20. Mauvaises nouvelles
Je lâche mon stylo, ferme mon cahier en deuspi, le planque dans un tiroir et pousse ma chaise à roulettes en arrière pour me lever.
— Déhon ! Réponds, putain. J'ai vu ta caisse garée juste devant.
— Alors arrête de gueuler, frère, je lance d'une voix tranquille.
Je sors du bureau. Ryan a déjà traversé les longues rangées d'or vert¹ et arrive à mon niveau en quelques enjambées. Il me salue en longeant le bras, toutes dents dehors.
— Hé ma couille ! Ça fait un bail.
Environ deux semaines, pour son dernier rapport de chiffre d'affaires hebdomadaire.
Je tends la main pour tchecker la sienne. Mais il esquive à la dernière minute et vise mes parties. Je me recule de justesse. Lui, il est mort de rire. Alors que je suis grave pas d'humeur pour ses gamineries.
— Mec... Je sais que t'es souvent en manque, mais canalise-toi.
Il se marre de plus belle.
— Ta gueule ! Je me tape qui je veux, quand je veux. D'ailleurs, j't'emmerde.
— Ouais, peut-être dans tes rêves, blondinette.
— Tu me confonds avec cette pute de Chasm ! rétorque Ryan, toujours pété de rire. Rêver de toi, ce serait direct un cauchemar.
Je laisse échapper un léger rire.
Blond aux yeux marron clair, comme son petit frère. Pas aussi agréable à regarder, mais assez stylé avec sa veste de motard et sa dégaine faussement négligée. Humour merdique la moitié du temps – ça doit être un truc de babtou. Complètement obsédé par le cul. Se comporte sans aucune gêne... Bref, Ryan Paraud, c'est un putain de Mike 2.0.
Ça me rend peut-être un peu masochiste, mais je crois que c'est cette vibe particulière qui fait qu'on a bien accroché dès le début. Pas que j'ai eu envie de me le taper. Du tout. Mais j'ai vite vu ce qu'il valait. Il est efficace sur le terrain, imperturbable face aux flics et juste assez loyal envers moi pour que je me le garde précieusement sous la main. Sauf que c'est d'autant plus dur de m'arracher à ma mélancolie en l'ayant sous les yeux pile maintenant.
Je glisse les mains dans mes poches.
— Bon, euh... Qu'est-ce tu fous là ?
Il répond avec une grimace :
— Apparemment, Cédric s'est fait buter.
— Quoi ?
— Ouais, je sais, ça doit être un choc pour toi. Tu l'appréciais tellement.
C'est pas le bon jour pour l'ironie et les blagues de mauvais goût.
— Arrête tes conneries. Si c'est encore une de tes vannes–
— Ç'en n'est pas une.
Ryan lève les mains, comme pour le jurer, la mine d'un coup anormalement sérieuse.
— Merde...
Je frotte distraitement ma fine barbe, l'esprit noyé par les images d'un flot de sang qui n'est pas celui de la victime du jour.
Bordel... Reste concentré sur le moment présent, Mafi. On devait bientôt se faire livrer. Va falloir dénicher un nouvel interlocuteur en urgence pour les commandes de came du Rodrigue. Ryan aura peut-être un contact. Mais, maintenant que j'y pense...
— Attends, pourquoi c'est toi qui m'annonces ça ? je demande en forçant les sourcils.
Mon revendeur numéro un me toise, l'air bien gavé.
— Parce que Youss et Léandro ont pas réussi à te joindre, couillon. J'ai essayé, moi aussi. Plusieurs fois, même.
— Ah... J'ai pas fait gaffe à mon tel.
Je tâte ma poche pour l'en sortir.
— Je constate ! Mais je savais que je te trouverais dans un des entrepôts, je te connais trop bien. Et je suis sûr que t'en foutait pas une. T'es venu te planquer ici pour que personne te pète les burnes aujourd'hui, avoue.
— Je m'incline devant ta perspicacité, Inspecteur Colombo. Tant qu'on y est, t'en sait plus sur la mort de Cédric ?
Le nez plongé vers mon écran, je vérifie mes notifications pendant que Ryan déblatère.
— Nah. Je fais pas partie de votre petit cercle privé. Ton collègue m'a juste demandé de te mettre la main dessus par l'intermédiaire de Youssef. Mission accomplie...
Léandro m'a bombardé de messages mentionnant qu'il m'attend d'urgence pour une réunion et me pressant pour savoir où je suis. J'ai d'ailleurs plusieurs de ses appels. De Youssef, Ryan et quelques employés, aussi. Eux ont sans doute cherché à me joindre pour d'autres raisons. Je repère deux ou trois textos de Nathanaël dans la masse. Apparemment, il est « à l'agonie » sur ses révisions de partiels.
Il choisit les pires mots aujourd'hui, tiens...
— Par contre, au quartier, j'ai entendu des gars parler d'une descente qui a mal tourné. Je sais pas si c'est lié. Ton flic il t'a rien dit à ce sujet ?
— C'est pas mon flic, déjà.
— Putain, quel mytho ! T'oublies que je vous ai cramé une fois à ton appart ? Oh, d'ailleurs, c'est plutôt gonflé de ta part de niquer avec un membre de l'équipe adverse. Je croyais que tu détestais les Condés.
Je retiens mon soupir, encourage brièvement Nat avant d'oublier de lui répondre et envoie un message à Shaïny pour lui demander de m'avoir des infos. J'annonce ensuite à Léo que je suis en route avant d'éteindre mon téléphone. Mieux vaut détruire la carte SIM qui me servait à communiquer avec Cédric. Je reporte mon attention sur Ryan dans le même temps.
— J'ai rien contre les keufs... Pas tant qu'ils nous foutent la paix, à moi et à mes business.
Et si ce sont eux qui s'agenouillent devant moi, mains derrière la tête, je dis pas non aux contacts rapprochés.
Faut savoir que l'agent Théodore Mauricette a toujours été très motivé quand il s'agissait de se mettre à genoux.
— Bref. Il m'a rencardé sur quelques trucs, y'a un moment, mais j'ai encore aucun signe de sa part concernant cette histoire.
— Donc jusqu'à preuve du contraire, pas de nouvelles, bonne nouvelle.
— Voilà, je confirme et soupire avant de l'inviter à embrayer d'un mouvement de tête. Tu m'aides à faire un dernier tour dans les allées et on bouge ?
Blondie opine.
On vérifie chacun de notre côté le bon fonctionnement des lampes UV et des brumisateurs orientés vers la cinquantaine de plans bientôt à maturité.
Mes cultures intérieures demandent beaucoup plus d'attention que ma serre de CBD. Les plantes doivent s'épanouir de manière aussi favorable que possible dans un environnement totalement clos. Nutriments, température, humidité, exposition aux UV et possible prolifération de maladies... Tout est contrôlé quotidiennement, au millimètre près, par Ryan, Youssef ou moi. On enclenchera l'étape cueillette dans quelques jours. Puis on bougera le matos dans un nouveau local pendant que les différentes fleurs de cannabis passeront entre les mains de sous-traitants. Une fois transformées en herbe et en bloc de résine vendues par Ryan et mes autres gars de terrain, c'est rebelote niveau culture.
Ça me rappelle que je dois demander à Talullah si elle veut commander de l'huile ce mois-ci pour ses edibles².
Notre inspection terminée, je m'assure d'avoir les clés de ma bagnole avant de fermer l'entrepôt. Je me dirige ensuite vers le parking en terre blanche, Ryan sur les talons. Et... j'aimerais bien savoir pourquoi il me suit jusqu'à ma caisse.
— Euh, tu vas où, là ?
Il me fixe avec ses yeux de merlan frit.
— Bah, au club.
— Je crois pas t'avoir invité.
Ses lèvres se retroussent, il crache :
— Je m'auto-invite, connard ! Ma bécane est en panne et la daronne a pris le 4x4 pour aller faire les courses avec Chasm. Du coup, j'ai besoin d'un chauffeur.
— Ah ouais ?
Je scanne rapidement les environs. Effectivement, pas de trace de sa Honda ni de sa Toyota. Que de l'herbe et des arbres à perte de vue.
— Comment t'es arrivé jusqu'ici ?
— Bah j'ai demandé à un de nos gars de m'escorter.
— Mh...
Je déverrouille mon Audi d'un coup de bip et rétorque en ouvrant ma portière.
— Fallait aussi lui demander de t'attendre. Je suis pas ton chauffeur.
— Tss...
Mort de rire, Ryan s'incruste sur mon siège passager et poursuit :
— Tu crois vraiment que je t'ai cavalé après toute la journée gratos ? Non, frangin. J'ai soif ! Alors on va au club et tu paies ta tournée.
Je secoue légèrement la tête en m'installant au volant. Il est pire qu'une chlamydiose, celui-là.
Je démarre et quitte le terrain vague qui accueille mon entrepôt éphémère en me massant brièvement la nuque.
— Je crois que ton Léandro chante à qui veut l'entendre que t'es jamais là quand ils ont besoin de toi.
— C'est vrai qu'il est bien placé pour parler...
Ryan continue à pialler. Le cerveau déjà surchargé par mes propres dossiers, je l'écoute d'une oreille distraite. Jusqu'à ce que sa main atterrisse sur ma tête.
— Dis donc, ça a bien poussé par ici.
Je repousse direct son bras.
— Yo, pourquoi tu forces autant, aujourd'hui ?
— Moi, je force ? C'est toi qui balise, renoi ! T'agis comme si j'ai jamais touché à ta grosse tête, alors que c'est moi qui la garde stylée. Et tu devrais passer au salon un de ces jours, d'ailleurs. Parce que ta touffe, elle ressemble plus à rien sans contours.
Vu comme il s'acharne à me regarder de travers, je parie qu'il fait pas la différence entre s'occuper de mes tifs à ma demande et me tripoter au calme. Mais y'en a une grosse. En particulier en ce moment.
— Ouais, je verrai. En attendant, garde tes mains dans tes poches, Blanche Neige.
— J't'emmerde, Kirikou.
Je ricane un peu, parce qu'il est trop con. Mais ensuite je le calcule plus des masses. Je suis claqué. Donc pressé d'avoir le fin mot de l'histoire quant à Cédric et d'expédier cette réunion de merde pour rentrer me pieuter tranquille. Je doute de réussir à pioncer, mais je prévois de me taper un bon joint bien dosé.
Mes yeux ciblent le mouvement de Ryan, qui pousse le volume à fond comme s'il était chez sa daronne. Pourtant mon attention ne se recentre sur lui que quand il gueule les paroles du son qui passe à la radio.
— Ho ! Sérieux, calme-toi ou je te descends de ma caisse.
— Quoi ? s'étonne-t-il faussement. Je fais que chanter.
Ouais, et mon problème c'est pas le fait qu'il braille. C'est ce qu'il a l'intention de brailler. Je connais la suite de cette chanson et je sais qu'il le ferait exprès, juste pour me foutre en rogne.
Les insultes du genre « enculé, pédé, baltringue » ça me touche pas plus que ça. Je kiffe le rap français et je viens d'un quartier où j'entendais ces mots à longueur de journée. Ils font limite partie du langage courant, alors je les prends jamais personnellement à moins d'être clairement visé. En revanche, les propos rabaissant ou haineux, qui exposent l'homosexualité comme une aberration, l'assimilent à la pédophilie ou un problème à régler par « l'extermination », ça passe pas.
Pas du tout.
Ryan le sait parfaitement, alors il tente de noyer le poisson.
— Ça va, je voulais juste blaguer un peu, puisque t'es silencieux comme un macchabée... Puis, me menace pas. Sinon j'appelle Cruella d'Enfer pour te mater.
— Pff, si tu savais comme t'es ridicule. On me sort des refs aux Dalmatiens depuis le collège. Faut recycler ses conneries, au bout d'un moment. Et je menace pas, je te préviens juste. Comme là, je t'avertis que si je dois te baffer pour que tu la fermes, je le ferais.
Il explose de rire.
— Tu me kiffes trop pour me cogner.
— Bah teste ta chance, alors.
— Tss... Non, c'est bon. T'es trop sournois, toi. Tu réagis pas quand on pense que tu le feras, mais tu pètes des câbles pour des broutilles quand on s'y attend le moins.
— Rester imprévisible, c'est une règle d'or.
— Ouais, c'est ça. En attendant, j'ai la dalle. Tu m'achètes un truc à bouffer en chemin ?
— Ah, parce que maintenant je dois aussi te nourrir ? Tu m'as pris pour ta go ou quoi ?
— Nah. T'as vu ta gueule ?
Je lui jette encore une œillade. Il s'esclaffe et reprend :
— Bon, enfin, je dis ça mais si t'étais une nana, moche ou pas, t'aurais au moins eu de quoi satisfaire une de mes envies.
— Il aurait déjà fallu que je sois le genre de meuf qui kiffe les ordures.
— Eh ! Je te permets pas.
Ryan me flanque un grand coup dans l'épaule. Je réplique dans la seconde avec une pichenette bien sentie sur sa joue. Parce qu'il a raison, j'ai pas des masses envie de le frapper. Par contre, lui, il se gêne pas pour essayer de me baffer en réponse.
Voilà qui tire sur la corde raide...
J'attrape sa main et la torsionne sans ménagement, histoire qu'il cesse enfin de me chercher des noises.
— Aïe, aïe aïe aïe ! OK, j'arrête. Lâche-moi putain !
Mon message est passé, donc je le lâche. Il se masse la main, puis le poignet, et me toise en râlant.
— Merde... T'as jamais appris à jouer gentiment ? Sérieux, je plains les mecs que tu branches.
Je lui lance un vague regard et un sourire en coin.
Encore une fois, je sais parfaitement quel genre de bonhomme est Ryan. Suffit que je lui en laisse l'occasion, même une infime, et il tentera tout de suite de devenir le mâle dominant.
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Or vert¹ : désigne les cultures de cannabis (selon Déhon).
Edibles² : produits comestibles au cannabis (THC ou CBD), le plus souvent des pâtisseries ou des bonbons, mais aussi des boissons.
Rappel – Tallulah est une des partenaires commerciales (côté légal) de Déhon. Elle produit, entre autres, les gummies au CBD dont Nathanaël raffole. / Et Shaïny est l'avocate de Déhon.
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