Partie 1 : Chapitre 8

Je le regardais fumer une cigarette sur cette terrasse naturelle au bord de la mer, frigorifiée sous les draps comme il avait laissé la vitre ouverte. Il observait le ciel gris, calme, alors même qu'une patrouille manœuvrait sur la plage. Il se retourna, et me découvrant éveillée et transie, ferma la fenêtre et vint me rejoindre. 

Je me rivai à lui sous les couvertures, enfouis ma tête contre sa poitrine. Il sentait la neige, la cigarette anglaise et le talc. Lui, arguait que la neige n'avait pas d'odeur, puis s'amusait à dire que j'étais un Lebkuchen, qu'il traduisait par « gros pain d'épices ». Il éclatait de rire comme je faisais la moue, s'excusait, puis recommençait deux jours plus tard en riant davantage.

— Je ne suis pas un gros pain d'épices...

— Non, bien sûr que non.

Ses lèvres sur mon front, je resserrai la couverture autour de nous.

— Que font-ils en bas ?

— Ils testent les mitrailleuses et les canons antichars.

— Je le sais, répondis-je, mais pourquoi ? Vous avez déjà gagné la guerre.

Il sourit, sans que je ne puisse interpréter ce que je lus dans son regard.

— Il faut être attentif, sinon tu ne gagnes pas, ou pas pour longtemps.

— Tu sais, fis-je en caressant son visage, j'avais peur avant que vous n'arriviez.

— Tu n'as pas à avoir peur, l'armée allemande ne vous veut aucun mal.

Il s'étira, étendu sur le dos. Je poursuivis.

— Des gens ont disparu, des familles entières, des vieillards, des enfants que j'avais l'habitude de voir au café.

— C'est qu'ils sont parti, répliqua-t-il, beaucoup de gens ont fui sur les routes.

— Oui, mais pas ceux-là, je parle des Juifs.

Je le regardai se lever brusquement, nu, allumer une nouvelle cigarette.

— On leur cherche un pays c'est tout, vous devriez être reconnaissants.

Me tournant le dos, il envoya valser le briquet sur la commode.

— Je t'ai mis en colère ?

— En colère ? répondit-il. Tu ne sais pas me mettre en colère.

— Ah non ?

— Parfaitement, Liebchen.

Je me tordis sous les draps comme il plongea sur moi et m'attaqua avec la force d'un ours. Il disait que j'étais ein Aal, une anguille, et riait de me voir résister.

— Viens avec moi, souffla-t-il, passer Noël à Berlin.

— Berlin ?.. Et ma famille ?

Ses mains portées à mes joues, son souffle chaud vint mouiller mes lèvres.

— Deux jours et nous reviendrons ici... Tu dois rencontrer mes parents.

— Tes parents ? Tu veux rire !

— Cesse de me reprendre, j'ai l'impression d'avoir un perroquet avec moi !

Je basculai sur lui, mordillai la fine peau de son cou.

— Je ne peux pas abandonner mes parents pour la Noël, Hans.

— Et pour la nouvelle année ? Berlin organise une fête à la chancellerie ; mes parents sont invités.

— Pourquoi me faut-il absolument rencontrer tes parents ? ris-je.

— Si je veux t'épouser, c'est la coutûme, non ?

Je me raidis, silencieuse, et il haussa les épaules avant de m'attirer à lui. J'étais étourdie par ce que je venais d'entendre, je savais qu'il s'en rendait compte.

Peu après, nous nous habillâmes, mais chacun de notre côté du lit. Je perçus alors la fêlure tandis que nous parlions, à son intonation froide et mesurée. Sa voix perdait ses couleurs lorsque survenait le conflit, il s'exprimait d'un ton égal et indifférent. Je voulus lui dire « je t'aime », mais à la place, me tus.

Nous passâmes les jours suivants à nous mentir, à nous sourire, comme si rien n'était arrivé. Aussi ne le vis-je pas deux soirs de suite où il prétexta élaborer des plans avec le cartographe. Toujours survenait la peur liée à son absence, celle de ne plus le voir, celle d'un départ anticipé, ou d'un abandon volontaire.

Jeanne ne fréquentait plus son Allemand. Le dénommé Helmut, fantasque coureur de jupons, avait préféré le choix qu'offraient nos maisons closes.

Hans semblait exsangue lorsqu'il vint me voir à nouveau. Ses yeux d'un bleu très pâle, presque éteint, ne parvenaient plus à rehausser son visage blême.

— Viens, lui dis-je, entre.

Ma voisine, madame Thernet, apparut sur le palier et nous salua.

— Mademoiselle Thomas, Officier...

Elle nous considéra sous sa voilette avant de refermer sa porte.

— Je suis sûre qu'elle nous écoute... murmurai-je dans le salon.

Sur le sofa, Hans s'étendit avant d'ouvrir les yeux.

J'enclenchai le tourne-disque pour plus de discrétion.

— Je l'empeĉherais de parler, assura-t-il, je sais ce que nous risquons.

— Que risquons-nous ?

Il observa une pile de livres au pied de l'étagère avant de répondre :

— Tu risques la violence de ta race, et moi, le déshonneur. En ville, des femmes ont été retrouvées mutilées, ou tuées parce qu'elles fréquentaient des Allemands. Le bruit court qu'ils envoient certains soldats à l'Est.

Race et déshonneur, fis-je, quand tout cela n'est qu'une guerre d'animaux.

— Qui sont les animaux ? demanda-t-il sur la défensive.

— Vous, nous, tout le monde ! C'est ridicule...

— Tu ne peux pas parler comme ça, c'est dangereux. Si ce n'était pas toi, que penses-tu que je ferais ?

— Je ne veux pas le savoir, Hans.

Je l'entendis soupirer tandis que j'allai faire bouillir de l'eau. De retour dans le salon, la fumée de sa cigarette embaumait la pièce.

— Qui t'a raconté ça ? demandai-je finalement.

— Je croyais que tu ne voulais pas savoir...

Je posai bruyamment ma tasse sur la table, nos regards se croisèrent.

Il écrasa sa cigarette.

— C'est un officier qui me l'a dit, il fréquente des Françaises.

Le pluriel me fit comprendre.

— Tu parles de Helmut ?

— Tu connais Helmut ? fit-il, visiblement inquiet.

— Pas personnellement.

Il m'observa du coin de l'œil, suspicieux.

— Toi, tu le connais, dis-je, et visiblement très bien.

Après m'avoir considérée sans comprendre, il s'enfonça dans le sofa avec un sourire tendre, amusé par ma jalousie.

— Si c'est une façon de me demander si je fréquente le bordel...

— Tu connais Helmut et puis, deux nuits que tu n'es pas venu...

La honte me fit taire.

— Bien sûr que je connais Helmut, il est Allemand ! Béate, je t'ai dit que je devais voir le cartographe.

— Tu mens... osai-je.

— C'est vrai.

Je levai les yeux, surprise.

— Je ne suis pas venu car tu es une belle idiote et que je suis en colère et vexé. (Il inspira.) Mon père m'a dit de ne jamais être trop franc avec une femme car vous êtes fragiles. Je crois qu'il se trompe.

Il vint dans ma direction, s'agenouilla près du fauteuil :

— Je voulais que tu me répondes, même si c'était pour me dire : « non, hors de question que je t'épouse ! » Le silence est pire que tout, Béate.

J'acquiesçai, tâchant d'éviter l'écueil des larmes.

— Hans, jamais je ne te dirais « non », mais je ne peux pas te dire « oui ».

— Pourquoi, parce que je suis Allemand ?

Je hochai doucement la tête.

— Épouse-moi pour de faux alors.

Il essayait de me faire rire.

— S'il n'y avait pas la guerre, reprit-il, que dirais-tu ?

Je caressai ses cheveux.

— Je te dirais cent fois « oui ».

Par-dessus mon bas, il embrassa mon genou avec un sourire. Ses doigts contre ma cuisse, il ôta la jarretelle tandis que ses lèvres tracèrent sur ma peau un sillon brûlant. Ses cheveux vinrent chatouiller mon ventre comme il m'empêcha de bouger.

* * *

J'acceptai de fêter le nouvel an à Berlin, à seulement trois semaines de l'événement. Parfois, le matin, Hans m'apprenait à danser la valse. Le drap blanc me servait de robe tandis que nous tournions à travers la chambre, pieds nus contre les dalles fraîches du manoir. La mélodie s'extirpait du gramophone avant de s'infiltrer dans les couloirs comme un courant d'air. Je suivais ses pas, mais lorsque la Valse Impromptu de Franz Liszt devenait trop rapide, mes pieds s'emmêlaient et je riais, malmenée par son aisance. Nous cherchâmes d'autres disques, d'autres valses. Comme je n'aimais pas la Valse Mélancolique, nous revînmes à l'Impromptu.

Me tenant légèrement à sa droite, nos bassins rapprochés, ma cuisse heurtait la sienne tandis que nous virevoltions tous les trois temps dans le sens des aiguilles d'une montre. J'observais son visage et sa bouche, ses lèvres resserrées en une moue sérieuse tandis qu'il comptait en allemand.

— Tu peux avoir l'air si sérieux...

Shhh! fit-il. Concentre-toi sur la musique.

Je tournai une nouvelle fois avec lui, emportée par l'impulsion de ses bras.

— Pourquoi ne pas danser au lit ?

Il comptait inlassablement, avec un sourire cette fois.

Le sang vous monte aux joues, Officier... »

Un rire lui échappa, puis il regagna son sérieux.

— C'est que.., répondit-il, les jeunes femmes ne sont pas censées parler ainsi.

— Qui vous a raconté de telles inepties ?

— Un idiot, probablement.

Je sus plus tard que l'idiot était son père.

Je souris, puis l'embrassai comme nous cessâmes de valser.

Lauf, dit-il à voix basse.

— Quoi ?

Lauf! Cours !

Ainsi, je me mis à fuir dans le dédale des meubles recouverts de toile de lin, de multiples fantômes peuplant le manoir. Je l'entendais crier derrière moi, imiter le rugissement du lion pour me faire peur. Quelques fois, ces merveilleuses fois, il me semblait que nous avions cinq ans. J'étais heureuse comme une enfant à qui tout est accordé, ignorant la situation, ignorant à qui appartenaient ces maisons vides.

L'amour me rendait égoïste, lorsqu'il tendait ce drap sur le mur et projetait de vieux films muets trouvés dans une malle. À travers l'onde sonore formée par le projecteur, son visage m'apparaissait, penché au-dessus de la machine, troublant ce halo où venaient danser les particules de poussière. J'étais égoïste, lorsque ses yeux brillaient de ce bleu, miroitant cet éclat formé par le rire. J'étais égoïste, lorsqu'il me tenait sur ses épaules, et qu'à temps, je devais éviter les murs lorsque nous passions les portes. J'étais égoïste, me jetant à la mer aux premiers jours de décembre au son lointain des mitraillettes.

Comme l'écume frappa ses mollets alors qu'il sortait de l'eau, je tremblais comme une folle sur la grève.

— Il faut rentrer ! s'écria-t-il dans le vent. Je te ramène chez tes parents.

Nous courûmes sur la plage, hurlant et glacés jusqu'à la villa.

Malgré l'égoïsme qui me rendait aveugle, je n'étais pas étrangère à mes mensonges. J'avais conscience de devoir mentir si je souhaitais le voir, quelques heures la semaine, et le dimanche, durant sa permission. Je quittais alors la ferme malgré le prêche de maman, prétextant voir une amie, ou bien abandonnant mon travail avant la fermeture, profitant de ma constitution dite fragile auprès de mon patron. Ils n'y voyaient que du feu. Parfois, lorsqu'ils me faisaient part de leur confiance, ou de leur amour, je me sentais affreuse. Heureusement, les moments passés avec Hans parvenaient à effacer ces considérations.

* * *

— À ton tour !

Dans le petit salon de grand-père, je le regardai s'étendre sur la couverture, et rire de la blague précédente.

— Bien, commença-t-il, c'est un petit garçon allemand qui prie le soir avant de se coucher : « Seigneur, dit-il, faîtes que moi aussi je devienne fou pour pouvoir voler jusqu'en Grande-Bretagne... »

— Ça n'est.., pas drôle ?

— C'est allemand, répliqua-t-il.

Je me penchai sur lui, allant saisir ses lèvres :

— Je n'ai pas envie de passer la journée sans toi...

— Demain, Liebchen, c'est dimanche, nous irons où tu voudras.

La musique retentit, cette comptine qui sonnait l'heure de nous quitter.

Matthias, un soldat qui gérait les débuts de la propagande, faisait résonner cet air allemand depuis les hauts-parleurs du cinéma chaque matin afin de nous réveiller.

Il nous avait vus dans la villa, une après-midi. Tenant Hans avec un profond respect depuis qu'il lui avait sauvé la vie durant l'offensive de la Sarre, il décida de se taire et de nous aider comme il le pouvait.

— Déjà ? mumurai-je.

Hans se leva et ramassa ses vêtements.

— Je vais rentrer à la ferme, dis-je, voir mes parents.

— Oui, et la prochaine fois, nous te débarrasserons de ces vieilles radios, avant que quelqu'un ne les trouve.

— Elles ne marchent même pas, ce sont des antiquités.

Sur la pointe des pieds, il observait attentivement le matériel poussiéreux joncher la dernière étagère de l'armoire.

— Je m'en fiche Béate, ces antiquités mènent au peloton depuis quelques jours.

Je hochai la tête, je détestais qu'il me gronde.

Au village, l'agitation régnait, quelque chose comme un silence fébrile. Je n'y prêtai guère attention et roulai jusqu'à la ferme. Une fois arrivée là-bas, j'abandonnai ma bicyclette dans l'herbe et entrai. Dans la maison flottait une odeur d'avoine et de sucre brûlé. Je me rendis dans la cuisine et trouvai cette abominable casserole, décorée de fleurs orange et bleues, abandonnée sur un feu vif. Au loin, le son d'une bouteille brisée associé à celui d'un rire mat vint interrompre le silence.

Je traversai le garde-manger.

— «..soutenir l'effort de guerre » a dit le Führer ! entendis-je.

S'en suivit un autre rire, plus fort cette fois-ci. Vinrent alors les cris et les exhortations de ma mère. Sous la lumière diffuse d'un lanternon, je distinguai la forme hésitante de Ralph près de la porte, une main sur la crosse de son Luger, la seconde, contre le bois vermoulu. Son œil s'empara de cette vision : celle de ma mère, s'évertuant à offrir ses poulets, celle de Siméon, la bouche pleine de terre au pied de deux soldats.

Jude? JUIF ?

Ils riaient, s'offrant tour à tour une rasade de cidre.

Le sein de la pierre renvoya alors le son des tirs, augmentant la densité et la durée de deux coups de feu parmi les batelées de foin. Les soldats s'écrasèrent, face contre terre, les yeux écarquillés comme pour signifier leur surprise.

Ralph poussa la porte avec allant, et au son d'un troisième coup de feu, je le vis s'affaisser devant moi. Siméon dans ses bras, ma mère hurla. Je me baissai sur Ralph, lequel se tenait l'épaule, le visage crispé, tordu de douleur.

— Une balle, un boche ! Mais pour toi, je vais faire une exception...

Je reconnus la voix de Gaspard ; il approchait.

— Arrête, m'écriai-je, il allait nous aider !

Je n'en étais pas tellement sûre, mais il fallait bien faire quelque chose.

Je me redressai devant mon frère, ce frère que j'avais cru mort, et malgré les circonstances, je ne pus m'empêcher de lui sourire. Il m'écarta de son chemin, se dirigeant vers Ralph qui gisait contre la porte. Ce dernier leva les yeux, maudissant mon grand frère du regard comme celui-ci vint braquer le fusil contre sa poitrine.

— Debout, lui ordonna-t-il, AUF!

— Je comprends le français... protesta Ralph.

— La ferme, debout !

J'aidai ma mère à se relever comme Siméon pleurait, les poings serrés contre ses yeux. Il se dodelinait et criait comme un sourd.

— Maman, dis-je, amène-le à l'intérieur.

Je les vis disparaître à l'angle de la maison.

— Avance, fulminait Gaspard, avance j'te dis !

Marchant derrière Ralph, il le désarma tandis qu'ils cheminaient.

— Prends-ça et creuse. Enflure ! Là ! Là ! Près du tas de bois. Allez !

Blessé à l'épaule, Ralph ne fit que se tordre contre le manche de la pelle.

— C'est ça la race supérieure ? tempêta Gaspard devant son inaction.

— Je pas pouvoir ! houspilla Ralph.

— Gaspard ! m'interposai-je. Il n'y est pour rien.

Mon frère me dévisagea :

— Tu sais ce qu'ils font à l'Est ?

— Ralph n'est pas à l'Est, il est ici ; il n'a rien fait de mal, il a été bon avec nous. Ce n'est même pas un soldat, c'est un cuisinier.

— Cuisinier ? répéta Gaspard d'un air moqueur. (Il se tourna vers Ralph qui se tenait à la pelle.) C'est pas de chance ça, p'tit cuistot.

Accroché au manche, l'autre grimaçait, vacillant et blême.

— Gaspard, il faut l'aider !

— Il va nous dénoncer, espèce d'idiote !

Comme pour abréger notre discorde, Ralph s'écrasadans le bois de chauffage. 

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Merci pour vos lectures :)

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