FIN
Hans est mort quelques jours plus tard, comme beaucoup d'autres, le 6 juin 1944. Il n'eut pas le temps d'être envoyé au camp de Torgau, le centre des condamnés de la Wehrmacht, mais tomba sous les bombes alliées, dans sa cellule.
Deux jours avant le débarquement, on fit dérailler un train. Beaucoup d'explosions au village, des tirs, des détonations, une fusillade. Plusieurs Allemands morts, d'autres blessés. On resta cantonnés à la maison, mais quelques heures plus tard, dans l'après-midi, des soldats vinrent nous tirer de chez nous pour la place du marché. Presque habitués, nous nous retrouvâmes devant l'église.
On patientait, non sans crainte lorsqu'un soldat vous regardait un peu trop, ou criait un peu trop fort. On attendait, c'était long, on ne savait pas pourquoi ; cela nous rendait inquiets. « Il n'y a qu'une chose à faire » dit un vieux, « obéir, après, on pourra rentrer chez nous. » Rentrer chez nous, je ne pensais qu'à ça, moi, ma petite fille dans les bras. Elle s'impatientait, et je regardais autour de nous, je cherchais Hans. Peut-être se trouvait-il parmi eux ; sa présence me rassurerait. En effet, je le trouvai. Il se tenait près de l'église, à côté du colonel.
Bien étrange spectacle que celui-là — des soldats de la Wehrmacht, d'autres de la SS, réunis autour de nous. Partout, il y en avait partout. Jamais, depuis toutes ces années d'occupation, n'en avais-je vu autant ; pas ainsi mêlés.
« Qu'est-ce qui se passe ? » demandait-on, « Vous savez, vous ? » D'autres disaient, « Ne les ont-ils pas déjà, leurs otages ? Je les ai vus tantôt, prendre des gens dans la rue. » « Ils sont là » dit une autre, « enfermés dans l'église. »
À quelques mètres, derrière nos vieilles pierres tombales, les Allemands encerclaient la bâtisse. Ils allaient et venaient avec leurs réservoirs d'essence. L'un d'entre eux brisa la plus haute fenêtre de vitrail à l'aide d'une pierre. Ceux qui virent s'exclamèrent. Les femmes criaient, et d'autres, brisés, pleuraient en silence. Ils tirèrent sur ceux qui coururent, ou implorèrent.
Dans la débandade, je me souviens avoir croisé le regard de Hans. Comme nous, comme moi, il semblait dépassé et impuissant ; mais il était en colère, c'est pourquoi je sais qu'il n'a pas eu peur. L'Hauptsturmführer Diederich lui céda le premier cocktail Molotov, mais devant son supérieur, Hans refusa de mettre le feu à l'église. Il n'a pas eu peur, devant le colonel qui répétait : « Mais qu'attendez-vous ?Allez-y ! » Il n'a pas eu peur, non. Tu n'as pas eu peur, en refusant l'ordre direct, ente mettant à genoux. Tu n'as pas eu peur, lorsqu'ils t'ont menotté, lorsqu'ils t'ont emporté avec eux, lorsque je t'ai vu pour la dernière fois.
Je ne parlerais pas de ce qui est arrivé dans cette église, cette église martyre comme tant d'autres en France. Le lendemain, comme si ce n'était pas assez, celle-ci croula sous les bombes du débarquement. Belle église, tu perdis ton clocher, et moi,mon amour, ainsi qu'un fidèle ami. Ma mère trouva Ralph pendu dans la chambre rose. Elle était montée le prévenir : les Américains étaient là ; il ne les avait pas attendus. Il était allé rejoindre Werner dans l'autre vie — moi, je le sais : c'était toi le jeune Werther — bel ami, sois-en certain, nous nous reconnaîtrons encore.
Comme les Américains chassaient l'Allemand partout, nous cachâmes Matthias dans notre ferme, mais ils finirent par le trouver. Grâce à Dieu si l'on est croyant,grâce à mon frère, ils ne l'arrêtèrent pas. Gaspard qui s'entretenait beaucoup avec eux se porta garant, leur expliqua que l'homme avait travaillé au service des alliés, et qu'il était avec nous. C'était un juste, c'était comme ça qu'on parlait.
Je sus pour Hans quelques jours après, lorsque Colleville fut libéré, et que nous dûmes accueillir avec un sourire ceux qui me l'avaient pris. J'en fus incapable. C'est à peine si je les regardais. « Welcome our Liberators! » criait-on, « Welcome! Welcome!Welcome! » Je luttais pour ne pas les haïr ; après tout, c'était « la guerre ».
Les filles embrassaient de jeunes soldats, elles leur sautaient au cou en brandissant nos drapeaux. Ma peine me fit les regarder d'un mauvais œil, et peu à peu, au village, ce fut moi qu'on regarda de travers.
Lorsque les premières femmes furent tondues, sauvagement traînées dans les rues, blessées à la tête, flanquées de croix, de crachats, d'insultes, de coups, de pierres, de gosses qui rient, d'hommes qui touchent, d'humiliation, de bêtise, de monstruosité, de barbarie, d'inhumanité, de la justice de notre belle et fraîche république, Gaspard décida qu'il était temps pour nous de partir. Pour moi surtout, et pour Matthias qui suivit. Siméon vint avec nous.
J'accouchai d'un petit garçon au mois de juillet 1944 dans la campagne anglaise. Je l'appelai Hans. J'écrivais à mes parents chaque semaine, à mes parents restés en France. Ils ne voulaient pas quitter la ferme, c'était chez eux. Matthias, lui,écrivait régulièrement à sa famille, mais demeurait sans réponse. Toujours la même chose, la même lettre. Il disait qu'il allait bien, qu'il était en sécurité, qu'il attendait de leurs nouvelles, qu'il se languissait de les voir, mais ce fut impossible.
Sa femme et son fils sont morts sous les bombardements de la Huitième Air Force au mois de février 1945, comme plus de vingt-mille autres Berlinois durant les derniers mois de la guerre. Matthias l'apprit près d'un an plus tard, au mois de janvier 1946. Pas de courrier, pas de papiers, pas de corps. À cette époque, les gens ne mouraient pas simplement, ils disparaissaient. Je pense à cette photographie que j'ai vue quelques années plus tard. On y voit un homme à la recherche de sa famille,un soldat allemand rentré de la guerre. Il est étendu et pleure sur les ruines de l'immeuble où habitaient sa femme et ses enfants. Ce qu'il découvre, c'est la réalité de la guerre, l'absurdité du résultat, le vide, le deuil qui n'est d'aucun pays. Aussi, je me demande combien de familles désunies croient leur conjoint décédé, un parent,un enfant, sans posséder la preuve de leur mort. On avait plus de nouvelles, on disait simplement avoir perdu quelqu'un, une seule personne si l'on était chanceux.
Matthias, les enfants et moi habitions près d'un village sur la côte. Au début,les Anglais nous regardaient d'un drôle d'œil, un peu méfiants — cette Française qui vit seule avec trois marmots, et cet homme qui l'accompagne, a-t-il une langue ? Je crois qu'ils étaient curieux et se posaient beaucoup de questions à notre sujet.
Mais nous ne fûmes pas l'attraction bien longtemps. Au bout d'un mois,quelques voisins vinrent se présenter à la ferme. Ils nous offraient toujours quelque chose : des fruits, un napperon, des œufs, une tarte à la pomme, des jouets pour les enfants ; nous les invitions pour le thé. Beaucoup refusaient, d'autres acquiesçaient,l'air surpris. Je ne savais pas comment les accueillir, et je n'arrivais pas, à aimer ce pays. Matthias leur faisait donc la conversation dans ce qu'il imaginait être de l'anglais, et ils le comprenaient — parfois — malgré ce fort accent allemand qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Avec le temps et l'habitude, me vint le plaisir de parler à certains d'entre eux. Je me remis peu à peu à sourire, à rire, à vivre doucement. La douleur de mes souvenirs se fit plus tendre ; je ne me réveillais plus la nuit en train de pleurer. Si je pleurais parfois, il me semble que c'était une caresse, une forme de mélancolie passée la plaie béante, Hans qui murmurait — « tout va bien. »
Pour la Noël 1946, Matthias fit l'acquisition d'un poste de TSF ; les enfants furent ravis. Nous n'écoutions plus, ne tendions plus l'oreille dans l'espoir ou la crainted'entendre quelque chose — nous dansions tous les cinq.
Contrairement à Hans, Matthias était très mauvais danseur. Je me souviens des soirées d'hiver passées dans le salon, lui, moi, et parfois, l'embarras. J'aimais la voix de Ella Fitzgerald, tendre et suave ; elle apaisait mes maux d'un baume réconfortant.
Matthias est resté avec nous, il a donné un nom à mes enfants ; mes enfants —jamais il n'osa les appeler les siens. Passées les deux premières années d'une entente cordiale, nous nous mîmes à parler sans faire de façons. C'était une règle entre nous,nous échangions, parlions de sa femme et de son fils, de Hans, de Ralph, de ceux que nous avions aimés, puis perdus. Nous vivions ensemble, nous nous épaulions. Nous vivions pour les enfants, mais aussi pour nous, pour la tendresse, pour l'histoire commune. Il était si facile à vivre, jamais un mot de travers, jamais de dispute ;peut-être pas assez ? Je me souviens d'un jour, je lui dis en plaisantant qu'une femme vivait probablement en lui. Il se fâcha à sa manière, et ce fut si drôle que je ne fis que rire un peu plus et le vexai considérablement.
Une autre règle — celle-ci, implicite : nous n'aurions pas d'enfants à nous. Il m'aida cependant à élever Hans et Stella comme s'ils avaient été les siens. Je le regardais et je savais qu'il les aimait. Je savais aussi que Hans lui rappelait probablement son fils. Il était tout le temps avec lui, il lui donnait le bain, jouait avec lui. Ils faisaient de longues promenades au bord de l'eau et croisaient toujours ce héron cendré près du pont — « Hallo » s'exclamait-il joyeusement devant Hans,« Guten Tag! » Comme le héron leur tournait le dos sur la barrière et ne répondait pas, Matthias affirmait qu'il s'agissait d'un oiseau snob et malpoli.
Parfois, il me semble retrouver l'homme que j'ai aimé dans un éclat de rire,dans un regard, dans une attitude. Parfois, il me semble que tous deux, Matthias et moi, nous imaginons être avec l'Autre. Lorsque nous regardons le soleil se coucher sur la plaine et que les enfants jouent dans les champs. Lorsque Hans crie sur la brouette où il grimpe et saute et rebondit sur la paille et la lavande. Lorsque Siméon le tire pour qu'il descende et qu'il rit. Lorsque Stella, son petit bonnet blanc sur la tête, le réprimande comme une vraie mère. Lorsque nous les regardons et que nous avons l'impression d'être heureux, je sais à ce pincement que la même chose se produit dans sa gorge, dans son regard, dans son sourire. Je lis sur sa bouche la douceur d'être envie, mais aussi, la douleur de l'être encore.
Il m'arrive encore de pleurer même si plus de dix années ont passé. Matthias entre dans la chambre, il s'épanche avec moi. Parfois, la douleur est plus forte,comme un rappel, elle revient ; la journée est difficile. Elle repart toujours. La vie reprend, le passé s'en va, mais je sais qu'il n'est jamais très loin.
Il m'arrive de repenser à ce que m'avait dit Siméon, dans notre jardin à la ferme : « Bé, y'aura quoi après la guerre ? » Pour moi, je dirais un semblant de vie,mais peut-être est-ce pour tout le monde ? Il faut continuer, à moins de vouloirs'arrêter là — comme Ralph. Je crois qu'il faut lâcher prise, accepter pour échapper à la mort, qu'elle soit littérale ou figurée. Je crois également qu'il ne faut jamais oublier, qu'il ne faut rien oublier, par respect pour tous. Je crois qu'il faut parler de tout, car le tabou est un poison et une vermine.
L'Allemagne nazie a commis des actes sans nom, et la France a collaboré — des gendarmes, des religieux, des civils. La bonne France s'est battue contre cela et elle a eu raison, mais la bonne France a également ses torts.
Belle république, ne laisse pas lapider tes femmes. Belle république, ne laisse pas tes enfants franco-allemands se faire insulter sur les bancs de l'école. Belle république, ne laisse pas cette femme corse se faire assassiner sauvagement dans le maquis. Vous, Alliés, n'empêchez pas la vérité d'éclater, ne refusez pas la reconnaissance publique des héros allemands. Alliés, n'empêchez pas les gens d'en parler, ne les menacez pas d'amendes. Alliés, ne faites pas disparaître les documents évoquant les activités de la résistance allemande. Alliés, soyez toujours justes.
Je n'ai pas aimé un fantôme venu de Pologne, mais un homme qui est entré un jour dans un café. Cet Allemand à l'air sévère, assis à la table près de la fenêtre, qui se tenait très droit et qui semblait ne pas savoir sourire. Cet Allemand qui donna l'ordre de fermer le café le dimanche. Cet Allemand fou sur la moto. Cet Allemand dans le dédale du marché. Cet Allemand dans les cuisines du château, sur la plage,derrière les rideaux, dans la villa, dans mes bras. Cet Allemand triste du bunker, cet Allemand au piano, des chansons de Noël, de notre fille et de notre fils. Cet Allemand résolu, cet Allemand résistant, cet Allemand qui osa. Cet Allemand, pour tous les Allemands qu'il ne faut pas oublier.
J'ai attendu que mes enfants soient assez grands pour pouvoir tout leur raconter, je l'espère, sans rien omettre. Nous sommes donc retournés en France, au cimetière allemand de La Cambe où est enterré Hans.
En voiture, Matthias au volant, nous avons longé sous le soleil ces mille deux-cent érables plantés en symbole de paix. Les enfants n'étaient plus tellement des enfants, ils ne riaient plus.
Je les regardai à travers le rétroviseur et leur souris tranquillement. Sur la banquette arrière, cet air endeuillé quitta leurs beaux visages blonds, puis ils se mirent à parler de leurs grands-parents.
Alors, dans la course des arbres en fleurs où passe le soleil, dans le vent plein de nos souvenirs, dans tes mots, Hans von Kügler, héros allemand, dans la souvenance d'un rire, dans l'imagerie frénétique du vécu qui tourne, c'est avec un sourire apaisé et les yeux fermés que je me perdis dans les rainures du ciel.
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