Partie 3 : Chapitre 1

Ce fut comme si l'on me frappait à l'arrière de la tête, lorsque je vis sa longuesilhouette venir depuis les peupliers. Debout, près de la fenêtre, je regardais Stelladormir. Il était apparu, semblant revenir d'une vulgaire promenade de santé. 

J'étais descendue et avais trouvé mon père devant la maison. Près de maman,il observait d'un œil attentif ce soldat entrer dans notre jardin. Ils me considérèrent un instant, percevant bien que quelque chose était en train de se produire. À quelques mètres, Hans posa son barda dans la poussière ; il semblait fatigué et éteint. 

Je le regardai en silence, faisant le deuil de celui que j'avais connu. C'était le même homme, pourtant, il avait changé, c'était indiscutable. Il avait vieilli, les joues plus creuses, le teint plus gris, et les traits, plus durs. 


Nous partageâmes mon silence jusque dans la chambre où il ôta sa vareuse avant de se pencher au-dessus du berceau. 

— Il est de moi ? demanda-t-il avec hésitation. 

Sans contrôler mon geste, je le giflai, le regardai plisser les yeux sans parvenir à réprimer ma colère. 

— C'est elle, déclarai-je sèchement, c'est une fille.Une larme m'échappa, je me détournai. 

— Tu pleures ? demanda-t-il en se massant la joue. 

Je le considérai ; c'était si difficile de répondre. 

— Tu ne m'embrasses pas, dis-je. 

Alors il me prit dans ses bras, puis posa son menton sur ma tête. 

— Je n'ose pas, c'est comme... te rencontrer à nouveau. 

Je levai les yeux sur lui ; je comprenais ce qu'il disait, je le ressentais moi aussi. Sur la pointe des pieds, j'embrassai timidement sa mâchoire. 

— Je suis sale Béate. 

— Où étais-tu ? soufflai-je contre sa bouche, son visage entre mes mains. 

— Pas maintenant, je t'en prie. 

Je m'écartai pour mieux le considérer. C'était étrange de le voir ainsi, il avait un peu de barbe, d'un ton plus sombre que ses cheveux. 

— Je vais te faire couler un bain, après nous pourrons dîner.Inexpressif, il acquiesça lentement. Dans ma main, j'observai ses doigts dont les ongles étaient maculés de terre ; son index caressa ma paume. 


* * * 


Après avoir aidé ma mère, je retournai à l'étage et trouvai Hans endormi. 

Allongé sur le ventre, les pieds ballants, il respirait bruyamment en travers du lit. J'observai son visage à la lueur de la lampe, ses traits bourrus écrasés sur l'édredon. Penchée au-dessus de lui, je contemplais sa peau, hâlée par les tons de feu qui faisaient vaciller la chambre. Je le frôlai, ma main berçant l'air, à quelques centimètres de son épaule, de son dos, de cette cicatrice qui luisait sous l'omoplate.Je suivais les lignes de ses jambes échappées du drap, parsemées d'égratignures,l'épais duvet de poils blonds, la courbe du mollet, la droiture du tendon, ce bandage qui entourait son pied et deux orteils manquants. Dans son sommeil, il fut pris d'un mouvement involontaire, grommelant quelque chose comme je m'éloignai du lit. 


* * * 


Nous mangeâmes sans trop de goût ce que ma mère avait préparé. Je ne me souviens pas de ce que c'était, mais seulement que ce repas fut l'un des plus pénibles de ma vie. Dans un silence pesant, maman toussa nerveusement derrière sa serviette,et petit père ne put se retenir plus longtemps d'ouvrir la bouche : 

— Il ne va pas rester ici tout de même ? Qui est-ce d'abord ? Un déserteur ? 

— Albert... soupira ma mère. 

Ralph me jeta un vif regard derrière son verre. 

— Qui ? lança Siméon. Qui va rester ici ? 

— Non parce qu'on a assez d'un boche, reprit mon père. Tout le village va finir par croire que nous sommes... (Il se tourna vers Ralph.) Ne faites pas cette tête, vous !Un autre verre de Calva ? 

— Non, Monsieur, merci. 

Dans le charivari du repas, je croisai le regard bienveillant de ma mère. 

— Comment s'appelle-t-il ? demanda-t-elle, faisant taire la table. 

— Hans, répondis-je, Kügler. 

— Qui est Hans ? chuchota petit père, penché sur l'épaule de Ralph comme sur un camarade de bistrot. 

— Mais l'officier qui dort en haut... répondit le jeune Allemand. 

— Ah, bon ! C'est que je me perds, moi, avec toutes ces histoires. 

Mon père posa timidement les yeux sur moi ; je m'essuyai comme si de rien n'était, puis posai ma serviette. 

— Ainsi.., déclara-t-il, c'est lui ? 

Tous se turent. 

— Oui, répondis-je en baissant la tête, c'est bien lui. 

Il acquiesça nerveusement, accompagnant le geste de diverses onomatopées. 

— Bien, marmonna-t-il en levant son verre, qu'il en soit ainsi ? 

Il but cul sec, expirant bruyamment comme il fit claquer son verre sur la table. 


S'il faut dire la vérité, j'avais peur de retourner dans la chambre, de me retrouver seule avec Hans. C'était aller à la rencontre de quelqu'un d'autre,quelqu'un de nouveau, d'un presque-étranger qu'il me fallait appréhender. 

Lorsque j'entrai, il se tenait près de la fenêtre et berçait notre enfant entre ses bras. Il souriait, ses yeux rivés sur ce petit crâne auréolé de blond. Un sourire magique emportait avec lui fatigue et amertume. Demeurait sur ses traits la joie, et une profonde fierté que je reconnus pour l'avoir ressentie. 

— Elle s'est endormie... chuchota-t-il en soutenant sa tête. 

J'allai le rejoindre près du berceau. 

— Comment s'appelle-t-elle ? demanda-t-il. 

— Stella, je l'ai appelée Stella. 

— Comme les étoiles..? 

Il se redressa comme j'acquiesçais, ôta doucement mon gilet. 

— Les as-tu jamais vraiment aimées ? 

— J'aurais aimé n'importe quoi, souffla-t-il, pour pouvoir te parler. 

Je souris, puis baissai la tête comme il posa tendrement sa main sur ma joue. 

— Ça te fait mal ? demandai-je à la vue de son pied mutilé. 

— Plus maintenant. Quelquefois, ça me lance un peu. 

Il redressa mon menton, et je me mis à sourire nerveusement. Je crois que je fuyais son regard, j'avais l'impression de laisser cet homme me toucher pour la première fois. 

— Béate.., à quoi tu penses ? 

Je me nichai dans le creux de son épaule. 

— Je ne sais pas, c'est idiot... J'ai peur. 

Ses bras enserrèrent ma taille, puis sa bouche vint mitrailler mon cou de mille petits baisers d'oiseau. J'étouffai un rire contre son torse. 

— Oh... Tu as peur de ça ? Ou bien, de ça..? 

Il me chatouilla dans la pénombre, laissant courir ses mains sur moi et grognant à mon oreille. Il me faisait penser à un ours, un bel ours. 

— Tu me baves dessus..! fis-je doucement. 

Entschuldigung... déclara-t-il d'une voix qui n'était pas désolée. 

L'ours allemand plongea dans ma nuque, et l'extrémité de sa langue traça un sillon contre ma peau, un sillon brûlant où ses lèvres se refermèrent sur un baiser. Je saisissais ses cheveux à pleines mains, ces cheveux épais et propres qui sentaient bon,mordillant sa lèvre et entrechoquant nos dents en un sourire mutuel. Je ne pouvais plus respirer, ni réfléchir, lorsque ses jambes vinrent écarter les miennes. Je vibrais d'un frisson comme d'un souffle de vie, incapable d'abandonner sa bouche d'où s'échappait cette mélodie du plaisir réprimée contre mes lèvres. Il s'accrochait à moi comme à un rêve, et sous mes paumes défilait le relief de sa chair, de ses muscles, de ses cicatrices... Le contour en était plus rêche et plus épais, le centre, très lisse. Je l'écoutais gémir, de ces plaintes sourdes, parfois muettes, qui se lisent dans un plissement de paupière, une grimace d'apothéose, un spasme de jouissance. 

— Ah ! plaisanta-t-il. Il faut dormir maintenant. 

Il s'écrasa sur moi de tout son long, sa main comme une étoile de mer gluante posée sur mon visage.

— Arrête, c'est dégoûtant ! 

Je le poussai vivement, l'entendis rire dans l'oreiller comme nos jambes s'emmêlaient et que je tentais de me défaire de son emprise. 

Küss mich schon, soufflai-je à son oreille, du Arschloch

— Qui t'a appris ce joli mot ? demanda-t-il après m'avoir embrassée. 

— Personne et tout le monde, les soldats se traitent tous de « sales cons ». 

 J'admirais son visage penché sur moi, perdue dans ses yeux si doux. 

— Hans, promets-moi que tu me parleras, que tu me diras tout... 

Liebchen, grimaça-t-il. 

Il baissa les yeux, embrassa ma poitrine avant d'y reposer la tête. 

— Hans, promets-moi, j'ai besoin de savoir ce qu'il s'est passé. 

Il acquiesça, mais sans rien promettre. 

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