4. Entre paillettes et ombres

Nathanaël

Je pousse un soupir, exaspéré.

Cela fait au moins cinq fois que je change de tenue !

Éden aurait pu m’aider. Elle a un sens aigu de la mode, contrairement à moi. Mais bien qu’on soit restés supers proches durant mon exil à Mérida, je ne lui ai pas confié ma sortie secrète.

Une telle décision me ressemble peu. Je suis son grand frère, casanier et ennuyeux à souhait. Elle sait mes appréhensions à flâner autant qu’elle, mais ne les comprendra jamais vraiment. J’admets qu’elle se fait aussi importuner par des kékés en marchant dans les rues, cela n’a toutefois rien à voir avec l’angoisse de grandir dans un pays où une extrême prudence est de mise si on tient à sa vie.

Mon Éden n’est pas non plus une jeune homo dans le placard, terrifiée à l’idée de décevoir ses géniteurs. D’ailleurs, si elle était lesbienne, je crois que ma mère s’arracherait les cheveux parce qu’Éden le crierait sur tous les toits !

J’ai un petit rire amer à cette pensée.

Ma cadette n’a que dix-sept ans et je suis pourtant jaloux de son tempérament, de la liberté qu’elle a réussi à s’octroyer...

Chiquita (ma petite puce) ne pense pas comme moi, elle remettrait trop de choses en question si je lui révélais mes secrets. Je ne saurais les assumer. Alors, au terme de mon sixième essai, je me plante encore tout seul devant mon armoire.

J’incline la tête, étudie minutieusement mon reflet dans les miroirs des deux portes coulissantes, et ajuste le bas de mon polo Ralph Lauren turquoise à l’intérieur du slim Diesel gris sombre que j’ai choisi.

Oui, j’ai mis le paquet ! Pourtant, le résultat me fait grogner.

— Pourquoi ai-je toujours cet air hyper studieux ?

C’est invariable. Ce qui me saoule, du coup.

Je me pince les lèvres et, suite à une brève réflexion, enlève l’élastique retenant mes cheveux indisciplinés par nature dans une queue de cheval soignée. Mes doigts saccagent sans pitié mes efforts précédents pour dompter chaque mèche.

— Voilà, c’est mieux, soufflé-je sans détacher mes yeux de mon image.

Ma tignasse raide ne dérange pas trop ma mère, sauf qu’elle insiste toujours pour que l’attache au poil près lors des événements importants comme les entretiens, les représentations d’Éden au conservatoire, nos sorties théâtre... Il n’en est pas question, ce soir. Je veux avoir l’air naturel, décontracté. Être cool, m’imprégner de l’énergie de Déhon et peut-être calquer un peu de son charisme.

Quoique, à ce niveau, je crois que je peux toujours rêver.

Je braque mon regard vers ma table de nuit quand j’entends mon téléphone vibrer.

En trois enjambées, je bondis sur mon lit jusqu’ici parfaitement rangé et rafle mon portable du meuble. Je roule sur le dos, surexcité. Mon cœur se met à palpiter au rythme effréné d’un tango argentin pendant que je parcours le message entrant des yeux.

Il est là. Il est là et je dois me faufiler jusqu’à lui en douce.

Les palpitations intensifient.

Mes doigts jouent sur mon écran tactile avec la même dextérité que sur le clavier d’un piano : mon instrument de prédilection. Je lui réponds que je vais l’appeler une fois dehors et me lève en quatrième vitesse.

J’ai bien réfléchi à mon plan d’action, ça devrait le faire !

J’attrape ma surchemise, mais change d’avis et la balance sur le lit après avoir enfilé mes bottines imitation daim. Téléphone en poche, je quitte ensuite ma chambre et referme silencieusement la porte.

La chambre d’Éden est juste devant moi et celle de nos parents tout au fond du couloir, en face de la salle de bains. Il est tard, alors tout le monde doit déjà dormir. Mais je ne suis pas à l’abri d’une rencontre fâcheuse induite par une envie pressante.

Après avoir longé le couloir, je descends les escaliers à pas de velours. Arrivé en bas, une ombre se distingue progressivement dans la pénombre.

Je sursaute d’un coup.

C’est mon père ! Avachi dans son fauteuil.

Mon rythme cardiaque devient trop puissant, je crois que je vais faire un malaise.

Quoique, papa a dû s’endormir devant la télé.

J’ai cru comprendre que ma mère ne venait plus le supplier de la rejoindre au lit comme elle le faisait avant.

Tant mieux, parce qu’elle en ferait l’affaire du siècle si elle me surprenait au rez-de-chaussée sur mon trente-et-un à cette heure tardive. Mon père est strict, mais pas aussi sévère qu’elle. Je crois qu’il ne verrait pas l’incartade d’un trop mauvais œil, mais ne tiens aucunement à le découvrir.

Sur la pointe des pieds, le souffle court et l’estomac tordu par la tension du moment, je m’assure qu’il soit bien endormi avant de filer vers l’entrée. J’ouvre, sors et referme avec une précaution chirurgicale, puis dévale l’allée jusqu’au portail bordant notre pavillon.

Ce n’est qu’une fois dans la rue piétonne que je sors mon téléphone pour appeler Déhon. Il décroche au bout de deux tonalités.

— Alors ?

— J’ai réussi !

— Et t’es où ? Je te vois pas.

— J’arrive à l’arrêt dans trois petites minutes.

— D’accord. À toute, Michael Scofield.

Je l’entends pouffer légèrement de rire avant de raccrocher. Je serre mon téléphone dans ma main pour éviter de le faire tomber comme à mon habitude. La légère brise nocturne me caresse le visage et souffle mes cheveux tandis que je cours jusqu’à l’arrêt de bus.

Heureusement, le temps est doux. Ma veste, que j’ai oubliée sur le portant de l’entrée, ne me manquera pas.

Quand j’arrive enfin à proximité du bolide noir, je m’autorise à reprendre mon souffle. La silhouette de Déhon se dessine vaguement derrière la vitre fumée. Essoufflé, j’ouvre la portière et grimpe dans l’Audi dans la foulée. Bien calme derrière son volant, Déhon me détaille avec un rictus amusé.

— Salut, l’évadé. Alors, t’as kiffé ta première fois ?

J’explose de rire.

— J’ai le cœur qui bat à mille à l’heure ! avoué-je sans relever son allusion connotée. Les marches de l’escalier craquellent et mon père s’est endormi dans le salon. L’espace d’un instant, j’ai eu peur qu’il se réveille et m’empoigne par le col. Mais non, je suis là !

Et cette folie me rend presque euphorique.

D’un coup, je revois presque mes grands-parents me raconter leur premier rencard, pleins de nostalgie et de tendresse. À l’époque, il était d’usage que le prétendant, nerveux, toque à la porte du domicile de son élue et se présente à ses parents. Il recevait alors quelques avertissements cordiaux, où planait tout de même une certaine menace quant au respect de l’honneur de l’élue de son cœur, puis enfin la bénédiction du père de famille.

Ce soir, rien ne s’est déroulé ainsi. Abuelita serait sans aucun doute effarée de me savoir sortir ainsi, sans avertir quiconque quant à l’identité de mon béguin ni l’endroit où il m’emmène. J’essaie d’ailleurs de calmer mon excitation, car je ne suis pas certain que Déhon me drague vraiment. Peut-être essaye-t-il juste d’être sympa, puisque je me suis plaint auprès de lui, et moi, je songe déjà à des scénarios de rapprochement dignes de la série Élite !

En parlant du loup, il se repositionne correctement afin de démarrer et lance simplement :

— Attache-toi, on décolle.

Sa voix tranquille détonne avec les battements chaotiques dans ma poitrine. Je m’exécute et boucle ma ceinture, le souffle encore court suite à ma petite course – on ne peut pas dire que je sois très sportif... Mes légers halètements finissent par rendre Déhon hilare.

— T’étais vraiment obligé de courir ?

— Je n’en sais rien. Je craignais simplement que mes parents me prennent sur le fait accompli et m’empêchent de sortir. Tu me trouves ridicule ? m’enquis-je en tournant le regard vers Déhon.

— Ridicule, non. Je dirais plutôt mignon. C’était trop marrant de te voir débarquer au galop. On aurait dit que t’avais les keufs aux trousses.

— Eh, ne te moque pas ! En attendant, j’aurais dû parier avec toi que je réussirais à m’éclipser les doigts dans le nez.

— Ah, oui ? Et t’aurais parié quoi, p’tite bouille ?

Une petite minute... Il vient de me donner un surnom super chou, là. Je n’ai pas rêvé ?

Cela me surprend assez de sa part, mais ne me déplaît le moins du monde. Peut-être qu’en fin de compte, je ne me trompe pas tant dans les scénarios que j’imagine.

— Aucune idée. En tout cas, j’aurais gagné !

Nous échangeons un rire complice. J’aurais été comblé que cette bonne ambiance perdure. Mais, assez vite, le téléphone de Déhon se met à sonner coup sur coup et, une fois sur deux, il répond !

J’ignore si je suis plus mal à l’aise que déçu. En tout cas, je soupire de soulagement quand nous arrivons aux quais d’Ivry-sur-Seine saints et saufs vers une heure du matin.

Déhon ronchonne encore après un de ses interlocuteurs et lui assure d’un ton assez froid qu’il est sur le point de se garer.

Peut-être est-il en retard pour quelques préparatifs ?

Il finit par raccrocher, exaspéré, et s’insère sur une place réservée au personnel dans le parking devant le club. Le moteur de la Audi pousse un dernier ronron avant de se taire, puis Déhon ouvre sa portière.

— Viens, lance-t-il simplement.

Depuis mon siège, je vois déjà une grande partie de l’endroit. Il ressemble à un hangar, rénové à proximité d’une grande terrasse pour l’accueil de fêtards.

Les lettres néons sur la tôle gris foncé prônent fièrement le nom « Rodrigue ». Quant à la file d’attente, elle s’allonge sous mes yeux au fur et à mesure que les gens descendent de leurs voitures ou arrivent sur le quai. Des petites colonnes dorées reliées par une corde tressée s’alignent pour limiter l’accès à la terrasse depuis l’espace extérieur, des agents de sécurité se tiennent ça et là pour dissuader les petits malins de gruger l’entrée.

— Nathanaël, insiste Déhon, on est arrivés.

Je ne me suis même pas rendu compte qu’il avait contourné la voiture pour venir m’ouvrir la porte. Il lève le nez de son téléphone quand un mec, accompagné d’un acolyte et d’une poignée de nanas, l’interpelle depuis le haut de la petite descente.

— Yo, salam (salut) Déhon ! Guette cette file d’attente de malade. On en a au moins pour une heure, frère, wallah (je te jure). Fais-nous entrer. Non ?

— Ah, ça, poto, tu sais que ça se négocie en bouteilles.

— Eh, j’ai la moula (l’argent), mais j’ai pas la patience.

— OK, ricane Déhon. Avancez jusqu’à l’entrée et attendez sur le téco, je vous envoie une hôtesse dans un moment.

— Ha ! Tu gères, frangin. Allez, amenez-vous.

Je me mordille la lèvre et observe le petit groupe progresser vers l’entrée en jubilant.

Leurs styles diffèrent, mais en jettent tous un max. Éden n'exagère pas quand elle dit que le Rodrigue est très populaire et même assez select. On dirait bien que Déhon a l’habitude de se faire apostropher de la sorte. J’ai du mal à comprendre pourquoi il perd son temps avec moi, quand il pourrait se dégoter quelqu’un de bien plus extraverti. Quelqu’un qui a de l’audace, comme ceux-là. Comme lui.

J’ai réfléchi à cette soirée pendant des jours, repensé mainte et mainte fois ma décision. Pourtant, à présent que j’y suis, l’angoisse reprend le dessus.

Déhon s’écarte déjà, comme pour s’en aller vers le club. J’accroche soudain la manche retroussée de sa chemise en denim.

— Attends...

Il ramène lentement ses yeux vers moi.

— Pourquoi, qu’est-ce qui y’a ?

Je ne vois pas trop comment aborder le sujet autrement, alors je me jette à l’eau sans bouée.

— J’ai demandé à sortir de mon quotidien et tu m’offres une chance de plonger dans le tien. J’espère que c’est sincère. Que tu n’es pas en train de te moquer de moi, de me tendre un piège, ou autre.

— C’est un peu tard pour y penser. Non ? badine-t-il.

— C’est loin de me faire rire, Déhon. Je veux que tu me répondes.

— Mais tu t’imagines quoi, au juste ? Que je passerais par tant de supercheries pour te tendre un traquenard ? Qu’une fois que t’entreras dans ce club, mes potes vont te sauter dessus comme dans un rapt de cité ?

Son regard reste fiché au mien, son ton n’a plus rien de railleur.

Les avertissements de Méliah et Charlène me reviennent en tête quand il pose une main sur la carrosserie pour rapprocher son visage du mien. Il s’arrête à une distance raisonnable, mais son attitude est tout d’un coup devenue dominante. Mon cerveau me crie que je devrais craindre la suite. Mon cœur enchaîne les battements erratiques, pourtant, mes yeux soutiennent son regard noisette envoûtant.

— Écoute-moi bien, reprend-il d’un ton plus bas, si j’avais eu l’intention de m’en prendre à toi, je l’aurais déjà fait. Ce serait arrivé le soir où je t’ai ramené chez toi. Ça aurait aussi pu se passer sur le trajet qu’on vient d’effectuer. Ce sont pas les occasions qui m’ont manqué, pour te malmener.

Contre toute attente, un léger sourire fleurit sur ses lèvres charnues.

— J’attendrais plutôt que tu me le demandes. Alors détends-toi et descends, s’il te plaît. Tout va bien se passer.

Il recule, comme si de rien n’était, et glisse son téléphone dans sa poche avant de saluer un autre passant qui le hèle.

De mon côté, j’essaie de reprendre mes esprits.

Déhon peut visiblement se montrer aussi gentil qu’intimidant. Je me doute pourtant qu’avec cette mise au point, son but n’était même pas de m’effrayer. D’ailleurs, entrevoir cette facette moins délicate, mais toujours très franche, m’a procuré un frisson exquis.

Le goût épicé de l’adrénaline.

J’en ai salivé en dévorant les lignes de romances ardentes, sans jamais m’en rassasier. Et, bien que je ne connaisse pas encore très bien Déhon, j’aime effleurer à nouveau ces sensations avec lui. Il m’a fallu oser m’aventurer en dehors de ma zone de confort pour les retoucher du bout des doigts.

En France, je n’ai pas à craindre de tomber entre les griffes d’un kartel auquel il serait affilié. Je sais pourtant ne pas être à l’abri de tous les dangers et quelque chose me dit qu’il n’est pas raisonnable de vouloir poursuivre cet homme sur sa voie.

Il vaudrait peut-être mieux m’éloigner de son monde, retourner à ma petite vie tranquille.

Le hic, c’est que ce n’est pas du tout ce dont j’ai envie.

De la passion à l’état brut. Voilà ce que je veux !

Fricoter avec quelqu’un qui m’agrippera fermement la gorge, qui me plaquera contre un mur pour m’embrasser jusqu’à en perdre haleine... J’en meurs d’envie. Je vois cette possibilité éclore auprès de Déhon. Et, pour une fois, je compte bien suivre ce que me dicte mon cœur plutôt que me soumettre à mon éducation.

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