Partie 1 : Chapitre 10
Lorsque la voiture arriva, un nuage de fumée nauséabond s'élevait au-dessus de la ferme. Ils étaient trois, et portaient cet uniforme que je n'avais jamais vu.
Peut-être était-ce eux, songeai-je, les « drôles d'Allemands ».
— Suchen sie das Haus, ordonna leur chef. Fouillez la maison.
Si celui-ci parlait tout à fait calmement, quelque chose dans son regard m'intimait de prendre garde. Ses cheveux et ses yeux étaient d'un noir de jais, deux petites billes qui s'amusaient de vous voir l'objet du séisme.
La pâleur de sa peau renforçait cet effet.
— Mesdames... nous salua-t-il. Dans la cuisine, ma mère et moi demeurâmes interdites.C'est une belle maison que vous avez là. »
Il allait et venait devant nos rideaux, appréciant la dentelle entre ses doigts.
— Voulez-vous visiter notre jardin ? m'exclamai-je.
Après m'être tu si longtemps, cette voix ne parut pas être la mienne. Je voulais en finir, je voulais qu'il s'en aille ; je voulais être fixée.
Il laissa retomber le rideau et vint vers nous :
— Untersturmführer Julius Diederich, se présenta-t-il.
Sa paume, si blanche, se coula jusqu'à moi.
Avec beaucoup de prudence, je plaçai mes doigts contre la chair froide, observant ce visage livide. Il ne souriait pas,mais feignait les sourires.
Très lentement, ses lèvres minces d'un pourpre noirâtre vinrent effleurer le dos de ma main.
— Mademoiselle, susurra-t-il, je serais enchanté de voir votre jardin...
Il adressa un sourire concupiscent à ma mère avant de me relâcher.
— Eh bien, lui dis-je, si vous voulez bien me suivre.
Dehors, le feu brûlait du parfum fétide des cadavres.
— Ach! Mais qu'est-il arrivé à vos bêtes ?
Il porta un carré de tissu contre ses narines.
— Les veaux étaient malades, répondis-je, nous avons dû les tuer.
L'image de Hans sacrifiant les animaux pour mieux couvrir la puanteur des cadavres me ravagea l'esprit.
— Je connais bien ce genre de problème, répondit-il avec un rictus.
Il examina les dépouilles, au plus près des flammes, puis se redressa.
— Des gens, vos voisins, disent avoir entendu des coups de feu avant-hier.
— Mais les armes sont interdites, déclara ma mère.
— C'est juste, Madame, très juste...
Son regard luisait comme le ramage d'un oiseau de mauvais augure.
— Qu'y a-t-il là-bas ? demanda-t-il en désignant le monticule de terre.
— D'autres veaux.
Il plissa les yeux et approcha de la fosse.
— Pourquoi ne brûlent-ils pas avec les autres ?
— Ils iront après.
Il tournait autour de l'excavation.
— C'est beaucoup de mal, creuser un si grand trou...
— C'est parce qu'ils sont contagieux, expliquai-je.
Promptement, il recula sur plusieurs mètres.
— Vous avez réponse à tout, Mademoiselle, dit-il en souriant.
Je me tus.
Retournons à l'intérieur. »
Alors que nous traversions le garde-manger, des pas lourds et cadencés résonnèrent au-dessus de nos têtes. Arrivés dans la salle à manger, ses deux hommes apparurent au détour de l'escalier ; ils riaient de concert. 4
— Nichts! Rien, annonça le plus âgé.
— Gut, répondit Diederich. Bien.
L'abject sourire se manifesta sur son visage comme il nous considérait.
— Une regrettable erreur, Madame, dit-il. Passez une bonne journée, vous et votre charmante fille.
Je détournai les yeux, et croisai le regard des deux autres qui souriaient.
Après que ma mère eut fermé la porte, ce fut comme si toute cette pression,l'angoisse accumulée depuis des heures, était venue me rompre.
J'éclatai en sanglot, hoquetant bruyamment, une main sur ma bouche. Ma mère me prit dans ses bras, fâchée, lorsqu'un bruit assourdissant retentit à l'étage.
Nous levâmes la tête, jaugeant craintivement les poutres.
— Je vais voir.
Ensemble, nous gravîmes les marches deux à deux. Le silence régnait dans la fin du jour, et partout, il me semblait percevoir l'odeur du feu. Nous traversâmes le couloir, et maman s'empressa de rejoindre Siméon dans la chambre rose.
Un nouveau bruit se fit entendre au fond du couloir. C'était une plainte, un son nerveux et spasmodique. Derrière le lit retourné, Ralph observait la fenêtre grande ouverte d'un air horrifié. Il tenait contre lui cette boite à bijoux.
— Ralph ?
Je contournai quelques débris, me baissai pour découvrir son œil tuméfié.
— Que s'est-il passé ?.. Ralph ?
Sa lèvre inférieure, ouverte et noire, trembla sous le coup d'une vive émotion.
Il resserra son emprise autour de la boite.
* * *
Dès le départ, j'avais su que le voyage à Berlin n'aurait pas lieu. Nos esprits fantasques et juvéniles s'étaient heurtés à la réalité de la guerre, cette guerre que nous avions cherché à éviter avec tant d'obstination. Après ce qui était arrivé à la ferme, je ne pouvais pas rester aveugle ; si Hans ne pouvait pas me fréquenter, il ne pouvait pas non plus m'emmener à Berlin. Alors, comme les jours passaient dans le froid silence de décembre, nous savions qu'il irait seul.
Noël approchait, et les Allemands réquisitionnèrent l'église pour la grande veillée. Je tenais cela de Ralph — les seuls mots qu'il avait bien voulu prononcer.
Il ne parlait plus depuis l'attaque, et vivait enfermé dans la chambre qu'il occupait. Toute tentative de communication se vit ignorée. Nombreuses furent les fois où je frappais à sa porte et demeurais sans réponse.
Comme j'observais ces petites bulles d'air trouer le gruau à la manière d'un bombardement dans le ciel nocturne, je tournai une dernière fois la cuillère et éteignis le feu. J'allai remplir deux petits bols, puis ajoutai cette poudre cacaotée que Hans avait rapportée du château. Sans cela, le gruau avait un goût terrible.
— Comment sont tes parents ?
— Mes parents ? hésita Hans. Ils sont... Mes parents sont Berlinois.
Je quittai la cuisine en riant.
— Je ne te demande pas d'où ils sont ! mais comment ils sont.
Il sourit sur l'oreiller, m'observant apporter le petit déjeuner. J'allai m'asseoir près de lui, le plateau sur les cuisses. Il prit une grande inspiration, soupira comme il se redressait.
— Mes parents sont très attachés au Parti, ils sont de la vieille école.
Il haussa les épaules avec une moue consacrée à ses souvenirs.Un sourire vint cependant l'égayer :
— Je leur ai parlé de toi, dans une lettre, mais je suis resté évasif à cause de la censure.
Je le regardais manger, préoccupée à l'idée de le voir partir.
— Quand rentres-tu ?
— Je ne suis même pas parti ! (il éclata d'un rire clair.) Je serai là le trois janvier, répondit-il devant mon inquiétude. Ce n'est qu'un bal, Béate, pas le front.
— Je sais, c'est idiot.
Pourtant, je ne pus déjouer l'angoisse qui m'assaillait ce matin là. Je vivais déjà le présent comme un souvenir, incapable de profiter de l'instant, cet instant béni où il croquait dans ce petit pain, une main soutenant sa tête à la manière des empereurs.
Il me raconta une anecdote, cette patrouille de nuit sur la côte où il avait remarqué un point lumineux se précipiter sur lui. Il avait paniqué et avait tiré en direction dudit point avant d'entendre les rires de Helmut. Ainsi, au bord de nos falaises, il avait découvert l'existence des lucioles. Il me fit part de sa bêtise, lorsque,incommodé par les moqueries de ses camarades, il ordonna à ses subordonnées d'aller veiller un bunker vide au bord de la mer par une nuit glaciale.
— C'est le fait d'un idiot, demanda-t-il, n'est-ce pas ?
Je hochai la tête, happée par la splendeur de ce visage, par ce sourire tendre qui étirait sa mâchoire virile, par ce regard bleu, cette peau laiteuse.
— Tu n'as rien écouté...Il souriait, cherchant mes yeux qui occupaient ses traits.
— Je sais utiliser mes oreilles et mes yeux, répondis-je, tout à la fois.
Soutenant mon air mutin, il me bouscula jusqu'à me faire toucher le sol. Je renversai le verre de lait avant de l'embrasser, faisant rouler mes lèvres contre le feu roux de sa barbe naissante.
À loisir, mon index et mon majeur remontaient d'un petit galop l'arrête inégale de son nez cassé quelques semaines plus tôt.
— Je vois l'empreinte du dictionnaire, plaisantai-je.
— Tu m'as défiguré, déclara-t-il solennellement.
— Tu es bien mieux comme ça.Il soupira, théâtral.
— Mademoiselle, s'écria-t-il en se redressant, vous êtes folle ! Il se laissa retomber sur les coussins. Qu'allons-nous faire de vous ? Je vais vous le dire ! Il se redressa de nouveau comme j'éclatai de rire dans le petit jour. Mademoiselle, fit-il en s'entourant d'un drap, je vous condamne à la torture de n'être aimée que de moi.Mademoiselle, s'exclama-t-il, je vous condamne au destin de quatre enfants turbulents dont les rires s'élèvent en Bavière !
— Pourquoi quatre ? l'interrompis-je. Toujours quatre.
— Parce que c'est comme ça, Mademoiselle, on ne discute pas avec la Loi ;discute-t-elle avec vous ?
— Mais à l'instant il me semble, fis-je en le désignant.
— Oh, moi ? Je ne suis qu'un messager. Allons, Mademoiselle, un peu de tenue !Et cachez ce sein ; keine Zeit für Freiheit! Pas de temps pour la liberté !
— Tu es fou, ris-je.
Il vint s'écraser près de moi, fourrageant vers ce sein qu'il venait d'esquisser.Ses doigts marquaient ma peau comme il me tenait avec la force d'une personne craignant vous perdre. Il respirait bruyamment contre mon oreille, embrassant ma tempe et lissant mes cheveux d'une main affectueuse et tendre. Je fermai les yeux,éprise d'un vif plaisir tandis que son poids me couvrait, me protégeait, me rassurait.
— Je veux que tout finisse... souffla-t-il.
— Tu as dit que la fin était proche ?
— Ja...
— Alors, qu'y-a-t-il ?
Son menton sur ma poitrine, je vis son regard se perdre dans le vague.
— Des choses que je fais, répondit-il, elles me déplaisent.
— Que fais-tu, Hans ?
Je caressai ses cheveux tandis qu'il réfléchissait.
— Mais ce qu'ils ordonnent...
Avions-nous appris à danser la valse pour parer au manque ? Je reposai ma tête sur l'oreiller, écoutant les premières notes de cette comptine allemande échappée du Soldaten Kino ; des notes qui vinrent signer notre séparation.
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