefreiter Einer Hanel.(Le dénommé Hanel ôta fébrilement son calot afin de me saluer d'un regard fuyant.) Einer est dactylo, il s'occupera des transmissions radio lorsque le poste de commandement sera terminé. 

Matthias lui donna une chaleureuse tape sur l'épaule, faisant vaciller le chétif caporal-chef. Ce dernier ferma brièvement les yeux afin de se reprendre, puis affecta un sourire poli, mais gêné. 

— Mademoiselle Thomas fait les pires cafés de Colleville, poursuivit Matthias,mais surtout, elle est très aimable. 

— Ne l'écoutez pas, le repris-je, nos cafés ne sont pas pires qu'ailleurs. 

Un éclair d'humanité traversa le regard morne du jeune dactylo. 

— Je n'aime pas le café, répondit-il toutefois.


* * * 


Au mois de juillet 1942, mon père perdit ses jambes. J'étais rentrée en fin d'après-midi, et avais découvert la voiture du docteur garée dans notre cour. Touts'était écroulé, seule notre cohésion semblait résister à la barbarie. Trois SS étaient venus ce matin-là, tandis que mon père se trouvait seul à la ferme. Ils lui demandèrent du cidre. Mon père alla donc leur offrir quelques bouteilles, pressé de les voir repartir, mais ceux-ci le sommèrent de grimper dans la grange. Petit pères'exécuta, observant les trois hommes ôter l'échelle. 

Hilares, ils lui ordonnèrent de sauter. 

— Tu es triste, murmura Hans dans la pénombre. 

Tandis que mes yeux se perdaient fixement sur un point de la chambre, une larme muette roula sur ma joue avant de s'écraser contre sa poitrine. J'embrassai sa peau, traçant d'invisibles rosaces le long de sa chair. J'avais le sentiment d'être écartelée entre un silence complaisant et le besoin de savoir, entre les maux de ma famille et ceux de mon intimité. 

— Je vais bien, soufflai-je. 

Hans hocha la tête, mentant à son tour. Il bâilla, puis embrassa longuement ma tempe, froissant mes cheveux entre ses doigts. 

— Tu l'aimes ? demandai-je. 

— Qui ? 

— Stella, est-ce que tu l'aimes ? Tu ne la prends jamais dans tes bras. 

— Bien sûr que je l'aime ! 

J'expirai doucement contre son torse. 

— Tu me manques... chuchotai-je. Tu es rentré, mais tu n'es pas là. 

— Je suis là, allons, qu'est-ce que tu racontes ? 

Une larme différente quitta mon œil, et je me tus. C'était cette larme qui ne croit pas ce qu'elle entend, celle qui sait reconnaître que l'instant, sitôt consommé,est perdu. Hans resserra son emprise autour de ma taille. 

— Dors Liebchen, dors... 

En effet, il était peut-être plus convenient de ne plus penser à cela. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top