Partie 1 : Chapitre 6


Je n'appréciai guère le trajet sur la moto, chaque virage m'offrant la sensation que j'allais mourir dans le dos de l'ennemi. Je m'agrippais comme il l'avait recommandé, et fermais les yeux. « N'ayez pas peur » s'écria-t-il comme nous roulions à toute berzingue, « rien de plus solide qu'une moto allemande ! »

Je rencontrai l'homme fou sous la raideur de l'uniforme. Il était souriant, solaire dans ses éclats de rire. L'esprit vif, il aimait guider nos discussions à travers le dédale des marchands. Il était curieux et possédait la candeur d'un enfant. Il se découvrait devant moi, et je l'accueillais avec l'avidité de la révélation. Nous regardions les étals, il me posait tout un tas de questions concernant des objets du quotidien. Il parlait avec les marchands, et s'ils le regardaient d'abord d'un drôle d'œil, (à cause de l'uniforme), ils oubliaient bien vite et se laissaient prendre au jeu.

Le jeu de Hans von Kügler était un jeu invisible... Au-dessus de vous, il tendait un filet, et vous étiez aussitôt pris ; vous vous laissiez prendre. Rapidement, les gens riaient avec lui, parfois de son accent ou des bêtises qu'il pouvait bien raconter.

La vieille dame aux petits chaussons lui fit goûter la confiture de prune qu'elle vendait. Un vendeur lui expliqua le mécanisme du couteau suisse. Des gamins se moquèrent comme il ne parvenait pas à faire tourner la toupie ; ils lui apprirent.

Je passai ainsi la matinée avec lui, à l'admirer plus qu'à le vivre, et je me sentis spectatrice de cet instant. Lorsque j'y repense, je ne songe pas l'avoir vécu, ni pourtant pouvoir l'oublier.

— Vous avez faim ?

Je quittai des yeux le stand de l'apiculteur qui pratiquait des tarifs excessifs.

— Oh.., je ne sais pas.

— Allons, me rabroua-t-il, vous ne savez pas si vous avez faim ?

— Si, avouai-je, j'ai très faim.

Un immense sourire éclaira alors son visage.

— Venez, suivez-moi.

Je regardai ce bras qu'il m'offrait, mais ne le pris pas. Je fis mine de le dépasser afin qu'il se pressât ; je voulais quitter la foule.

— Où allez-vous ? demanda-t-il marchant d'un pas accéléré. Vous ne savez même pas où je vous emmène !

— Est-ce la bonne direction ? demandai-je après plusieurs mètres.

Nous nous arrêtâmes tandis qu'il reprenait son souffle.

— Oui, rit-il, portant ses mains à ses hanches, ça l'est.

Je le regardai expirer, puis sourire, avant de jeter un œil derrière moi.

— Où nous emmenez-vous, Hans ?

— Au château.

Je me rembrunis, et il le remarqua :

Quoi ? Craignez-vous tant que ça d'être vue avec moi ? »

— Avons-nous seulement le droit d'être vus ensemble ? demandai-je plutôt.

Il haussa les épaules.

— Vous savez, Béate, en des temps comme celui-ci, il n'y a guère de droits.

— Hans, souris-je, êtes-vous poète à vos heures perdues ?

Nous rîmes en marchants jusqu'au château de Beuville, qui perdu dans la campagne, jaillissait d'entre les arbres. Quelques soldats se trouvaient dans le jardin : l'un d'eux se rasait, les yeux rivés sur son petit miroir, deux autres passaient en revue des plans d'un air préoccupé, un dernier lisait le journal, perché sur une branche épaisse. Autour d'eux, une ribambelle d'hommes allaient et venaient depuis le château, chacun vaquant à ses occupations.

Au passage de Hans, levant fièrement le bras, des soldats se redressèrent dans une pétarade de bottes et de claquements de talons. Je n'osai les regarder, baissant les yeux comme nous atteignîmes les marches du château. Dans le hall, plusieurs soldats me considérèrent d'un air curieux, quand d'autres semblèrent simplement amusés. J'observai l'immense lustre au-dessus de nos têtes avant de suivre Hans aux cuisines. La pièce consistait en un espace tout en longueur munie d'une baie vitrée qui donnait sur le parc et son potager. Je regardai les hommes au loin, fumer sous les arbres, me demandant si Ralph était avec eux.

— Qu'aimez-vous..? chuchota Hans.

— Pourquoi chuchotez-vous ? demandai-je à voix haute.

Il porta l'index à sa bouche et la porte de la verrière s'ouvrit.

Instinctivement, il posa sa main sur mon épaule et nous fit cacher derrière l'énorme poêle à bois qui chauffait les cuisines du château.

— N'êtes-vous pas officier, Officier ? murmurai-je comme ses joues s'empourprèrent près des flammes.

Mais il fallait se taire tandis que le soldat cherchait un nouveau paquet d'allumettes. J'écoutai les plats mijoter dans leurs chaudrons, le rire des hommes, là, dehors, percer jusqu'à nous. La porte se ferma.

— Les officiers n'ont rien à faire dans les cuisines, chuchota-t-il comme nous restions cachés et accroupis. Surtout s'ils sont accompagnés par de jolies françaises.

— Dans ce cas, fis-je, vous ne craignez rien, je ne suis qu'une Française.

— Votre beauté vaut pour plusieurs...

Il se moqua de lui-même comme je le poussai et qu'il manqua de se retrouver sur les fesses. Nous nous redressâmes, et promptement, allèrent jusqu'au garde-manger. Des saucissons étaient suspendus aux poutres ainsi que d'énormes noix de jambon. De nombreuses bouteilles garnissaient la cave sur le mur de droite, des plaques entières de pâte de fruit s'entassaient près des tonneaux et miches de pain, fèves et haricots dormant dans la toile de jute près d'un carton de chocolat.

— Où trouvez-vous tout ça ? m'exclamai-je émerveillée.

Mais bien vite, l'émerveillement laissa place à quelque chose de plus âpre qui vint balayer mon sourire. Il me regarda sans répondre, et je repris la parole :

— Je ne pensais pas que vous rafliez autant de nourriture...

— Je sais ce que vous pensez, murmura-t-il, je le pense moi aussi.

— Qu'est-ce que je pense..?

Il approcha dans la pénombre, fourrant dans sa musette plusieurs tablettes de chocolat et de la pâte de coing.

— « Qu'est-ce que je fais avec cet idiot assoiffé de pouvoir ? »

— Vous ne semblez pas assoiffé de pouvoir.

— Beaucoup de gens n'ont l'air de rien.

Il eut un sourire cynique.

— En tout cas, répondis-je, vous n'avez pas l'air idiot.

* * *

Nous déjeunâmes près des falaises et des villas inoccupées ; je l'écoutais attentivement, le regardais, profitant des détours de la Manche absorbant son esprit.

Tandis que le vent nous fouettait de ses bourrasques grandioses, il parlait de tout, dans l'absolu de rien, de son amour pour le lait normand dans ces jattes en laiton dont nous coincions le couvercle avec de l'herbe fraîche. Plus loin sur le chemin, il me montra ce bunker en construction d'où poussaient sauvagement violettes et primevères hors de la coupole.

— La contrée est superbe, déclara-t-il, tous les jours, je viens voir la mer.

— Vous venez chaque jour ?

— Je rapporte l'avancement des travaux au colonel Ludwig, expliqua-t-il. Voulez-vous descendre sur la plage ?

Nous marchâmes sur la grève, épaule contre épaule, comme si aucun de nous ne s'en rendait compte. Je percevais cette chaleur passer de son corps au mien, de ses sourires à l'intérieur de mes yeux. Et je gonflais, gonflais ! Emplie de bonheur sur la plage de Colleville, prête à imploser et à mourir sans m'en plaindre.

Je me souviens de deux instants où je pense avoir connu ce degré de bonheur, un degré tel qu'il résonne comme un signe de reconnaissance.

Le premier fut ce matin où nous avions rit au son de l'horrible comptine criaillée dans les rues par quelques soldats ivres, allongés dans la chaleur de nos draps. Le second fut sans doute cette après-midi sur la plage, où il me découvrit et je le découvris, sans ressentir le besoin de cacher une partie de moi-même, ou certains traits de ma personnalité que je pensais problématiques.

La vareuse en cape sur ses épaules nues après s'être baigné dans l'eau glaciale de la Manche, il riait, frissonnant, agité comme un jeune chien fou, les joues rougies par le vent froid de septembre. Ses cheveux s'emmêlaient, des épis blonds comme de l'or chatoyant dans le halo du soleil. Je voulais le toucher, mais percevais cette barrière subsister entre nous. Il était l'occupant et j'étais l'occupée, cela revenait à dire que je lui étais inférieure.

— Et vous, où dormez-vous ? Vous logez au château ?

Attendant sa réponse, assise sur les rochers, je l'observai découper le chocolat.

— C'est exact, je suis toujours aux côtés du Colonel Ludwig.

Je laissai le premier carré fondre sur ma langue, contre mon palais, savourant chaque note les yeux fermés, l'onctuosité du chocolat.

— C'est délicieux.

— Vous aimez ? demanda-t-il.

— Si j'aime le chocolat ?

Je répondis par un rire.

— Quand j'étais petit, j'ai plongé dans la mer du Nord en hiver, tout habillé. (Il se mit à sourire en regardant la mer.) Nous étions allés à l'église et.., mon père ne voulait pas me rendre ce sifflet que j'aimais beaucoup. Oui, parce que.., je l'utilisais à l'intérieur de l'église ! (Il rit, ses yeux brillants du souvenir, puis s'arrêta un instant.) J'ai couru sur la plage en les entendant derrière moi. J'ai couru sur la jetée, puis j'ai sauté. Les cris de mon père étaient bien inutiles tant j'avais froid. Je ne percevais même plus ma respiration, juste des coups, bam-bam... (il ramena deux fois son poing contre son torse.) Ces battements venir frapper ma poitrine...

Enfin, il se tut, enfonçant ses pieds nus dans le sable. Je remarquai alors les coupures qui les meurtrissaient ; ils étaient écorchés en divers endroits.

— Vos chaussures sont trop petites ? demandai-je.

Je le vis tourner la tête, les yeux d'un bleu gris.

— Non.., murmura-t-il, c'est la route qui est trop longue.

À nouveau, il se perdit dans le silence de la mer...

— Vous parler du chemin jusqu'ici ? Avant Colleville ?

Il hésitait à répondre, il hésitait à parler ; je m'en rendais compte à la manière qu'il avait de frictionner sa nuque, lissant ces petits cheveux blonds qui bouclaient à cause de la chaleur dégagée par son corps. Il hocha la tête.

— Nous avons marché depuis.., (il réfléchit). Pendant très longtemps.

Je m'étais doutée plus tard des images affreuses qui remontèrent à son esprit, des marches interminables du printemps 1940 à travers des contrées inconnues par la plupart de ces hommes, indésirées par la plupart de ces hommes, des soldats, des garçons qu'on avait envoyé se battre pour ce qu'ils étaient : de la chair à canon. Mais comment aurait-il pu se plaindre ? Lorsqu'il savait de quoi ils étaient capables. Il ne pouvait effectivement pas se plaindre lorsqu'il songeait aux populations de l'Est et à ce qu'ils leur avaient fait.

Il se mit à sourire, et ses yeux brillèrent comme il osa me regarder à nouveau.

— Nous ferions mieux de rentrer, annonça-t-il, il commence à faire froid.

Je me levai à sa suite, pris cette main qu'il me tendait tandis que nous remontions les rochers jusqu'au petit chemin qui menait aux falaises. Le vent soufflait dans mes cheveux, sifflant la fureur de l'hiver à venir comme il m'aidait à me hisser. Nous étions ensemble, mais son visage était différent : il était préoccupé.

Je m'accrochai davantage à lui sur la moto, sans pourtant craindre la route cette fois-ci. J'observais les champs de coquelicots border la mer, portés par le souffle orageux de la tempête qui s'annonçait. Le ciel était écrasant de nuages, noirs comme de l'encre et tumultueux. Le ciel s'écriait déjà : « séparez-vous ! » Mais nous ne l'écoutions pas, et nous ne cherchions pas à l'entendre.

Nous nous arrêtâmes près du pont qui menait au village. Là, se tenait un barrage improvisé. Quelques soldats étaient penchés au-dessus de la rambarde, comme pour observer le cours d'eau.

— Attendez-moi là, annonça Hans, je reviens.

Seule près de l'engin, je le regardai marcher en direction de ses hommes, qui pour une fois, semblèrent omettre ma présence. Il se pencha à son tour, me lançant un regard qui fit résonner en moi une vérité inexpliquée ; je savais, je savais avant même de me rendre sur ce pont.

— Restez où vous êtes, s'exclama-t-il.

Mais j'avançai, continuai alors même qu'il me barrait la route.

— Béate, c'est inutile !

Il ne me retint pas longtemps. Très vite, j'atteignis la balustrade, et ce que je découvris m'immobilisa plus rapidement que toutes les forces armées de la terre — cette jambe repliée, cette cuisse ouverte, cette robe... Je la reconnus immédiatement, nous l'avions achetée ensemble. Les yeux écarquillés, une main sur ma bouche, je ne pus détacher mon regard du cadavre de Nadette.

— Venez, Béate, ne restez pas là.

Ses mains saisirent mes épaules, m'attirant en arrière comme j'étais incapable de bouger, de réagir. Seule la robe existait, la robe et la pâleur des jambes désarticulées, la nudité injuriée par une traînée de sang.

Il se mit à pleuvoir.

* * *

Hans me ramena à la ferme, nous avions pris la voiture de cet officier qui nous avait rejoint sur le pont, un Allemand aux yeux brûlés qu'on appelait Wittenstein. Assise sur la banquette arrière, je les écoutais discuter sans comprendre, croisant à maintes reprises ce regard d'un bleu consumé, voilé — le regard troublant de Niels Wittenstein. Il parlait d'un ton sec, revenant régulièrement à moi par le biais du rétroviseur. Je compris bien vite que les deux hommes n'étaient pas d'accord sur un point, et que ce point était probablement moi. Comme ils haussèrent la voix, je m'enfonçai dans le siège et fixai la campagne pluvieuse.

Arrivée à la maison, je trouvai Ralph en train de fumer dans la cour. L'air méfiant, il suivait du regard la voiture derrière moi. Je courus sous la pluie, remontant l'allée de fleurs pour le rejoindre.

— Que faisais-tu avec cet officier ? demanda-t-il sans même me saluer.

Je fronçai les sourcils devant l'air sombre qu'il arborait.

— Ils m'ont ramené en voiture, une amie à moi est morte près du pont...

Je baissai la tête, et maman sortit. Elle se jeta sur moi, frottant mes cheveux à l'aide de son vieux torchon de cuisine.

— Mais où étais-tu ? s'écria-t-elle. OÙ ÉTAIS-TU ?

Je la regardai sans répondre après qu'elle m'eut secouée.

Une jeune fille de Colleville, on a cru que c'était toi ! »

Au-delà de ma mère qui ne me lâchait plus, je distinguai le visage de Ralph, son regard surplombant, fondu sur moi comme celui d'un aigle.

Je pleurai contre l'épaule de ma pauvre mère.  

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Merci pour votre lecture :D 

Alors, qu'en avez-vous pensé ? J'attends vos commentaires :))

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