Partie 1 : Chapitre 5
Je roulai plus rapidement sur le chemin du retour comme la nuit tombait et que les frêles rayons du soleil ne parvenaient plus à me réchauffer. À mesure que l'astre faiblissait, l'humidité se couchait sur les champs et vous pénétrait jusqu'à l'os.
Les cloches de l'église sonnèrent sept heures du soir comme je dépassai la rue principale, puis la Kommandantur. Atteignant l'immeuble, je freinai devant le hall avant de sentir le contact électrique de l'eau froide me frapper comme un mur.
« KRÜPPEL! » s'écria-t-on.
Je tressaillis sur le vélo, trempée, surprise par ce soldat qui sortait et en malmenait un autre. Un seau à la main, il relâcha l'oreille du troufion qui s'écroula lamentablement contre la façade de l'immeuble. L'officier me considéra au milieu des flaques et vomissures qui souillaient le trottoir. Je le regardai, hébétée, puis remarquai les brûlures autour de ses yeux gris.
— Von Kügler! somma-t-il.
Il y eut des bruits de pas, le son des bottes dans l'escalier. Traînant avec lui une ribambelle de jeunes soldats mal-en-point, l'officier Hans sortit à son tour de l'immeuble ; il s'arrêta net lorsqu'il me découvrit.
— AUSRICHT! reprit l'autre.
Les soldats s'alignèrent, se tordant contre le mur. L'un d'eux s'effondra.
— Béate.., souffla Hans, que faites-vous ici ?
Il prit mon paquet, mais le papier de soie se déchira entre ses mains sales.
— Ma mère possède un appartement.
Il demeura sans répondre, observant la robe avec beaucoup d'embarras.
— Venez, dit-il en me faisant descendre de la bicyclette, vous allez prendre froid, je vous escorte chez vous.
D'une main, il guida le vélo en direction des soldats et leur intima quelques mots d'une voix très autoritaire.
— Non, fis-je, c'est inutile.
— Mais si, vous verrez, il sera comme neuf votre vélo !
Pourtant, je ne songeais pas au vélo en lui disant cela, mais au fait qu'il m'accompagne — qu'allaient penser les voisins ?
De ce fait, je ne manquai pas de croiser la veuve Thernet sur le palier. Elle me salua bien sèchement, observant Hans d'un air pincé.
— Qu'est-ce que c'est que ce boucan, Mademoiselle Thomas ? demanda-t-elle, campée sur son paillasson.
— Ce n'est rien Madame Thernet, rentrez chez vous.
— Et vous, que faites-vous ? dit-elle comme j'ouvrais la porte.
Je me retournai, tâchant de réprimer mon agacement.
— Comme vous le voyez, je rentre chez moi. Bonne soirée, Madame Thernet.
Elle détailla Hans avant d'acquiescer d'un air austère, puis s'en retourna.
Je poussai la porte et entrai.
— Venez, fis-je, voyant qu'il restait sur le seuil.
Il entra, mais d'un pas hésitant, observant chaque chose autour de lui.
— Simplement, repris-je, ne fermez pas la porte tout à fait, ma voisine est ce qu'on fait de mieux en matière de délation.
Mes mots le firent sourire.
— Dans quel état est votre robe, annonça-t-il en posant le paquet sur la table. Je vous dois une robe neuve.
J'ôtai ma veste, trempée elle aussi.
— Vous ne pouvez pas m'offrir une robe... Attendez-moi là, il y a du thé dans la cuisine si vous voulez.
J'allai me changer dans la salle d'eau ; je l'entendais marcher sur le carrelage à côté, allumer la gazinière. Comme j'ôtai mon chemisier, les murs de la petite pièce me semblèrent aussi fins que du papier de soie...
— Cela fait plusieurs fois que nos soldats passent la nuit dehors, déclara-t-il. Ils s'amusent, ils aiment le Calvados. Mais cette fois, quelqu'un d'autre s'est amusé.
J'allai le rejoindre.
— Que voulez-vous dire ?
— L'alcool a été empoisonné.
— Empoisonné ?
Il me remercia promptement comme je lui tendais sa tasse.
— Ils sont malades, incapables de se lever ou de rentrer alors que la Kommandantur est à deux pas d'ici. Notre supérieur pensait que les soldats avaient déserté ; il voulait les faire fusiller.
— Mais ils ne vont pas l'être ?
— Non, ils ne vont pas l'être.
Je hochai la tête.
Il va cependant falloir trouver qui a vendu l'alcool. »
— Vous avez une idée ?
— Non, aucune pour l'instant.
Nous partageâmes un silence.
— Vous hébergez un soldat dans votre ferme, ja?
— C'est exact.
— Et il ne pose pas de problèmes ce soldat ?
— Ralph ? Oh, non, Ralph est très aimable. D'ailleurs, en parlant de ferme, vous ne venez plus voir nos fleurs il me semble...
— C'est que vous n'y êtes plus tellement vous-même, répondit-il.
Je m'empourprai, et dans ce qui sembla être un automatisme, le vis passer deux doigts au col de sa vareuse afin de libérer son cou.
— Je passe beaucoup de temps ici, avouai-je.
— Parmi tous vos livres, nota-t-il en désignant la bibliothèque.
J'observai les ouvrages avant de revenir à lui. Il était proche, mais si droit qu'un mur semblait érigé entre nous.
— Je dois vous laisser, dit-il en reculant, mes hommes m'attendent.
— Bien sûr, répondis-je brusquement, allez-y.
À cette seconde, son regard se fit inquisiteur et me dérangea.
— Passez une bonne soirée, Mademoiselle.
J'acquiesçai sans lui répondre, puis le regardai sortir.
La robe serait un bon prétexte pour justifier mon absence au cabaret. Il n'y avait pas le téléphone dans l'appartement, et il n'était pas question que je retourne chercher une nouvelle tenue à la ferme. Nadette comprendrait, et de toute façon, j'étais persuadée qu'elle ne serait pas seule. Je pensais que Jeanne, ou Guillaume, malgré ce qu'elle pouvait en dire, serait présent.
Je préparai le dîner, puis pris un bain, énervée contre moi-même. Depuis toujours, j'avais du mal à m'exprimer devant la foule, je ne savais pas comment me comporter lorsqu'il m'arrivait de croiser certains regards, et Hans von Kügler incarnait la quintessence de ce malaise.
L'eau devenue froide, je me séchai, puis parcourus les vinyles de pépé Jean que nous gardions dans une vieille boite. Je passai quelques airs venus d'outre-Atlantique, un morceau de Sidney Bechet qui parvenait toujours à m'égayer. Mais ce soir là, quelque chose me tourmentait, un sentiment trouble et obscur, inexplicable, comme les soirs où maman ne souriait pas.
Le samedi suivant, l'officier Kügler entra dans le café, se frayant un chemin à travers les soldats venus chercher un peu de chaleur avant le grand froid.
Je le regardai évoluer, saluer quelques hommes, lesquels venaient si nombreux que nos tables ne suffisaient plus. On assistait à une procession d'uniformes, qui discutant debout, semblaient dépeindre une réunion du Parti.
Hans s'extirpa finalement de la foule, puis se décoiffa. Il atteignit le comptoir, lissa ses tempes pourtant rasées, puis me gratifia d'un sourire.
— Mademoiselle.
Je le saluai, abandonnant du regard le long manteau qu'il portait.
— Mauvaise matinée ? Un café ?
— Oui et oui, concéda-t-il, aussi affreux soit-il.
— C'est qu'il fait très froid dehors...
Il hocha la tête avant de s'asseoir, réchauffant ses mains.
— Vous chauffez ici ?
— Non, répondis-je, mais vos soldats s'en chargent pour nous.
Il se retourna, et je le vis sourire.
— Ah, s'exclama-t-il, c'est la chaleur allemande.
Je le regardai boire son café.
— Nous avons trouvé les coupables, reprit-il, tôt ce matin.
— Ceux qui ont empoisonné l'alcool ?
— Oui, c'est exact.
— Vous n'avez donc pas dormi ?
— Les hommes et moi avons veillé. (Il me détailla.) J'étais tout près de votre ferme, nous avons arrêté votre voisin et sa famille.
— Monsieur Bion ? m'écriai-je. Mais il est...
Il m'interrompit très calmement :
— Votre ami a tenté de tuer les miens, Béate.
— Nous sommes bien en guerre alors...
Ne parvenant plus à soutenir son regard, il reprit :
— Mais vous et moi ne sommes pas ennemis, n'est-ce pas ?
Je relevai la tête et le vis pousser ce petit livre dans ma direction.
— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.
— C'est un manuel que nous recevons pour apprendre le français. Ça marche dans l'autre sens aussi ; la moitié est en allemand.
— Vous me le donnez ?
Il hocha doucement la tête.
— Je ne peux pas vous offrir une robe, et vous aviez refusé le champagne, alors... je vous offre ce livre.
— Pour que j'apprenne l'allemand ?
— Seulement si vous le souhaitez.
J'observai la couverture sous mes doigts, la texture gondolée du papier.
— Je pourrais bien apprendre quelques mots.
Il sourit, le front légèrement plissé.
— Il y a un marché demain, reprit-il, à l'entrée de Beuville.
— La brocante ?
— Je crois, vous connaissez ?
— Oui, mais je n'ai pas le temps avec mon travail.
— Vous travaillez le dimanche ?
— Le café est ouvert, expliquai-je.
Il opina sans bruit, faisant pianoter ses doigts sur le bar.
— Schade, murmura-t-il, ça veut dire « dommage ».
— Schade, répétai-je en le regardant.
* * *
Le lendemain matin, je trouvai le café fermé. Je restai un moment devant la porte à observer cette note qui disait :
« Das Café ist am Sonntag geschlossen »
Les yeux ronds, j'ouvris mon sac, en extirpai le manuel franco-allemand.
— Le café est.., balbutiai-je. Dimanche.., fermé... Fermé le dimanche !
Je relevai la tête, dévisageant l'affiche sur le rideau de fer ; le cachet de la Kommandantur marquait l'avis.
— Quelle surprise, entendis-je derrière moi.
Je me retournai, le coeur battant.
— Hans..? Mais que faites-vous là ?
Il marchait dans ma direction, les mains dans le dos.
— Eh bien, je voulais prendre un café, mais visiblement...
Il s'arrêta devant moi, l'air guilleret.
— Vous l'emportez avec vous... fit-il en désignant le dictionnaire entre mes mains. (Alors qu'il souriait, je ne répondis pas.) Oh, je vous ai froissé je crois... C'est comme ça qu'on dit ? Ou n'est-ce que pour les vêtements ?
— Vous ne m'avez pas froissé, mais vous n'auriez pas dû faire ça. (Je secouai la tête en fixant le sol.) Monsieur Flochard va s'inquiéter maintenant.
Il s'avança, me toisant de toute sa hauteur. Par réflexe, je reculai, mais il vint saisir mon poignet et chercher mon regard.
— Vous pensez que c'est moi ?
— Allons, dis-je sèchement, ne vous moquez pas...
Il retint mes mains dans les siennes.
— Je vous jure que ce n'est pas moi, poursuivit-il en souriant, qui dirait cela, hein ? Qui oserait jurer alors qu'il est en train de vous mentir ?
Je cessai de m'agiter, le considérai :
— Vous irez en enfer, Hans.
Jusqu'à la fin, j'avais cherché à savoir s'il avait été l'instigateur de cette fermeture, et jusqu'à la fin, il avait nié, riant sous mes bourrades.
— En attendant, voulez-vous bien m'accompagner au marché de Beuville ?
— C'est bien pratique, n'est-ce pas ?
— Voulez-vous, répéta-t-il, Béate ?
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Je suis toujours heureuse et curieuse de vous lire :DD
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