Partie 1 : Chapitre 9
Face à l'immensité des champs, je regardais le ciel se zébrer de jaune et derouge. J'avais nettoyé et pansé la blessure de Ralph. Il avait émis quelques plaintes, inconscient, prononcé des mots que je ne compris pas. Frissonnant sous mon châle comme le soleil tombait, je ne savais pas quoi faire. Nous n'allions pas le tuer, mais je ne voulais pas qu'il parle. Dans ce genre de situation, la confiance s'égrène vite.
Après avoir enterré les corps, Gaspard était reparti en forêt avec des vivres,faisant pleurer ma mère de longues heures durant. Lorsque petit père la trouva ainsi dans la cuisine, il resta silencieusement à l'observer, sans comprendre ce que nous avions tous. Nous ne dîmes rien, et Siméon qui jouait près du feu semblait déjà avoir oublié. Je voulais parler à Hans, et pareillement, me demandais si je le pouvais.Qu'allait-il dire, ou faire ? Une seconde, je ne me posais plus la question, la suivante,je me mettais à douter de lui.
Délaissant le diner, délaissant Hans que je devais rejoindre, j'allai au chevet de Ralph, lisant religieusement Little Nemo à Siméon qui m'accompagnait.Cette nuit fut triste et douce comme les derniers instants d'un deuil, et le matin suivant parut tout avoir filtré.
* * *
Le marché de Beuville était plein de vie. Parmi la foule qui allait avec entrain,je vis Hans et m'arrêtai. À quelques mètres, il discutait avec la vieille marchande, la marchande aux petits chaussons. Je décidai de ne pas les interrompre et profitai du délai afin de mieux l'observer. Il riait, goûtant aux confitures et s'entretenant avec cette dame et son triangle d'étoffe qui lui recouvrait la tête.J'approchai.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda la marchande en regardant les billets.
— Des reichsmark, vous pourrez les échanger.
— C'est que... souffla la vieille dame.
— Combien, fis-je en atteignant l'étal, pour le pot ?
Hans et la marchande se retournèrent, surpris.
— Deux cent cinquante francs, Mademoiselle.
Je restai sans voix, et Hans sortit un second billet.
— Tenez, lui dit-il, je vous en offre le double.
Dubitative, la vieille dame finit par acquiescer.
Nous repartîmes donc avec le petit pot de confiture, qui à lui seul, valait une véritable mine d'or.
— Au moins, dis-je, bien que le moût de raisin et de pommes ait remplacé le sucre, ses confitures sont de loin les meilleures.
Près des arbres, il me serra contre lui, puis m'embrassa à l'abri des regards.
— Tout va bien ? J'étais inquiet hier soir.
Avant de lui répondre, de lui mentir, je me réfugiai dans sa nuque. Il sentait le parfum du linge propre, et comme je le disais souvent, du talc.
— Je n'avais aucun moyen de te joindre, reprit-il. Je ne savais pas si tu allais venir ce matin.
Malgré moi, je me dégageai de son étreinte.
— Je me sentais un peu malade hier soir.
— Malade ? répéta-t-il, tenant mon visage en coupe.
— Je vais mieux maintenant.
Je l'embrassai, ne supportant plus qu'il m'examine. Son regard d'un bleu très clair semblait précipiter les murs du mensonge.
— Alors, il n'y a rien ? Je n'ai pas perdu ma jolie française..?
— Ce que tu es bête.
Je retins un sourire, et il écrasa ses lèvres sur les miennes.Quelques minutes plus tard, alors que nous marchions sur ce talus de galets et longions les cabines, un chien apparut sur la plage. Il galopa dans notre direction, puis ralentit le rythme de sa course comme Hans l'appela. Arrivé à notre niveau, il nous jaugea, tenant fermement son journal dans sa gueule avant de détaler.
— L'uniforme lui a fait peur, déclara Hans.
Je le regardai hausser les épaules et me moquai de lui.
* * *
Dans l'écrin de la villa, j'observais par la fenêtre les nuages se dérober tandis que sa joue reposait sur mon sein. Compacts, ils se pressaient dans une même direction, ne laissant filtrer du ciel qu'une fine rainure de pénombre.
— Dans vingt jours, murmura-t-il, nous serons à Berlin.
Je caressai sa tête dans le crépuscule de la chambre, ses cheveux épais, fixant le plafond orné de rosaces et de moulures.
— Je dois reconnaître que j'ai peur.Il embrassa ma poitrine avant de se redresser.
— Parce que tu ne sais toujours pas danser la valse ?
Je le poussai et l'écoutai rire.
— Je ne sais pas si le fait d'aller à Berlin est.., juste.
— Pourquoi ? Quand je t'aime dans cette chambre, est-ce injuste ?
— Je ne dis pas ça.
— Que dis-tu alors ? Je suis Allemand, tu es Française, c'est la guerre. Nous gagnons, c'est comme ça, je n'y peux rien.
— C'est plus facile pour toi.
— Facile ? s'anima-t-il.Il se leva avant de lâcher quelques mots en allemand.
— Où vas-tu ? dis-je comme il quittait la chambre.
— J'aller là où c'est plus facile !
Son français était nettement moins bon lorsqu'il se mettait en colère.
— Hans, attends...Je le suivis dans le couloir, enfilant mon déshabillé.
— Lass mich in Ruhe! s'écria-t-il. ÇA SUFFIT ! Tu ne sais pas ce que tu veux !
Mon cœur se mit à battre à coups précipités ; il avait raison.
Je craignais tant de le perdre.
— Mon frère a tué deux Allemands ! éclatai-je dans l'antichambre comme il allait m'abandonner là. Deux Allemands... hier soir.
Ma tête bourdonnait, je voulais ravaler les mots. Aussi savais-je que je ne le pouvais pas. Tous deux, nous restâmes figés, face à face et accusant le coup.
— Ton.., frère ?
— Mon grand frère... répondis-je péniblement. J'ai si peur de tout te dire, Hans.
Il lâcha la porte.
— Mais pourquoi tu me dis-ça ? se fâcha-t-il.
— J'ai besoin de te faire confiance..!
Il me considéra, effaré, interdit.Après une longue discussion où je vis l'angoisse naître sur son visage au-delà d'une certaine sévérité, Hans m'assura qu'il ne dirait rien. Il posa de nombreuses questions à propos des soldats — étaient-ils jeunes ? Gradés ? À quoi ressemblaient leurs uniformes ? Je ne savais pas quoi répondre, car comme le veut la coutume :tout était allé si vite.
Je lui expliquai la violence avec laquelle ces hommes avaient malmené ma famille, ce qu'ils avaient fait à Siméon, comment maman s'était humiliée.
Ces soldats n'étaient pas des hommes, pas même des pantins comme les autres.Ils servaient le rouage de la barbarie, ceux pour qui la guerre est un prétexte permettant toute sorte d'atrocités sous un voile patriotique.
* * *
Lorsque je me réveillai, Hans déjà était parti, et les cloches de l'église sonnaient sept heures du matin. Je préparais cet affreux café amer lorsqu'un sourire balaya mon visage. Sur la table de la cuisine trônaient deux tartines de confiture qu'il avait préparées. Du vrai pain ! Pas de ce vilain pain noir qui vous donnait mal au ventre et des boutons. Je déjeunai avant de m'habiller à la hâte.
Les Allemands avaient délaissé le café ce matin là. Quelques français étaient venus, occupant le côté gauche de la salle. On ne lisait plus le journal, « ces boniments » osaient-ils entre eux. Quant à moi, j'écoutais les discours et chuchotis de ces messieurs. Ils dominaient et devenaient ainsi l'information. Ils parlaient du vieux Lyjo qui avait disparu voilà trois jours. Certains disaient qu'il fabriquait de l'alcool frelaté pour l'usine du Vert-Bois. D'autres, affirmaient avoir vu de « drôles d'Allemands » la nuit, sous ses fenêtres. Personne n'était d'accord, et tout le monde allait de son avis. Pour l'un, c'était un brave homme, pour l'autre, un vaurien.
— Bon débarras !
— Voyons, Émile, ne dites pas ça.
— Un véritable saltimbanque, ajouta le père Garnier, et un voleur ! Vous vous souvenez, nos paris aux cartes ? Il ne les a jamais honorés.Ils se turent comme j'approchai et débarrassai une table près d'eux.
Le petit groupe se mit à parler à voix basse, me lançant des regards obliques comme si j'étais quelque indicateur. C'est qu'il y en avait à l'époque, la rumeur le disait, et elle était très bavarde. Elle vous adjurait d'être prudent, de ne pas vous confier au risque devoir débarquer ces « drôles d'Allemands » dont ils parlaient.
De retour à la ferme, je montai voir Ralph. Il s'était fait porter malade pour cause de dysenterie. Je le regardai somnoler un instant, observant ses lèvres fines pincer son visage délicat. Lorsqu'il ouvrit les yeux, le regard qu'il me lança me glaça le sang. C'était un regard dur et froid, fort d'un profond ressentiment.
— Comment te sens-tu ? osai-je. Il m'ignora, et jeta un œil du côté de la fenêtre.Je regrette ce qui est arrivé hier, j'aurais dû intervenir plus tôt. »Comme il ne répondait pas, je me levai et traversai la chambre.
— Moi non plus, souffla-t-il alors, je n'ai rien fait pour ta famille.
Je retournai m'asseoir.
— Tu vois toujours l'officier ?
— Ce ne sont pas tes oignons, répondis-je.
— Oignons ? répéta-t-il. Mais ça veut dire quoi ?
— Ce ne sont pas tes affaires, si tu préfères ; c'est une expression.
Il haussa vaguement les épaules.
— C'est une expression laide, déclara-t-il.
Je reculai dans mon fauteuil.
— Tu dois faire attention, reprit-il, c'est une mauvaise idée.
Je levai les yeux sur lui.
— Tu ne veux pas que je sois heureuse ?
— Il y a des hommes français.
— Quels hommes ? Tu parles des prisonniers de guerre, ou de ceux que vous avez fusillés pendant l'épuration ?
— Je me demande si tu es idiote, lâcha-t-il, ou très courageuse.
— Au moins, moi, je ne commets aucun crime.
Ses yeux vrillèrent sur moi.
— Tu veux savoir ce qu'il y avait sur les joues de ton amie ?
Un frisson m'électrisa.
— Ne parle pas de Nadette.
— La croix gammée, au couteau, de chaque côté.
— Tais-toi !
— Ton peuple n'est pas meilleur que le mien !
Parmi nos cris, ceux de ma mère retentirent en bas. Elle aussi criait, hurlant mon nom, et jurant devant Dieu que tout était fini. Ralph et moi nous considérâmes une seconde avant que je ne bondisse hors du fauteuil. Il me suivit dans l'escalier.
— Mon dieu, s'exclama maman, BÉATE !
— Qu'est-ce qui se passe ?
De son bras valide, Ralph rangea son Luger à sa ceinture, puis jeta un œil en direction du garde-manger.
— Il est aller voir ! Il est en train d'aller voir ! Directement dans le jardin !
— Mais QUI ?Ralph s'enfonça dans la cave.
— Le soldat ! s'écria ma mère, tremblante. Il est allé là-bas, comme s'il savait...
Je la quittai à mon tour, traversant le garde-manger comme elle effectuait le signe de croix, implorant la clémence divine. Je ne trouvai pas Dieu dans le jardin,mais Ralph. Il se tenait au garde-à-vous près du bois qui recouvrait les tombes.
— Heil Hitler! fit-il dans un claquement de talons.
Hans se retourna d'un bond, le saluant promptement avant de venir vers moi.
— Il faut faire vite, prévenu-t-il, des gens ont dit qu'ils avaient entendu des coups de feu. Ils seront bientôt là.
— Wer? Qui ? demanda Ralph d'une voix précipitée.
— Diederich, répondit Hans.
— Quoi ? m'agitai-je. Mais que dites-vous !
— Béate, fit Hans sans me répondre, va chercher de la paille, des ronces, des branchages, n'importe quoi. (Il se tourna vers Ralph.) Wo sind die Leichen? (où sont les corps ?)
Ce dernier lui désigna la terre fraîchement retournée, Hans l'observa avec horreur.
Je courus jusqu'à la grange comme ils se mirent à creuser.
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