Partie 1 : Chapitre 12
On disait qu'un repas phénoménal se préparait pour Noël, et je sus par Ralph tout le faste de ce dîner qui se tint dans la grande salle du château.
Il décrivit ces tables alignées et immenses parcourir la totalité de la pièce.Egalement, ces cheminées brûlant à plein régime, ces longues nappes blanches, ces bougies rouges disposées près des bouquets de houx, ces Bockbier, ces verres à pied,la porcelaine et les couverts rutilants entre les sourires de quelques soldats, ou les regards, plus froids et inquiets, de la majorité des camarades.
On prit des photographies afin de prouver l'importance du Reich qui fêtait son premier Noël en France. Hans avait assisté à ce repas, et je n'ai pas besoin de son journal pour le savoir. Chaque homme, simple soldat, ou gradé, était présent.
Hans restituait le quotidien dans de petits carnets comme celui que j'avais pu apercevoir dans notre jardin. Ces carnets étaient composés de dessins, de croquis,mais plus essentiellement, d'écritures. Il y décrivait ses journées depuis son départ d'Allemagne, de Berlin. Certains jours semblaient n'avoir rien à dire ; il les appelait,les jours blancs. D'autres revenaient à travers de sombres souvenirs issus de Pologne.
Souvent, avais-je pu me demander d'où lui venait cette force de ne jamais en parler, de toujours sourire comme s'il n'avait rien vu, comme s'il n'avait rien fait.J'avais pu lire quelque tristesse, quelque lassitude, et j'avais pris cela pour de la fatigue. Mais plutôt que la violence, ou un état pathologique marqué par la tristesse,Hans se drapait d'un sourire et d'un regard feignant un bonheur indéfectible.
Il n'apparaît pas sur la photographie. J'ai regardé chaque visage, plusieurs fois,jusqu'à ces formes indistinctes au dernier plan. Ralph, lui, se tient à la première table, le sixième homme sur la gauche en partant du début. Il porte de petites lunettes rondes que je ne lui connais pas, et fixe l'objectif sans entrain.
Je regarde ces clichés comme on lit une vieille lettre, ou un poème qui nous fut adressé. C'est une joie douloureuse, contrariée par le fait qu'il m'est impossible de retourner en arrière, de remonter le fil de ce qui me paraît être une autre vie.
Tandis que le château accueillait sa prestigieuse cérémonie, maman nous apporta quelques oranges négociées à prix d'or. Les trois fruits roulèrent sur la table,nous les épluchâmes lentement afin de les posséder un peu plus ; enfin, partageâmes les quartiers. Son assiette terminée, mon père nous abandonna sans un mot. Les épaules de maman s'affaissèrent tristement comme elle pliait sa serviette d'un air maussade. Je l'aidai à débarrasser, portant plats et gamelles dans la cuisine.
Seule au-dessus de l'évier, mon regard se perdit par cette fenêtre qui donnait à l'arrière de la maison. Au-delà de mon reflet blafard, l'immensité de la forêt me donnait mal au cœur. Il s'agitait sous ma poitrine alors que des sueurs froides m'électrisaient les bras. Je me penchai une seconde, portant une main à ma poitrine afin de calmer les palpitations. J'inspirai, puis expirai, longuement et plusieurs fois.
* * *
Tandis que je quittais la maison, Hans entrait probablement dans l'église :Il décrit comme l'on se pressait dans la nef afin de trouver une place, et comme beaucoup durent rester debout près des portes.
« Lorsque Helmut a demandé si j'étais nerveux » rapporte-t-il, « j'ai cessé ce geste répétitif qui consistait à réajuster le col de ma veste de sortie. J'ai ri avec lui dans le bourdonnement de l'église, reprochant à la tenue d'être trop guindée. »
Assis sur le banc des officiers, attendant le début de la messe, Hans observait l'aumonier allemand s'entretenir avec quelques hommes.
« S'il est assez rare, l'uniforme noir au bandeau rouge est apparu parmi les rangs. Les hommes qui le portent se tiennent à l'écart de la Wehrmacht comme si nous étions l'ennemi, tout au mieux, des incapables. »
Quant à moi, j'entendais les cloches résonner depuis la campagne. Je roulais en lisière de forêt et du champ, sur l'étroit chemin qui les séparait. La terre était déformée par des bosses et de multiples enfoncements, si bien qu'il m'était impossible d'aller à une allure convenable sans perdre l'équilibre.
Je descendis de vélo après plusieurs chutes. L'obscurité compliquait la tâche,et si la lampe de poche me guidait, j'ignorais à quel moment je devais entrer dans la forêt, quelle piste suivre. J'étais partie sur une impulsion, je ne savais pas où les trouver, où trouver ces hommes, où trouver Gaspard. Je ne savais pas non plus ce que j'allais leur dire, et craignais leur réaction, leurs agissements si jamais mon frère ne se trouvait pas avec eux.
J'avançais malgré l'appréhension, les mains solidement établies sur le cuir râpé du guidon. Des bruits mouvants circulaient autour de moi, les brindilles sous mes pas,le chant de la chouette hulotte semblait un cri lugubre. Je pressais le pas lorsqu'un son vif, mais feutré, retentit derrière moi. Quelque chose s'agita dans l'ombre, et je me retournai dans le bruissement continu des arbres penchés.
Je jetai le vélo à terre et me mis à courir.
— Béate ! s'écria-t-on.
Je reconnus la voix enfantine de Siméon et fis demi-tour.
— Béate ? répéta-t-on.
Ca n'était plus mon frère cette fois-ci, mais Hans.
— Que fait-il ici ? demandai-je en désignant Siméon. Tu es fou..!
Entre nous, mon frère me tendait ce qui semblait être un bouquet de bâtons.
— Je ne voulais pas l'emmener, se défendit Hans. Il m'a vu quand je te cherchais à la ferme, je n'ai pas eu le choix.
Je pris le bouquet et embrassai mon frère.
— Tu me cherchais ? demandai-je contrariée.
Je me souviens, je pensais : tu ne t'opposeras pas à moi.
— Sturkopf... gronda-t-il, frappant un cailloux de sa botte. (Tête de mule.)
— En français ?
— Je t'avais dit de ne pas venir ! me réprimanda-t-il. Toute seule en plus !
— Plus maintenant, tu es là.Il approcha et partit d'un long soupir irrité.
— C'est pas pour toi les bâtons, chuchota Siméon, c'est pour Gaspard ; on va le voir dans la forêt ?
Je vis les yeux de mon frère briller dans l'opacité de la nuit.
— Il faut rentrer, somma Hans, tout de suite.
Déjà, il se retournait afin de se mettre en marche.
Je restais immobile auprès de Siméon qui vint prendre ma main.
— Béate, reprit-il, qu'est-ce que tu fais ? Je dois retourner à l'église.Sur ses gardes, il jetait maints coups d'œil à la ronde.
— Vas-y, fis-je en ramenant mon frère contre moi, je ne te retiens pas.
Nous nous dévisageâmes sans un mot, puis il partit.
Siméon et moi entrâmes dans la forêt. Je le tenais par l'épaule, le faisceau de la lampe éclairant les premiers mètres, au-delà de quoi nous ne voyions rien.
— J'ai peur Béate...
— C'est une aventure, dis-je pour le rassurer, comme dans Little Nemo.
Je tournai la tête, regardais autour de nous : des arbres, encore des arbres,des dénivelés. Je ne savais pas où nous allions.
— Pas par là ! s'écria-t-il derrière nous. Vous vous dirigez vers les falaises.
Nous nous arrêtâmes net, et rapidement, Hans parcourut les derniers mètres qui nous séparaient.
— Ils sont à l'Ouest, déclara-t-il sévèrement.
Nous le suivîmes en silence à travers les bois.
— Vite, disait-il. Los! Los! Plus vite.
Mais Siméon glissait sur les feuilles mortes, se prenait les pieds dans les racines. Lorsque je voulus le porter, Hans vint le prendre d'entre mes bras.
Nous allions plus rapidement comme j'observais le visage de mon frère tressaillir par-dessus l'épaule de Hans. Je marchais près de lui, légèrement en retrait comme il tenait tant à ouvrir la route.
Bientôt, il s'arrêta.
Je posai ma main sur sa veste en drap de laine, cherchais, puis trouvais ses doigts étonnamment tièdes. Au loin, la lueur vagabonde d'un feu tintait la forêt d'un éclat orangé. Siméon observa les braises venues danser devant nous.
— Il faut être prudent, murmura Hans. Cachons-nous derrière ce talus.
A quelques mètres, de jeunes hommes dansaient la farandole au centre d'un camps improvisé, entonnant des chants de Noël transformés en chansons paillardes.Ils riaient d'un rire étouffé par l'ivresse, partageant quelques bouteilles dérobées dans les fermes alentours.
Tandis que nous nous tenions accroupis derrière de gigantesques troncs, je repérai Gaspard près d'une tente de fortune. Il fumait avec d'autres hommes.
— Je l'ai vu, chuchotai-je, je vais aller le prévenir.
Je tournai la tête, et remarquai le regard qu'arborait Hans. Son aversion se mêlait à la fascination, les traits de son visage figés tandis qu'il les étudiait.
Hans..? »
Il acquiesça, m'offrit sa main afin de m'aider à grimper sur le talus.
Je fis marche arrière comme un chien aboyait parmi les danseurs.
— C'est le chien de la plage... soufflai-je.
— Il aboie parce qu'il me sent, extrapola Hans.
— N'importe quoi.
— Il faut s'en aller ? demanda Siméon.
— Non, fis-je en caressant sa joue, on va rester ici.
Hans épiait avec une extrême attention l'inquiétude naissante qui agitait le camp. Il retint fermement mon bras.
— Qu'est-ce qu'il a ? s'exclama l'un des danseurs qui ne dansait plus. Allons, tais-toi, Churchill !
Mais le chien aboyait encore.
— Moins de bruit vous-autres ! ordonna un homme qui portait la barbe.
— Quoi ? répliqua un troisième en titubant. Les boches y aiment ça Noël ! 'vont pas attaquer. C'est marrant, y aiment pas les juifs. T'y comprends quelqu'chose toi ?
— C'est pour poser leurs gros culs d'Fritz et laper du Schnaps !
Ils éclatèrent de rire, aussi ne perçurent-ils pas le premier coup de feu.
Un homme tomba à terre, touché à la tête. Celui qui remarqua le corps cria afin d'avertir les autres, mais il était trop tard : les Allemands avaient donné l'assaut.
Nous avions fui, détalant à travers la forêt et le cycle sonore des branches qui nous fouettaient le visage. Des balles invisibles sifflaient derrière nous, le cri des hommes retentissait dans la débâcle de la nuit. J'avais parfois l'impression que l'une de ces balles allait nous atteindre, qu'à tout moment, l'un d'entre nous irait s'effondrer entre les arbres, stoppant ainsi notre course.
Nous nous séparâmes sur cette route qui passait devant la ferme ; Hans s'était alors empressé d'aller rejoindre l'église.
Je l'imagine traverser le silence de la ville en de longues et rapides enjambées,regardant à tout instant par-dessus son épaule, et réajustant sa veste d'un geste nerveux, mais précis. La rue principale traverse le village de part en part. Elle longe l'église de Colleville, cette église qui accueillerait bientôt quantités de morts britanniques, allemands et français. Hans est entré dans l'église puis s'est faufilé parmi les soldats restés debout :
« Je me suis assis au fond de la nef. L'Untersturmführer Diederich qui était assis devant moi a regardé dans ma direction. Le visage de ce rat est glaçant de cordialité, plutôt, d'une fausse sympathie. Il vous étudie d'un air lointain (car sans doute conspire-t-il). Aussi, vous sourit-il très poliment. »
Fils de quelques amis de ses parents, le SS Diederich avait également participé à la campagne de Pologne, en 1939.
Hans écrit au lendemain de Noël : « A Ciepielów, nous avons reçu l'ordre de fusiller les prisonniers polonais. Deux enfants se sont cachés dans une tranchée derrière nous, une fille et un garçon. Lorsqu'il les a découverts, Diederich leur a demandé ce qu'ils faisaient là : ils étaient venus voir leur père une dernière fois. Diederich m'a alors proposé une cigarette et s'est mis à chanter d'une voix forte : Eins! Zwei! Drei! Il désignait tour à tour les enfants. Fliege, fliege, Maikäfer! entonnait-il avec enthousiasme, Laufe, laufe, Reiter! Eins! zwei!.. DREI! Son doigt est tombé sur la petite fille, puis il a tiré. Le jeune frère est parti en détalant. »
Selon Hans, certains hommes commettaient des exactions afin de servir leur patrie, ou « parce qu'il fallait obéir » ( sans doute se comprenait-il là-dedans.) Mais d'autres, les accomplissaient de bonne grâce, heureux que la guerre les autorise à assouvir d'indicibles pulsions. Trop de hyènes, trop de Julius Diederich, d'hommes attirés par la lumière grésillante du pouvoir, prêts à tout pour parvenir à leurs fins.On ne peut faire entendre raison à ces hommes, pour ce qu'ils n'écoutent pas. En effet, ils sont trop préoccupés à faire jaillir leurs meilleurs hurlements, leurs ordres et leurs moqueries, devenant pour nous autres une caricature de leur langue.
Mais alors, les cloches sonnaient minuit et la hyène souriait. Les hommes chantaient Stille Nacht, heilige Nacht, debout, avec hardiesse, comme beaucoup de camarades qu'on entendait en direct à la radio. « Achtung! » disait le speaker, « Noch einmal Nord Frankreich Luftwaffe! » Attention ! Une fois encore, la Luftwaffe, dans le Nord de la France ! Alors, quelqu'un répondait en allemand : « Ici,l'aérodrome de Saint-Inglevert ! » Etc.
Comme on quittait l'église quelques minutes plus tard, Diederich se re trouva tout naturellement dans le sillage de Hans. Les conversations allaient bon train sur le parvis. On allumait une cigarette, on riait, on entonnait des chants patriotiques.
«— Vous devez avoir tellement hâte de revoir votre famille (Diederich alluma une cigarette.) Après ces quelques semaines passées ici, au milieu de la vermine, il me tarde de retrouver Berlin, pas vous ?»
« C'est un conteur » écrit Hans à la suite de cette entrevue, « un renard très au fait des futures possibilités de chantage qu'offre une bénigne discussion. »
«— J'ai hâte, Untersturmführer, en effet.»
Bien sûr, tandis qu'il s'entretient avec le renard, ou plutôt, tandis que le renards'entretient avec lui, Hans songe à ce que nous venons de vivre. Le cœur reprend sa course, comme le souvenir de la fuite le frappe avec la force d'une vision.
«— Etes-vous souffrant Oberleutnant ?» s'enquiert Diederich.
«— Souffrant ?»
L'autre l'étudie tranquillement tandis qu'il sourit.
«— Vous avez mauvaise mine, vous avez quitté l'église plus tôt.»
«— Je traîne un mauvais rhume.»
Ils discutent des sujets habituels, des futurs exemples :
« Nous parlons de tout cela sous le flanc de l'église. La guerre ne cesse pas, elle ne connaît nulle trêve, pas même le soir de Noël » écrit Hans.
«— Je dois prendre congé de vous, annonce finalement Diederich. Avec plus de la moitié de ces terroristes arrêtés tout à l'heure, je vais avoir du travail. Il faut les faire parler ce soir et retrouver les autres. Demain, nous les fusillerons.»
Hans décrit alors ce rire, le rire particulier de Diederich qui dévoile de petites dents « semblables à celles des jeunes enfants ». Elles apparaissent sous de fines lèvres d'un rouge sombre dont la lèvre supérieure est « quasi absente. »
«— Dieu est avec nous ce soir » répond Hans
« Je devine qu'il attend de ma part un minimum d'engouement et d'enthousiasme, ce que je parviens difficilement à lui offrir. »
«— Mais Dieu l'est tous les jours, Oberleutnant, Dieu aime le peuple allemand,c'est-à-dire qu'il a raté tous les autres !»
« Il part d'un rire clair comme les soldats se dissipent peu à peu sur le parvis de l'église. Des hommes vont fêter Noël dans les rues mais la plupart se rend au château sans rester très catholique. »
« Ce soir, le château de Beuville ressemble davantage à l'un de ces bordels que j'ai vu à Paris plutôt qu'à la Kommandantur. J'entends des femmes rire dans les chambres. Tout à l'heure, en passant dans le couloir, j'ai vu le Major Donitz fesser une jeune rousse sur laquelle il était assis comme sur une bourrique. Il tentait bien pitoyablement d'imiter le braiment de la bête. Beaucoup se vautrent dans la décadence ; ce sont des dégénérés que la victoire a rendus fou.
On vient de casser une bouteille. »
«— Je vous laisse cette fois-ci, reprend Diederich, je dois m'entretenir avec ces petits animaux. Ils auront sûrement beaucoup à dire... D'ailleurs ? avez-vous eu l'occasion d'assister à l'un de nos interrogatoires ?»
«— Je n'ai pas eu cette chance, Untersturmführer.»
«— Vous devriez venir, c'est autre chose que vos petits soldats verts.»
« Il respire la joie devant l'horreur, l'empressement. C'est un enfant qui se délecte devant le cadavre d'un l'oiseau qu'il écartèle. »
Hans décrit ensuite comment le petit tyran s'éloigne puis se retourne à quelques mètres :
« Il effectue un curieux demi-tour sans pourtant revenir vers moi. »
«— Kügler, une dernière chose : vous devriez soigner ça.»
«— Quelques gorgées de Schnaps auront raison de ce rhume.»
«— Je ne parle pas du rhume, mais de cette longue coupure sur votre joue.»
« J'ai senti l'horreur m'envahir lorsque sous mes doigts est apparu le relief d'une éraflure si fraîche, qu'un peu de sang a taché ma main. »
«— Il faut être prudent en vous rasant...»
« Les yeux fixés sur mes bottes de sortie, Diederich a souri en me détaillant,puis s'en est allé. Je me suis aperçu que mes bottes étaient maculées de boue. »
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