8. Petit ami parfait

Nathanaël

Une chose est sûre : je ne suis pas du matin.

Les oiseaux, qui prennent un malin plaisir à s'égosiller devant la fenêtre, autant que les rayons du soleil, qui me forcent à plisser les yeux à peine les ai-je ouverts, me tirent un grognement sourd. Je roule sur le côté et enfonce ma tête sous mon oreiller pour leur échapper.

— Por Dios...

J'ai tellement mal aux cheveux que je fixe le store mal fermé, sans réellement le voir. Et je... je prends bien cinq minutes à me rendre compte que je n'ai pas de store dans ma chambre !

— Oh, joder, juré-je en repliant le bras devant mon visage.

Sans aucun effort de ma part, une partie des événements de la veille défile derrière mes paupières closes. Malgré le voile vaporeux posé sur mon esprit, je me remémore l'effervescence du club, l'effet vertigineux de l'alcool qui coule à flot, mes éclats de rires, le déhanché extravagant de Chasm, ma nuit avec Déhon.

Fronçant des sourcils, je reviens à ma dernière pensée avec un peu plus d'attention : j'ai passé la nuit avec Déhon !

Est-ce qu'on a...

Je me redresse si brusquement que l'oreiller tombe du lit. La couverture fait volte-face sous ma poigne précipitée, je pose mon regard affolé sur mes jambes nues et, ouf, je porte encore le short qu'il m'a prêté.

La main sur le cœur, un soupir de soulagement m'échappe. Je me souviens parfaitement m'être accroché à lui comme une sangsue, mais après une intense réflexion, je crois pouvoir assurer qu'il ne s'est rien passé de sexuel entre nous. J'aurais tout de même aimé me réveiller blotti contre mon nounours grandeur nature.

Ravalant un deuxième soupir, je longe le bras pour attraper mon portable sur la table de chevet. Mes yeux s'écarquillent en consultant l'écran d'accueil. Il est presque 10h ! Je devrais être chez moi depuis longtemps !

— Purée, je suis vraiment dans la merde.

Je crois que je m'évanouirais si j'en avais le loisir. À la place, je me bagarre avec le coin de drap enroulé autour de mon mollet et saute du lit à la recherche frénétique de mes vêtements. Après m'être changé en quatrième vitesse, je me rue hors de la chambre, pieds nus.

En débouchant dans le salon, à bout de souffle, j'entends tout de suite la voix de Déhon. Je me dirige vers la cuisine ouverte d'un pas rapide et le trouve concentré sur son téléphone.

Apparemment, on ne change pas une équipe qui gagne.

Déjà douché – si j'en crois ses vêtements –, Déhon est appuyé contre le plan de travail marbré aux tons beige. Il m'adresse un léger sourire et coupe court à l'audio qu'il écoutait pour m'accorder toute son attention.

— Salut, p'tite bouille. Bien dormi ?

Il se rapproche en glissant son portable dans la poche de son jogging, un sourire tranquille fiché au coin des lèvres, et me prend dans ses bras.

Bien qu'extrêmement gêné, je savoure son odeur mentholée et profite du réconfort de son câlin trop mignon avant de lever les yeux vers lui.

La mine déconfite, je soupire :

— Je crois que j'ai un peu trop bien dormi, justement... Tu peux me déposer à la gare, s'il te plaît ?

Ma voix éraillée et ma bouche pâteuse me poussent à reculer. Déhon paraît un peu étonné que je me défile d'un coup. Il opine pourtant calmement et se tourne vers le sac de viennoiseries posé sur la table rectangulaire au centre de la cuisine.

— OK. Mais tu veux peut-être manger un bout avant ?

Je secoue vivement la tête en fourrant la main dans mes cheveux emmêlés.

— Non, je ne pourrai rien avaler. Pour tout te dire, je stresse parce que je risque de sacrément me faire remonter les bretelles si mes parents se rendent compte que j'ai découché. Donc je veux juste rentrer, là.

Je tremble un peu et j'ai le souffle court. En somme, je suis une vraie boule de nerfs. Mais, encore une fois, Déhon hoche la tête sans chercher à influencer ma décision ni m'affubler de commentaires infantilisants.

— D'accord, pas de soucis. Je te ramène, et on croise les doigts pour qu'ils te crament pas.

Sa main vient naturellement cajoler ma joue, puis il attrape les viennoiseries et lance une vanne que j'entends à peine au milieu du bourdonnement dans mes oreilles.

Même si ses petites attentions me font encore plus craquer pour lui, je ne suis clairement pas en état de plaisanter. Il le comprend et fait bonne figure pendant qu'on se dirige vers la porte. On arrive rapidement à sa voiture après avoir quitté l'appartement. J'y grimpe presque en sueur, alors qu'il fait assez frais dehors et que je n'ai pas de veste. Je me sens vraiment minable d'autant flipper, pour quelque chose qui doit lui paraître anodin – voire très stupide –, mais je préfère encore me taper la honte devant le mec qui me plaît plutôt qu'expliquer à ma mère où et avec qui j'ai passé ma soirée.

Environ un quart d'heure plus tard, je tourne la clé dans sa serrure avec précaution. Déhon a insisté pour me ramener. Comme il le prédisait, il n'y a pas tant eu d'embouteillages sur l'autoroute. Le trajet a donc été plus court que je le craignais, mais notre silence pesant a renforcé mon malaise.

Au summum de mon angoisse, je referme la porte d'entrée le plus doucement possible et avance à pas feutrés dans le séjour en direction des escaliers.

— Nathanaël Enriqué Velazquez !

Soy, hombre, muerto...

Je crois que mon cœur rate plusieurs battements. La discrétion n'a jamais été mon fort et force est de constater que toutes mes prières aux petits Saints loués par Abuelita n'ont pas suffit à me sauver.

Ma mère ne m'appelle jamais par mon nom complet, sauf quand elle est à cran... Le genre de « à cran » qui vrille vite vers un « Tu es privé de sortie ! » si je ne parviens pas à m'expliquer.

Je quitte le bas des escaliers pour la rejoindre à l'entrée de son bureau, résolu à affronter la question fatidique dans trois, deux, un...

— Mais enfin, où étais-tu, jeune homme ?

Ma mère ôte ses lunettes et croise les bras. Elle porte encore un de ces ensembles en soie, s'y sentant tellement à l'aise qu'ils servent autant de pyjamas que de vêtements pour rester à la maison. Son regard plonge ensuite férocement dans le mien. Un moyen de s'assurer que je ne dirais rien d'autre que la vérité.

Je me sens blêmir et déglutis avant de bêtement balbutier.

— J'ai... Je... suis parti tôt à la bibliothèque parce que, je... Hier, je me suis rendu compte qu'il me manquait un ouvrage pour mon devoir sur l'évolution des méthodes de communication ces deux dernières décennies. Je n'aurais pas pu m'avancer si j'avais attendu que la bibliothèque la plus proche ouvre, alors je... Je suis parti tôt pour trouver mon bonheur dans une autre, mais... je ne voulais pas vous réveiller si tôt.

Ses yeux, d'un vert froid, sont comme ceux d'un serpent prêt à frapper. Même en ayant réfléchi à cette excuse, tout à fait plausible, tout le long du trajet, je suis incapable d'aligner deux mots sans m'emmêler les pinceaux ou gesticuler comme un ouistiti pour leur échapper.

Ça craint vraiment d'avoir une mère avocate ! Mais l'avantage d'être un rat de bibliothèque, c'est que je sais lesquelles sont ouvertes le dimanche matin.

Le fait que je n'ai pas de sac n'est pas tant suspect, puisque j'ai la sale manie de le laisser sur le meuble de l'entrée lorsque j'enlève mes chaussures. Ma mère ne s'arrête donc pas à ce détail, mais se pince les lèvres et ramène machinalement une de ses mèches brunes derrière son oreille. C'est ma tenue qu'elle scrute d'un œil sceptique. Mon souffle raccourcit quand elle se penche pour me renifler. Je m'efforce toutefois de rester naturel.

— Quelle est cette drôle d'odeur aromatisée ?

Zut ! J'empeste probablement les effluves de chicha.

— Cigarette électronique, lâché-je avant de corriger le tir sous ses yeux désapprobateurs. Quelqu'un fumait comme un dragon dans le train... Mais ça n'empestait pas et ces vapeurs sont considérées 95% moins nocives que celles de la cigarette classique, alors je n'ai pas pris la peine de me déplacer.

Pas très à l'aise avec le mensonge, je tire le col de mon polo – qui me serre étrangement la gorge. Seulement, je refuse que ma mère s'immisce encore dans ma vie privée. Déterminé à noyer le poisson, je prends mon courage à deux mains et reviens au sujet principal en essayant d'être le plus convaincant que possible.

— Concernant mon départ matinal, je vous ai laissé une note... sur le frigo. Ni toi ni papa ne l'avez vue ?

— Non, répond-elle sèchement.

Son regard reste dubitatif. J'ai pourtant l'impression qu'elle se décide à clore le sujet.

— Qu'à cela ne tienne. La prochaine fois que tu dois sortir de bonne heure, préviens-nous par SMS.

— Oui maman. Désolé.

— Tu es tout excusé, ronchonne-t-elle. Maintenant allez, file te doucher. En plus des individus incivils, les transports parisiens...

— ... « sont plein de germes », je sais. Tu radotes là-dessus presque autant que mamie à propos de son nouveau facteur.

Derrière ses airs sévères, ma mère adore l'humour. Ses traits contrariés se dérident un peu.

— Il se trompe encore de boîte aux lettres ?

— Oui. J'avais Abuelita au téléphone quand elle a menacé de le frapper avec sa sandale jusqu'à ce que chaque nom du voisinage lui rentre correctement dans le crâne.

— Sacrée Rosalia, s'amuse ma mère. Elle nous enterrera tous. Bon, sur ce, je retourne à ma tisane et mes dossiers. À plus tard mon poussin.

— À plus, maman.

Elle frictionne mon épaule et se rehausse un chouïa pour poser un baiser sur ma joue, puis retourne à sa caverne.

Habituellement, recevoir son affection me couvre d'un bonheur qui ne m'a que trop fait défaut durant mon adolescence. Aujourd'hui, cela me tire juste un gros soupir de soulagement.

— Dio mío, merci de ta clémence.

Ma louange est couverte par mes pas fatigués tandis que je monte les escaliers, le corps fébrile.

Hier soir, je me suis trop laissé porter par l'excitation du moment. Il me faudra être plus prudent à l'avenir, sinon les soupçons de ma mère ne feront qu'intensifier.

Cette certitude ne m'enlève toutefois pas l'envie de passer plus de temps avec Déhon. Ce qui signifie que je risque d'encore devoir mentir en la regardant dans le blanc des yeux. Je me sens d'avance coupable, mais... En même temps, j'ai vraiment très envie de revoir Déhon. Après mon départ catastrophique, j'espère que lui aussi.

Enfin arrivé devant ma chambre, j'imagine déjà plonger sur mon lit et faire la marmotte tout le reste de la matinée quand un léger bruit de frottement attire mon attention. Je me retourne lentement. La porte d'en face s'ouvre et je tombe sur la jolie frimousse de ma poupée aux yeux vairons.

— La bibliothèque, hein ?

Éden s'appuie contre l'encadrement de sa porte et croise les bras sur sa poitrine. Ses longues boucles brunes, toutes folles, cascadent autour de son visage ovale et chutent jusqu'à sa taille. Son sourire joueur ravive l'éclat de ses prunelles, marron et verte, si claires qu'on les croirait presque identiques.

C'est drôle, plus elle grandit, plus ses traits ressemblent à ceux de maman. Elles ont d'ailleurs le même caractère de fonceuses, ça doit être pour ça que ma petite chérie s'applique à cultiver des goûts diamétralement opposés. Mais contrairement à notre mère, Éden lit en moi comme dans un livre ouvert dès que je lui en laisse l'occasion. Je me prépare donc à éluder sa question, je ne sais trop comment. Elle me devance, le ton moqueur.

— Il est grand temps que tu te fasses une vie tomatito¹. Et, avant que tu te défendes vainement, ta lubie pour les salons du fantastique et les autres conventions dédiées aux férus de l'imaginaire ne compte pas ! Tes soirées ciné avec ta bande de potes non plus. Je parle plutôt d'une vie sociale au quotidien et surtout d'amour.

Piqué où cela blesse, je sens mes joues rougir de manière excessive.

— Je vais y penser, marmonné-je, un peu gêné qu'elle aborde encore le sujet.

— Non, non, insiste-t-elle en agitant son index sous mon nez. Dépasse le stade « réflexion ». OK ? Je veux que d'ici cet été t'aies ajouté un peu de jalapeño dans ta sauce, si tu vois ce que je veux dire.

Je manque d'étouffer en avalant ma salive, mais finis par pouffer de rire, attendris face à son accent français bien trop prononcé sur ce simple mot.

— Euh, d'accord. Je vois très bien, Madame la coach de développement personnel. Pour l'instant, je vais aller récupérer mes affaires, me doucher tranquillement et retourner me coucher. Je peux ?

Éden fait la moue, mais opine.

— Mouais. T'as l'air de ne pas avoir beaucoup dormi cette nuit. Tu faisais quoi ?

Et voilà, panique à bord !

— Oh, ben... Tu sais, comme d'habitude...

— Donc encore plongé dans un bouquin jusqu'à pas d'heure. Vu comme tu rougis, je te demande même pas ce que tu lisais, rit-elle. Mais si c'était sympa et spicy, pense à partager le titre avec ta sœur préférée. 

— Laquelle ? plaisanté-je.

Ma choupette lève les yeux au ciel.

— Ha, ha... Bon, je te laisse te reposer. Quand t'émerge on mange ensemble et on se pose devant Netflix pour avancer sur Sabrina ?

— Ça marche, chiquita.

Je ris doucement et écarte les bras. Éden vient me faire un bisou avant de s'y blottir, puis on s'engouffre dans nos chambres respectives.

Je me déshabille avec un soupir. Ma sœur se doute que je suis gay depuis un moment déjà, mais nous n'en avons jamais vraiment discuté. Sans doute car mon inclinaison amoureuse ne revêt pas une importance capitale considérant notre relation assez fusionnelle. Peu importe qui rafle mon cœur, Éden sera heureuse pour moi. Je sais qu'elle m'épaulera toujours, quoique je fasse. Elle n'a d'ailleurs pas hésité à me soutenir, bec et ongles, face aux parents quand j'ai annoncé que j'avais été embauché à Neuilly-sur-Marne. Il n'empêche que, pour l'instant, j'ai envie de cultiver mon petit jardin secret. D'une certaine façon, je veux que Déhon ne soit rien qu'à moi.

Lèvre pincée à cette idée, j'attrape mon téléphone et enjambe ma pile de vêtements pour me lâcher sur mon lit. Je couvre ma nudité avec un bout de drap, au cas où Éden débarque sans frapper – comme à son habitude – et cherche le numéro de Déhon dans mes contacts récents avant de commencer à taper un message. La boule au ventre, je m'y prends à plusieurs reprises pour pondre une pauvre phrase d'accroche.

« Coucou, Déhon. Merci de m'avoir ramené ! Ma mère m'a chopé quand je suis rentré, mais il faut croire que je m'améliore puisqu'elle a gobé mon bobard. Lol. » 

Je fixe mon écran quelques minutes... Rien ne vient.

C'est bien ma veine ! Il doit encore être au téléphone. Ou alors, maintenant que c'est moi qui le contacte, il l'a posé dans un coin.

Arf... Peut-être que je me prends trop la tête. Je ne sais pas vraiment ce que ça va donner avec lui. Ce que je sais, c'est que j'ai aimé l'adrénaline qui courait dans mes veines quand je me suis éclipsé de la maison pour le rejoindre à sa voiture. J'aime les frissons qui me parcourent à chacun de ses sourires, à chaque fois qu'il plonge son regard dans le mien, qu'il me touche, m'enlace, m'embrasse... 

Je rougis soudain en me remémorant notre nuit ensemble. Une minute je consultais nerveusement mon téléphone pour être sûr que ma mère n'ait pas tenté de me contacter. Et celle d'après, je grimpais à califourchon sur mon rencard, avec la fougue de Veronica dans Riverdale ! Alors que ce n'est pas du tout ce que je voulais. Enfin, peut-être bien que si, au fond... Mais en grande partie à cause de l'alcool et des schémas véhiculés par les séries sulfureuses devant lesquelles je m'abrutis avec Éden. Déhon me plaît énormément, c'est indéniable. Cela ne change rien au fait que je ne sois pas prêt à placer ma confiance en quelqu'un de cette façon. J'apprécie beaucoup sa compagnie, mais j'aimerais que nos rapports évoluent par affinités plutôt que pour d'éternelles attentes sexuelles.

Retenant un grognement de frustration, je me lève et vais prendre des vêtements de rechange avant de quitter ma chambre. J'ose à peine imaginer la scène apocalyptique si je m'étais ramené à la maison avec une haleine alcoolisée. Heureusement que je me suis douché hier soir en arrivant chez Déhon. Je me rafraichis juste un peu avant de retourner me terrer dans ma chambre. J'y remets tout juste un pied que j'entends mon portable vibrer sur la table de nuit.

— Faites que ce soit lui !

Je me jette à nouveau sur mon lit et attrape mon téléphone. J'exulte intérieurement en voyant que c'est bien son numéro. Un sourire béat prends possession de mes lèvres en lisant son message.

« Ah, c'est cool. Sinon j'espère que t'as passé une bonne soirée. »

Je lui réponds immédiatement.

« Oui ! Bien qu'un peu trop arrosée... » 

Cette fois, je reçois un texto dans la foulée.

« Ouais ça arrive. On se revoit bientôt ? » 

Je n'ose pas lui demander s'il parle du resto ou d'un nouveau rendez-vous. 

 « Avec plaisir ! » répliqué-je alors simplement. 

 « Génial. À + p'tite bouille. »

Je trouve vraiment ce surnom adorable ! Autant que Déhon.

Je lui envoie un emoji entouré de cœurs et pose mon téléphone contre mes lèvres, complètement aux anges.

Après mon flippe bien puéril de ce matin, j'ai eu tellement peur de le désintéresser que ses messages me rassurent. Je crois que Déhon est en tout point différent des mecs sur lesquels j'ai flashé jusqu'à présent. Je vais peut-être enfin avoir un petit ami !

Rien qu'à cette idée, un milliard de libellules s'agitent dans mon ventre.

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Tomatito : petite tomate – surnom affectueux.

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