22. Crise sur crise
Je fixe Léandro, sourcils froncés.
Il se met à brailler :
— Je te vois venir ! J'y suis pour rien dans toute cette histoire !
— Tu m'as entendu dire ça ?
— Y'a pas besoin !
Sa voix part dans les aigus, il se lève d'un bond et continue à se défendre comme si je venais de lui foutre délibérément une cible au milieu du front.
— Ça se voit à la façon dont tu me regardes ! Tu me colles toujours tout sur le dos dès qu'une couille survient.
Non mais, j'hallucine.
— Sérieux... Soit t'es en plein dans un délire de persécution après t'être envoyé le rail de trop. Soit le réflexe de toujours te placer dans le rôle de victime est carrément codé dans ton ADN. Parce que la seule chose que j'essaie en vain de te faire endosser depuis deux ans, ça s'appelle des responsabilités, gros. Et ce sont que les tiennes, je te signale.
Léandro décide de persister dans la connerie.
— Alors t'accuse qui ? Ton fidèle Youssef ?
— J'accuse personne, mec. Surtout sans preuves. J'exposais simplement différentes possibilités. Alors repose ton cul dans ce fauteuil et laisse les types censés réfléchir.
Il a le souffle court, et l'air aussi bazardé qu'un animal pris entre les feux d'une bagnole. Mais il m'oblige pas à me répéter.
C'est dingue... À lui seul, ce gars illustre parfaitement pourquoi ceux qui sont pas du milieu devraient pas tremper dans les affaires. Je sais même pas pourquoi Junior insiste pour l'inclure à ce genre de réunion, puisqu'il pige que dalle à notre écosystème. C'était aussi son idée de changer de fournisseurs. Voilà où ça nous mène. Et le soupir blasé du Belge indique que le rital bouffe quand même sévèrement sa patience.
— As-tu autre chose de concret à ajouter, Déhon ?
— Ouais. Niveau stock, on risque une galère d'ici deux semaines si on trouve pas vite un nouveau fournisseur. Et je parle bien de fournisseur, pas d'un nouvel intermédiaire avec les manouches. On flirte constamment avec les déséquilibres dans notre cycle de ravitaillement depuis que vous avez décidé de dealer avec eux. Maintenant, on a des milliers d'euros partis en fumée avec la marchandise saisie aujourd'hui. Alors je crois qu'il est temps d'arrêter les frais.
— Déhon a raison.
Mon téléphone se met à sonner. Youssef poursuit prudemment pendant que je le sors de ma poche.
— Enfin, si je peux glisser mon avis, les tarifs étaient peut-être plus élevés quand on se faisait approvisionner par les Hollandais, mais tout se passait nickel. On n'a jamais eu ce genre de–
— C'est pas très étonnant que tu sois d'accord avec lui ! Tu lui lèches les boules en permanence. Moi, je pense qu'on doit chercher à entrer en contact avec le chef de clan manouche. On peut pas juste accepter d'avoir perdu toute notre marchandise. On mérite un dédommagement.
J'avais encore l'espoir que Théo se manifeste de manière spontanée concernant cette affaire. Mais c'est le numéro de Nathanaël qui s'affiche sur mon écran. Je coupe la sonnerie et lance un regard en biais à Léandro.
— T'as qu'à tout miser sur cette idée. Ce sont jamais que notre biz et nos libertés qui sont en jeu.
— Cette fois, je me range aussi derrière l'analyse de Déhon. Entrer directement en contact avec le Clan s'il est sous les radars des autorités serait de mauvais augure. Mes contacts internes penseront peut-être une solution afin de récupérer tout ou une partie de la marchandise saisie. Cela reste à négocier.
Il paraît pensif. Son plan d'action doit sûrement déjà être en place dans sa tête et je sais qu'il a le bras long en Île-de-France aussi. Alors je m'inquiète pas plus que ça. J'ai eu mes réponses, j'ai dit ce que j'avais à dire. Donc j'opine et lève mon téléphone.
— Je dois passer un coup de fil.
Junior m'adresse un signe de main façon bourge, sans vraiment me calculer. Je le traduis comme un « Fait ta vie », lance une œillade à Youssef pour qu'il prenne des notes mentales quant à ce qui se dira en mon absence, et m'engage dans les escaliers sans attendre. Par contre, je rappelle Nathanaël qu'une fois arrivé dans le couloir qui mène à mon bureau. Entendre sa voix toute contente me donne direct le sourire.
— Salut, osito ! J'espère que mon appel ne t'a pas dérangé.
Je ferme la porte derrière moi et réponds en allant me caler dans un fauteuil.
— Tu déranges jamais, ma bouille. Alors, quoi de beau ?
— J'ai décidé d'arrêter mes révisions pour ce soir. Sinon, ma tête risque d'exploser ! Du coup, pour l'instant, je me détends devant une série et je me demandais si tu avais réussi à te libérer. Tu ne me l'as toujours pas confirmé.
Merde ! J'ai complètement zappé qu'il voulait qu'on se capte ce week-end. C'est vrai que depuis Deauville, on s'est vus qu'à l'arrache avant ou après son taf. Mais y'a aucun reproche dans sa voix, plutôt de l'incertitude.
Entre le club, la ferme de CBD, la gestion des commandes de partenaires et celles de Zéro-stress, le contrôle des plantations de THC ou les entrevues avec les mecs de terrain comme Ryan, je suis pas souvent dispo pour autre chose que le taf. Ça m'a jamais posé problème de cavaler à droite à gauche. Tant que l'oseille afflue. Mais ce rythme ne tient la route que quand j'ai aucune attache. Maintenant, y'a Nathanaël dans le paysage. Même si j'essaie de faire au mieux pour qu'on ait du temps rien qu'à nous, il doit sentir que j'en ai pas beaucoup à lui accorder. Pourtant j'en trouve, parce que je kiffe être avec lui.
Bon... Ces derniers temps, j'avoue l'avoir un peu esquivé. Parce que je sais ne pas spécialement être de bonne compagnie à l'approche de l'anniversaire de la mort de Mike. Sauf que là, j'ai besoin de ma bouffée d'oxygène.
— OK, c'est faisable. Mais il est pas un peu tôt pour que tu fasses le mur ?
— Mes parents sont partis en long week-end depuis hier. Je te l'avais dit... Éden non plus n'est pas là. J'ai réussi à la convaincre que je ne mourrais pas d'ennui si elle passait le week-end chez son copain, mais ce ne sera vrai que si je suis avec toi.
En voilà, de bonnes nouvelles !
M'enfin, à la façon dont Nathanaël bougonne, je sens qu'il est vexé que j'ai oublié tout ça.
Plan de secours pour éviter qu'il me boude : proposer des trucs qu'il kiffe.
— Pas de soucis, on passera le week-end ensemble. Je ramène à manger pour ce soir ?
— Super !
— Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?
— Je te laisse me surprendre.
Ha ! Si seulement tout le monde était si facile à négocier.
— Cool. Je pars du club, je serais là dans une trentaine de minutes. Le temps de faire un crochet pour la bouffe.
— Parfait ! À toute, mi amor !
Tiens, il est nouveau ce petit nom.
— À toute, mon cœur.
Je raccroche avec un sourire mielleux scotché au visage.
Putain, quel caneton je fais... C'est mon plus gros défaut. Je deviens débile quand je suis piqué. Ce qui, heureusement pour moi, ne s'est pas reproduit depuis un bail. Mais Nathanaël, je crois qu'on peut dire qu'il m'a eu par surprise. J'étais censé le pécho et c'est moi qui me retrouve emmêlé dans ses filets. Le pire, c'est que ça me dérange vraiment pas. Tout est différent avec lui. Il est différent.
Une perle rare.
La mienne.
Et même si ses réactions les plus inattendues me font mal à la tête, il reste mon havre de paix rien qu'à moi.
Dire qu'on est ensemble depuis à peine plus de deux mois... C'est quand même ouf de s'accrocher aussi vite à quelqu'un.
Ouf et bien, bien flippant !
Dans une relation sans sentiments, y'a jamais rien à perdre. Mais quand ces connards s'installent au volant, ils finissent par se fracasser la gueule à pleine vitesse. Y'a toujours une victime à ramasser à la petite cuillère.
Mon regard déconnecté dérive vers le fond de la pièce. Une forme inhabituelle ressort au milieu du décor mur de brique et finit par attirer mon attention.
Un colis posé sur mon bureau.
Je me redresse.
Lèvres pincées, j'écarte les souvenirs récalcitrants de mon ex et m'extirpe de mes idées sombres. Ma relation avec Nat n'a rien en commun avec celle que j'ai eue avec Mike. Absolument rien. Donc faut que j'arrête de psychoter. Passer du temps avec ma p'tite bouille me fera le plus grand bien.
Je me lève du fauteuil en soupirant, pressé de me barrer d'ici même si ce n'est que pour remettre les emmerdes du Rodrigue à plus tard. Je me dirige vers le colis qui s'exhibe sous mes yeux et vérifie qu'il soit bien à mon nom. Puis je regarde les infos concernant l'expéditeur. Un souffle amusé m'échappe à la lecture du nom « Merveilles from Nature ».
— Les fameux échantillons de Chloé.
Je sors un des coffrets vert pâle et l'ouvre pour zieuter leur contenu. Un sachet de 35 grammes d'herbes pour le thé, 30 ml d'huile dans une petite bouteille à bouchon pipette pour faciliter le dosage, une savonette et un pot des gummies produits par Tallulah. Que des bails de nana, en gros. Fabriqués avec ma weed. Mais comme elle me l'a teasé, ce marché est grave vendeur. La Chloé mise tout sur le girly et je m'en tape bien. Son magasin de beauté BIO est déjà bien établi à Deauville. Ce nouveau projet de cosmétiques et de produits bien-être à base de CBD est solide, alors j'ai volontiers des cœurs dans les yeux si son bizness me rapporte du blé.
Je me prends une des boîtes rectangulaires sous le bras et referme le colis pour enfin me diriger vers la porte.
À peine sorti de mon bureau, je tombe sur Youssef. Il embraye direct :
— Je venais justement t'avertir que le big boss se barre. Il a dit que son séjour sur Paname est éphémère, qu'il est censé être en visite que pour le plaisir et que son passage au Rodrigue est un regrettable contre-temps. Putain, ce type parle de manière tellement chelou. J'arrive pas à savoir s'il est sérieux ou s'il se fout de nos gueules.
— En général, il est sérieux. On finit par s'y faire.
— Je veux bien te croire.
Youss ricane et enchaîne :
— Mais ça va, toi ? T'as l'air contrarié.
De son côté, il me paraît tracassé. Certainement par l'idée que je viens d'apprendre autre chose de merdique concernant notre bordel du jour. Alors je secoue légèrement la tête.
— Ça va, t'inquiète. Je me suis juste levé du mauvais pied. J'ai eu deux grosses semaines avec la compta des entrepôts et la perte de notre marchandise n'arrange rien.
— OK. J'imagine que tu restes pas au club ce soir.
— Non, j'ai pas franchement prévu de traîner ici plus longtemps que nécessaire. Je sais que tu gères. Mais je reste joignable en cas de besoin.
— Ça marche, frérot.
On se salue. Je fais quelques pas avant de me souvenir du colis.
— Yo, Youss, j'allais oublier. La nana de Deauville a envoyé des boîtes d'échantillons. Le colis est sur mon bureau. Tu peux te servir, oublie juste pas de refermer à double tour derrière toi.
— C'est cool de proposer, mais de mémoire elle vend des produits de beauté et des merdes au CBD. Non ? Tu veux que je fasse quoi de ces trucs de gonzesse ?
— Bah, j'en sais rien. En offrir à des amies... Ou à quelqu'un avec qui tu voudrais devenir plus qu'ami, justement ?
Son sourire m'indique qu'il capte tout de suite à qui je fais référence.
— T'es un vrai frère. Merci.
Je ricane en le saluant pour de bon.
Le petit se pâme sur Liao depuis son embauche au club. Sauf qu'elle est coriace, cette nana. Il le faut pour être cheffe de bar et du personnel. Son caractère bien trempé doit impressionner Youssef. Je suis d'avis qu'il tente sa chance ou qu'il passe à autre chose. Sauf qu'il est beaucoup trop timide. Donc il n'ose pas. Comme s'il risquait pire que de se prendre un râteau.
Alala, ces jeunes...
Je bifurque vers la sortie de secours qui mène au parking réservé au personnel. Le Belge s'apprête à monter dans sa Bentley quand je pointe le nez dehors. Visiblement, c'est le garde du corps qui a l'honneur de conduire ce beau bébé. Je déverrouille ma caisse à distance et Junior se retourne dans ma direction avant de s'engager sur les sièges arrières de la sienne. Quelques mots échangés sur sa prochaine visite, puis la Bentley décolle. Je m'engouffre dans mon Audi avec un soupir fatigué.
— Yo, Déhon !
Putain, qu'est-ce qu'il me veut, Blondie ?
— Quoi ?
— Tu comptes te barrer sans moi, mon salop ?
Il s'insère encore une fois sur mon siège passager.
— Faudra vraiment que tu me dise où tu vois écrit « Taxi » sur ma bagnole.
Visiblement, ça le fait bien marrer.
— Toi, faudra que tu me dises enfin si tu ken Youssef.
— Qu'est-ce tu me chantes ?
— Ben d'abord, tu le sors de la street pour le prendre ici sous ton aile seulement quelques mois après son arrivée dans l'équipe. Maintenant, tu lui laisses des petits cadeaux sur ton bureau. On pourrait croire qu'il a droit à un traitement de faveur et je vois pas trente six mille explications.
Je pourrais insister sur le fait que Youssef soit ultra malin, même s'il est pas taillé pour la jungle qu'est la rue. Je pourrais lui dire qu'il apprend vite et que je me revois en lui au même âge. Que je veux l'aider à se faire sa place dans le milieu en lui évitant mes pires galères. Mais je vois pas trop pourquoi je me justifierais autant face à un de mes employés. Alors je lâche simplement :
— Fais gaffe, on dirait que t'es jaloux.
— Ben p't-être, ouais ! Moi aussi, je kiffe les traitements de faveur.
— Te supporter sans te tarter en est déjà un de taille.
— C'est pas comme si j'étais pas ta poule aux œufs d'or.
— Ouais, ben descends de ma caisse, poulette. Je passe pas par Rosny.
— Bah tu rentres pas chez toi ?
Il paraît étonné. Je prends la même tête pour répondre.
— Merde, j'ai dû rater le mémo...
— Quel mémo ?
Son front se plisse un peu plus. Je ricane intérieurement en balançant :
— Celui qui dit que je te dois des comptes.
— Pff, t'essaies de me chébran. Tu vas niquer ta flicaille en bonus de ta recherche d'infos, c'est ça ? Ou alors, en ce moment, tu préfères écarteler ton p'tit cul d'étudiant ?
Là, je le toise avec une grosse envie de lui encastrer la tête dans le carreau.
— Oh, ça doit être ça !
Il se marre en tapant dans ses mains.
— Tu te doutes bien que mon frère m'a parlé de lui et de votre rendez-vous au club. Il dit que celui-ci est encore tout timide et innocent. C'est ta nouvelle lubie, entraîner des gosses bien sages à devenir tes chiennes ? Les lopettes intéressées et les ripoux qui se laissent corrompre pour une barrette de shit et un bon coup de bite en prime, ça t'amuse plus assez ?
Mon sang bouillonne, chauffé un max par les conneries qu'il débite. Mais c'est sa manière assez gonflée de soutenir mon regard qui menace de me faire vriller.
Certains bonhommes comme Youssef et Junior me respectent pour la qualité de ma matière grise. D'autres, comme Léandro, simplement parce qu'ils savent qu'à mains nues je les plie en deux secondes. Puis y'a les têtes brûlées comme Ryan, constamment en déséquilibre entre l'admiration quant à ce que j'ai accompli jusqu'ici et ce besoin maladif de me défier. Juste pour voir comment je vais réagir. Le truc, c'est que j'ai pas pour habitude de défendre l'honneur de mes plans cul. Ni de me foutre en pétard pour si peu. Si je laisse transparaître que c'est différent avec Nathanaël, j'expose mon affection. Ryan y verra un point faible et il continuera à m'attaquer dessus jusqu'à épuisement. Exactement comme les clebs qu'il dresse au combat. Alors je m'efforce de rester neutre malgré l'énervement et lui répond avec un sourire de façade.
— Tu veux vraiment savoir ? Ben ça m'étonne que tu penses autant à qui je décide d'honorer de ma queue. Si t'a envie de te la prendre, t'a qu'à demander. Je te ferai peut-être acte de charité, un jour où je serais en hess*.
— Tss... Vas bien te faire foutre.
— OK, je prends ça comme un « Non merci ». Maintenant, si t'as rien d'utile à me dire, descends de ma caisse.
Évidemment, son air moqueur a disparu. L'enfoiré s'exécute en m'adressant son meilleur doigt d'honneur et j'attends pas quinze plombes pour démarrer une fois qu'il s'est barré.
Là j'ai vraiment, vraiment besoin de changer d'air.
___
Hess : galère/manque.
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