3b. Rendez-vous inopiné
Déhon
Je guette du côté de mon serveur. En deux secondes, je sais déjà ce qui se passe.
Les deux pipelettes de Hanine le mettent en garde : faut éviter le pire démon de la ville.
Elles n'ont peut-être pas totalement tord, mais ne me connaissent pas.
C'est à Nathanaël de se faire une opinion en fonction de mes actes. M'enfin, ça doit être le cas à l'heure qu'il est. Je l'ai déjà fait fuir une première fois. Ça me surprend même qu'il parvienne encore à se tenir devant moi sans admirer ses pompes.
Mon téléphone vibre dans ma poche. J'y reporte mon attention et le sors. C'est un message Telegram de Cédric :
« Livraison retardée. Marchandise sur place dans environ 4h. »
Fais chier... Voilà pourquoi j'aime pas dealer avec ces nouveaux fournisseurs. Ils sont pas foutus de respecter des horaires. Cédric est en vaine que je veuille pas changer de contact pour le réapprovisionnement. Ça me fout la haine, tous ces aléas. Je suis pas censé passer mes soirées à gérer les stocks du club. Mais vas-y... Ma bouffe arrive. Je lui réponds deuspi avant de ranger mon phone et pose ensuite mon regard sur Nathanaël.
Sourire timide aux lèvres, il se penche pour me servir mon plat. La canette de Coca glisse sur le plateau. Il la rattrape de justesse. Ça me rappelle direct la fois où il a renversé une carafe d'eau sur mon jogging.
Je pouffe intérieurement.
S'il avait été quelqu'un de plus entreprenant, je l'aurais suspecté de l'avoir fait exprès pour me chauffer.
Mais pas lui.
Il paraît juste du genre tête en l'air. Sur le moment, il s'est empressé de s'excuser. Son insistance pour tamponner son méfait avec le torchon serré entre ses doigts nerveux a renforcé ma grosse envie de le tamponner en retour.
Quand je l'ai vu traverser la rue l'autre soir, emmitouflé dans mon plaid, et remonter l'avenue piétonne comme un pingouin stressé par la fonte des glaces, je me suis dis que c'était mort.
J'ai à peu près mémorisé les jours où il bosse pour Hanine, alors j'ai préféré lui laisser le temps de digérer l'affaire. J'étais sûr à 70% qu'il me snoberait comme les autres. Faut croire que derrière son style bon chic bon genre, le petit étudiant fait partie des 30% accros aux interdits.
— Tu veux autre chose ?
Il le demande poliment, en ramenant une poignée de cheveux légèrement ondulés derrière son oreille. Son geste distrait démontre combien il est mal à l'aise. Autant arracher son pansement d'un coup sec.
— Oui, que tu t'assoies avec moi. J'aimerais qu'on discute deux minutes, si tu veux bien.
Il hésite, mais son regard ne fuit pas le mien. Je n'y lis même plus la panique de la fois dernière.
— Je voudrais bien, sauf que je suis en plein service.
— Tu m'accorderas le fait qu'il n'y ait pas foule.
Je tourne la tête vers la seule autre table occupée et lui adresse un léger sourire.
Il se mordille la lèvre, ce qui fait ressortir les fossettes discrètes à ses commissures.
— Bon, d'accord. Je n'ai pas encore pris ma pause... Mais seulement quelques minutes ! Parce que je n'ai pas envie d'avoir de problème avec Hanine.
— T'en auras pas à cause de moi, je lui assure. Tu veux manger un peu ?
— Non merci. Je suis allergique aux fruits de mer. Et puis, je suppose que tu voudrais qu'on parle de la dernière fois.
— Tu supposes bien.
— OK. Alors, je suis vraiment content d'enfin tomber sur toi, déclare-t-il en se posant sur la chaise juste en face. J'ai beaucoup réfléchi à ce que tu m'as dit, et à ce que je t'ai dis. Je dois admettre que j'ai eu du mal à concevoir que tu sentes coupable de m'avoir éclaboussé, mais pas pour... ça. Puis j'ai fini par comprendre que ce n'était peut-être pas comparable de ton point de vue. Tu as eu la franchise de me dire la vérité et je ne suis personne pour te juger en fonction de ton passé.
Bon, ben, il m'a coupé l'herbe sous le pied.
Je suis bluffé par son revirement, mais ne laisse rien paraître.
— Cool. T'avais l'air égaré, quand t'es descendu. Je pensais pas que t'arriverais à passer outre.
— Eh bien, c'est vrai que j'ai été choqué. Plus par ton absence de remords que ce qui s'est passé en soi. Mais, comme je te l'ai dis, je ne me permettrais pas de juger seulement là-dessus.
Tiens... Lui, il me plaît bien.
Je déballe pas mes merdes aux premiers venus. Je vois pas non plus l'intérêt de nier les rumeurs, ou gaspiller mon énergie à me justifier quand quelqu'un aborde ce sujet particulier.
J'ai fais ce que j'avais à faire. Et j'ai assumé les conséquences.
Je dois plus rien à personne. Surtout pas des pseudos regrets à deux balles. C'est trop hypocrite. Je l'ai appris assez tôt. Les gens s'excusent seulement face aux retombées de leurs actes, pas de leur nature en elle-même. Mais je suis pas bâti de ce bois-là.
Ça convient pas aux autres ; je m'en bats les reins.
C'est quand même appréciable de savoir que la petite bombe atomique face à moi passe au-dessus des critères de moralité. Un sourire satisfait trouve sa place sur mes lèvres. Cerise sur le gâteau, Nathanaël rougit et gigote sur sa chaise.
Ça m'amuse de le voir si réceptif. Il a du potentiel, je le sens.
— Nat ! Qu'est-ce que tu fous ? l'invective une des serveuses ; la babtou brunette à grande gueule.
Le concerné a l'air un peu surpris qu'elle lui parle comme s'il était son gosse. Il lève la tête vers elle et répond pourtant doucement.
— Je prends ma pause.
— T'as prévenu personne !
— Charlène, vous ne me prévenez pas non plus quand vous prenez les vôtres, rétorque-t-il contre toute attente.
Je réprime un rictus moqueur.
Apparemment déstabilisée qu'il lui tienne tête, la nana bredouille :
— Nathanaël, on vient juste de... On n'est pas censés prendre nos pauses à la table des clients.
Pff, elle ose même pas me regarder en face, mais elle arrive à lui mettre la pression. Il pousse un soupir en tournant ses magnifiques yeux vers moi, navré de devoir écourter notre tête à tête.
Je lui réponds par une moue confiante et lance un coup d'œil en direction de Hanine.
Debout derrière le comptoir il essuie un plateau, les yeux rivés vers son écran de télévision qui passe des infos et des programmes 100% rebeus. Il sent sûrement un regard se poser sur lui et fronce des sourcils en cherchant d'où il vient.
Clic.
Boom.
Le patron soupire et opine silencieusement avant de lancer :
— Charlène, y'a de la plonge qui attend.
Ça, c'est mon gars sûr.
Je me retiens de me marrer et me contente d'observer la serveuse pester pendant qu'elle se barre.
Nathanaël glousse un peu en la suivant du regard, puis croise les bras et se penche légèrement en avant par-dessus la table.
— Sinon, ton invitation tient toujours pour demain ?
Oh. En voilà, une question intéressante. Il me plaît un peu plus de minutes en minutes, ce gars-là.
— Enfin décidé à franchir le pas ?
— Oui, souffle-t-il doucement. Ça m'a trotté en tête toute la semaine. J'ai envie de changer la donne, ne serait-ce qu'un chouïa.
Je décèle toute son appréhension, mais ne le taquine pas dessus.
— Je passe te chercher demain soir, alors ?
— Non ! s'empresse-t-il de répondre avec de grands gestes. Ma mère a vu ta voiture. J'ai dû lui dire que tu étais un ami de la fac qui passait par hasard dans le centre ville. Je lui ai raconté l'anecdote de la flaque d'eau pour être plus crédible et elle a quand même eu beaucoup de mal à me croire. Bon, j'avoue, je ne sais pas vraiment mentir. Mais vu les remontrances qu'elle m'a faites...
— Tu préfères pas qu'elle te surprenne encore avec moi.
J'ai vu juste. Il acquiesce timidement.
— Enfin, ce n'est pas contre toi en particulier. C'est juste qu'elle n'aime pas trop que je fréquente des mecs. Je veux dire, dans le sens... avoir des amis garçons.
— Elle a peur que ça devienne plus que des amis ?
Encore dans le mile. Un léger rictus soulève le coin de mes lèvres.
Maman Velazquez a toutes les raisons de vouloir couver son poussin. Avec sa petite bouche pouponne, ses cheveux bruns en pagaille et les yeux d'ange émeraude qui renforcent son air innocent, il va vite se faire croquer. Je parie même qu'il se jettera volontiers dans la gueule du loup. Il a cet air d'intello fragile, de prime abord, mais il est sans doute loin de l'être. Je crois comprendre qu'il roule sur la réserve uniquement à cause de ses vieux. À mon avis, y'a qu'à remplir sa jauge de débauche en douceur pour qu'il démarre au quart de tour. Je suis grave chaud pour le remplir à ras bord.
— Du coup, je te récupère où ?
— Euh... As-tu remarqué l'arrêt de bus, à dix minutes de chez moi ?
— Ouais.
— Je m'arrangerai pour sortir, tu pourras m'y attendre.
— Rassure-moi, t'as déjà fait le mur ?
Non, parce que, le mec parle aussi doucement que s'il préparait une évasion.
C'est bien ce que je pensais, il secoue la tête en une réponse négative. Je le fixe, atterré qu'un mec de vingt-et-une piges n'ait jamais tenté de se tailler en soumsoum de chez ses darons.
— Tu sais quoi, file-moi ton numéro. Comme ça, si tu te fais choper ou que tu changes simplement d'avis, j'attendrais pas dix plombes.
Oula, je me fais toiser sévère. Ses expressions faciales me terminent ! Je crois qu'il est vexé que je le sous-estime.
— Et qui te dit que je me ferai gauler ? se défend-il avec une petite bouille boudeuse.
— Si tu sais pas mentir, y'a de fortes chances que tu saches pas non plus sortir en douce.
— Moui, tu n'as peut-être pas tort.
Sa petite bouille est trop mignonne, je peux pas m'empêcher d'en rire. Il le prend pas mal, ce coup-ci.
Je sors mon téléphone et le déverrouille pour noter ses coordonnées. Tranquille. Mais lui, il se jette d'un coup dessus et me l'arrache des mains.
Mauvais calcul.
J'attrape fermement son poignet pour arrêter son geste. Ça le surprend. Son sourire joueur retombe. Je sais qu'il pensait pas à mal, alors je relâche presque aussitôt ma poigne.
— Désolé, réflexe tenace. J'aime pas qu'on touche à mes affaires.
Faut pas qu'il commence ce genre de dinguerie, lui aussi...
Nathanaël ignore combien ce qu'il tient entre les mains est compromettant. Surtout que j'ai apparemment oublié de quitter ma discussion Telegram. Il se pince la lèvre avant de m'adresser un sourire d'excuse.
— Je comprends, j'aurais dû demander. Mais je vais juste entrer mon numéro, promis. Regarde.
Il se lève, se penche à ma hauteur pour me montrer sa saisie sur le clavier numérique et me rend mon bien sans chercher à trifouiller dedans pour entrer son prénom.
Je préfère.
Ça me plairait pas des masses qu'il fourre son nez dans mon répertoire. Aussi mignon soit-il.
— Tu as des choses à cacher ? lance-t-il de but en blanc.
À croire qu'il lit les pensées.
Je verrouille le téléphone pile au moment où un autre texto arrive et lève la tête vers lui.
— Des tas.
Son sourire espiègle ravive l'éclat de ses yeux clairs. Je kiffe.
Je lui refais le coup du sourire en coin. Il se mordille la lèvre en ramenant ses cheveux mi-longs en arrière.
Sexy.
J'entends presque les papillons tout excités qui frétillent dans son bide.
— Je... Je vais devoir y retourner, lance-t-il alors qu'une flopée de clients entrent d'un coup.
J'acquiesce et il part chercher des cartes pour leur présenter les menus. Je vérifie vite fait mon SMS avant de commencer à manger.
La paella a refroidi, mais le regard fiévreux que je sens sur moi suffirait presque à la réchauffer.
Je lève le nez.
Nathanaël est pris en flag. Je lui lance un clin d'œil taquin. Il sourit, les joues en feu, et s'efforce de se reconcentrer sur son service.
J'ai hâte d'être à demain.
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