3a. Rendez-vous inopiné
J'esquisse un sourire de façade et remercie mon client après l'avoir encaissé.
Il franchit à peine la sortie qu'un soupir de frustration m'échappe. Je lève les yeux au ciel, attrape un plateau et balance un torchon sur mon épaule afin d'aller débarrasser la table.
Mes collègues, Méliah et Charlène, rient et secouent les épaules en rythme l'une face à l'autre. Comme d'habitude, elles s'enjaillent pendant que le petit dernier bosse.
Ici, l'ambiance est toujours très conviviale. On est en mode oriental, du décor en passant par la musique ou le journal télévisé passés en fond sonore. Puisque le soleil s'est rappelé le début du printemps, il brille dans un ciel aujourd'hui radieux. Les multiples fenêtres en forme d'arabesques rendent la salle à la disposition épurée encore plus lumineuse.
J'apprécie vraiment cette simplicité des lieux, l'authenticité de ses usagers et surtout les coussins brodés aux tons blancs, rouges et verts dans lesquels je me vautre durant mes pauses. Ils se marient bien aux murs jaunes et me rappellent un peu les couleurs du Mexique. Quant à l'équipe, elle forme une belle famille. Les autres travaillent ensemble depuis des années. Mais c'est bien connu, les familles se chamaillent. À mélanger affect et travail il y a toujours des abus. Phénomène flagrant durant les heures creuses, où le restaurant est très calme. Tout le monde veut se la couler douce et attend que quelqu'un d'autre fasse le travail. En ce moment, je dois dire que cela ne me dérange pas trop. Je préfère m'occuper l'esprit plutôt que ruminer quant à la réaction dramatique que j'ai eue avec Déhon.
Près d'une semaine s'est écoulée depuis l'incident de la flaque d'eau et ses révélations dérangeantes.
Cinq longues journées bien fades enchaînées à l'université.
Mes services au Médina aussi se suivent, se ressemblent, et se teintent de l'absence du bourreau de mon cœur. Je n'y travaille que trois jours par semaine. Cet après-midi, c'est ma dernière chance de le voir avant demain.
Ou peut-être ai-je gâché absolument toutes mes chances de le revoir un jour...
Zut ! Tout ceci m'agace outre mesure. Je dois vraiment arrêter de penser à lui.
Je m'efforce de me concentrer sur la table, déjà propre, que je continue d'astiquer. Quand je suis lassé de frotter pour rien, je vais décharger mon plateau à l'entrée de la cuisine et regagne le comptoir d'accueil, situé du côté opposé. Je me résigne ensuite à retomber dans mon travers obsessionnel et sors mon téléphone. Peut-être vais-je enfin trouver son profil quelque part. J'ai déjà essayé Facebook, Instagram, Twitter, quelques applications telles que Tinder et même LinkedIn !
C'est dire combien je suis désespéré de le contacter.
Pourtant, je revois encore la frimousse contrariée de ma mère et j'entends presque son interrogatoire après avoir vu un véhicule inconnu me déposer à l'arrêt de bus au bas de la rue piétonne.
« Te rends-tu compte de l'heure à laquelle tu rentres, jeune homme ? Qui est la personne qui t'a raccompagné ? »
« Ah bon, un ami... Et d'où sort-il, au juste ? »
Évidemment, j'ai prétendu qu'il s'agissait d'un ami de la fac parce que ma mère est parano.
Elle devient suspicieuse dès que je me lie d'amitié avec un mec. À croire qu'elle sait pour moi, ce qui serait une catastrophe. Alors si je lui parle de Déhon, elle en fera encore un pataquès et exigera de connaître tous ses antécédents.
— Non. Impossible, marmonné-je en fixant mon écran d'un œil distrait.
De même, si je lui relate en détails mes galères au travail, elle voudra à coup sûr que je démissionne. Donc je m'abstiens.
Je perçois l'arrivée d'un nouveau client via ma vision périphérique et range mon téléphone en vitesse. Mon deuxième réflexe est une œillade à mes collègues. À présent, elles discutent en feignant ne pas avoir vu quelqu'un franchir l'entrée. Pour la énième fois de la journée, je soupire et m'y colle sans discuter. Je marque toutefois une halte face au nouvel arrivant.
— Déhon, soufflé-je tout bas.
Bob enfoncé sur la tête, mains plongées dans les poches de sa veste noire en tissus épais, le nouveau venu impose sa présence assurée dans le restaurant comme si ce dernier lui appartenait.
Et c'est bien lui ! Déhon. Je le reconnais immédiatement.
Il est enfin revenu.
Pour m'empêcher de trépigner sur place, je fais semblant de m'activer autre part. Je me cogne contre une chaise au passage mais personne ne le remarque. Ouf ! Je peux continuer à observer son avancée à pas tranquilles dans l'établissement.
Le visage à moitié caché par les bords de son couvre-chef, Déhon opine à l'attention de trois autres personnes attablées. Il se dirige ensuite vers le propriétaire des lieux – Hanine –, qui sort tout juste de la réserve, le salue d'une poignée de main furtive et va s'installer à sa table habituelle avant de se découvrir d'une nonchalance caractéristique.
Il n'a pas semblé s'attarder sur ma présence en entrant, mais reporte directement son attention vers moi pour me dire bonjour d'un hochement de tête. Je devine donc qu'il m'avait remarqué et espère de toutes mes forces qu'il ne m'a pas chopé à l'épier !
Je souffle un grand coup, puis vais à sa rencontre le plus naturellement possible.
— Salut, Déhon. Je te sers la même chose que d'habitude ?
J'essaie de garder un ton convivial, alors que mon stylo glisse presque entre mes doigts fébriles et que ma paume moite colle sur la page de mon carnet de commandes. Il me faut lutter pour résister à l'envie pressante de l'essuyer sur mon tablier.
Mon cœur s'emballe lorsque Déhon m'emprisonne de ses iris chocolatés.
J'ai à présent une vue imprenable sur son visage. Les cernes qui creusent sa peau ressortent de manière différente sous ses deux yeux. Ils sont beaucoup plus marqués sur la zone où son épiderme est déficitaire en mélanine et me laissent imaginer que ses nuits ont dû être aussi courtes que les miennes.
Je sais que je ne dois pas être le centre de son monde, donc certainement pas la cause de son manque de sommeil, et malgré cela, je me sens d'autant plus coupable.
Un peu gêné, je me pince les lèvres, mais maintiens le contact visuel.
— Non, répond-il finalement en me gratifiant d'un léger sourire. Je me disais que je tenterais bien autre chose, aujourd'hui. Tu me conseilles quoi ?
Surtout, ne pas lui montrer combien il me déstabilise.
— Eum, le plat du jour est pas mal : paella au poulet et aux fruits de mer.
— OK, ça me va. Avec un Coca-Cola, s'il te plaît.
— C'est noté.
Je file apporter sa commande en cuisine et suis extrêmement surpris de me faire prendre à partie par les filles au passage.
— Eh, lance Méliah, la grande blonde d'habitude souriante et pleine de vie. Il est de plus en plus régulier et, à chaque fois qu'il vient, vous discutez plus longtemps. Alors avec Charlène, on se demande si tu sais qui est ce type.
Sa voix s'affaiblit. Je lis une certaine inquiétude sur son visage tanné.
— Oui. Pourquoi, vous voulez que je vous le présente ? lancé-je en feignant la naïveté.
— Mais non ! Absolument pas ! s'exclame Charlène avant de jeter un coup d'œil vers la table de Déhon, certainement afin de s'assurer qu'il ne la surprenne pas à médire. Au contraire, on se doutait que tu savais rien de ce taré. C'est pas quelqu'un de bien. En dehors des commandes, je te déconseille de lui parler. C'est un vendeur de drogues ! Il doit certainement en consommer, lui aussi... On sait jamais ce qui pourrait lui passer par la tête.
Déhon m'a dit être commerçant de CBD, ce qui est totalement légal de nos jours tant que la réglementation en vigueur est respectée. Soit elle l'ignore, soit elle s'en moque. Dans les deux cas, ce ne serait pas mon premier coup de cœur pour un type à la réputation controversée. Je commence sincèrement à en avoir assez qu'on me dicte sans cesse quoi faire ou ne pas faire. Mes parents excellent déjà dans cet art et même si je m'entends mieux avec Méliah qu'avec cette commère de Charlène, je ne considère aucune des deux comme des amies. Je n'ai pas très envie qu'elles se mêlent de mes affaires.
— On a fréquenté le même collège, alors je vais juste aux nouvelles de temps en temps.
— Nathou, reprend Méliah d'un ton concerné, t'es parti pendant longtemps. Si vous étiez amis, ce n'est certainement plus le garçon que t'as connu.
— Tout le monde l'évite, en ville ! Paraît que c'est un mec super agressif.
— Je vois... Merci de m'avoir averti, les filles.
— La paella est prête ! lance le cuistot.
Sauvé par le gong !
— J'y retourne.
Elles opinent et lancent encore un regard de biais à celui qu'elles estiment visiblement être un paria.
Si leur avertissement fait office de piqûre de rappel, Déhon a tout de même eu le courage de me regarder en face pour me dévoiler la part d'ombre tapie derrière son faciès badin.
Je ne cautionne pas son acte envers son ancien professeur et, en toute logique, l'idée de découvrir l'ampleur de cette noirceur enfouie en lui devrait suffire à m'inquiéter. Ce n'est pourtant pas le cas. Abuelita dirait d'ailleurs que quelqu'un qui se montre honnête et serviable sans rien attendre en retour ne peut pas être foncièrement mauvais.
Et puis, au fond, Déhon me plaît.
Il me plaît énormément.
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