2. Sombres inquiétudes

La pluie a un peu diminué, je peux suivre Déhon du regard tandis qu'il se dirige vers le coffre. Mon attention dévie cependant vers son portable. Posé dans la boîte entre les deux sièges avant, le bidule sonne à nouveau.

— En voilà un qui est très demandé.

La portière côté conducteur s'ouvre subitement, je sursaute comme un chaton. Ce n'est pourtant que Déhon, qui se penche vers moi. Le vent qui en profite pour s'engouffrer dans la voiture me tire un frisson.

— Tiens, essayes de te réchauffer, propose-t-il en me tendant une couverture.

— Tu gardes des plaids dans ta voiture ? m'étonné-je, toujours un brin méfiant.

— Ouais, c'est parfois utile. La preuve.

Pas faux.

Je le remercie et saisis son cadeau, mais ne me détends que lorsqu'il referme la porte.

Jetant au préalable des coups d'œil alertes tout autour de la voiture, je me libère ensuite de la ceinture de sécurité pour enlever mon chandail et mon t-shirt mouillé, avant de m'enrouler dans la couverture. Ainsi pelotonné, je laisse échapper un soupir anxieux tout en continuant à scruter autour de moi.

Je crois que je regarde trop de séries policières dans le genre d'Esprits criminels, elles rendent mon imagination excessivement fertile. Mes craintes quant au fait que Déhon puisse s'avérer être un prédateur sexuel ou un psychopathe de tueur en série sont toutefois écartées quand il revient s'installer au volant, quelques minutes plus tard.

— T'as pas trouvé l'attente trop longue, j'espère.

— Non, ça va...

— OK. Maintenant, pour te ramener, j'ai besoin de ton adresse, lance-t-il tandis qu'il s'empare de son téléphone.

— Ah, oui... Rue de la Butte aux Cailles, 75.

— Tiens, t'habites un quartier pavillonnaire sur Paname ?

Déhon fixe son satané portable à un support, puisqu'il lui servira de GPS.

— Ça te surprend ? l'interrogé-je, le nez toujours plongé dans la couverture.

J'ai pensé que le tissu sentirait comme lui. J'aimerais mieux connaître son odeur. Malheureusement, il semble que je doive me contenter de celle de sa lessive.

Il m'aide à attacher ma ceinture de sécurité par-dessus le plaid et rejoint ensuite la rue principale suite à une marche-arrière contrôlée, durant laquelle il reprend :

— Pas vraiment. C'est juste que, comme tu m'as dit que ta famille était à la limite de Noisy-le-Grand à l'époque, et que tu traînes sur Neuilly, je te pensais toujours basé dans le coin.

— Je ne traîne pas à Neuilly-sur-Marne, j'y travaille. C'est différent.

Il a un léger rire et rebondit :

— Donc tu te tapes minimum une heure de transport pour venir dans l'9.3. T'es motivé à fond, ou complètement désespéré ?

— Peut-être un peu des deux, souris-je. Autant te dire que mes parents n'étaient pas super contents quand je leur ai annoncé la nouvelle.

— Tu m'étonnes. S'ils se sont cassé le cul pour bouger dans une ville où le mètre carré coûte une blinde, j'imagine qu'ils n'ont plus trop envie que leur fils se mélange à la populace des banlieues.

— Ça ne dérange pas vraiment mon père, mais la simple idée que je ne me dévoue pas 100% à mes études indigne ma mère. Elle a bossé dur et sacrifié beaucoup au profit de sa carrière.

Jusqu'à son propre fils, songé-je tristement.

À la fin de ma sixième, mes parents ne s'en sortaient plus trop avec deux enfants à charge. Ma mère débutait à peine comme avocate et papa venait de perdre son poste de conseiller bancaire. Cela a été une période difficile. Ils ont donc pris la dure décision de m'envoyer à Mérida, au Mexique.

Là-bas, je me suis installé chez les parents de mon père. Ils recueillaient déjà Rosa-Linda, une de mes cousines. Entre promiscuité et dépaysement, mon adaptation a été très lente. Si loin de ma famille, je me suis tout bonnement senti déstabilisé. Je parlais un peu espagnol, mais pas de façon courante. Ce qui m'a conduit à un redoublement en secondaire.

Un an après avoir été parachuté dans ce pays dont j'ignorais quasiment tout, je m'étais fait aux us et coutumes locaux, aussi bien qu'au rythme assez tranquille de la vie mexicaine. Assimiler les règles de deux sexagénaires m'a peut-être rendu vieillot moi-même, mais j'ai adoré les années passées avec mes grands-parents.

Je resserre un peu la couverture sur mes épaules et poursuit :

— Ma mère s'attend à ce que je mette la même rigueur qu'elle dans mon parcours. Je dois terminer mes études, me trouver un travail qu'elle estimera digne, me marier avec quelqu'un qu'elle aura aussi validé et fonder une famille. À son sens, je n'ai même plus besoin de me poser de questions, puisqu'elle m'a déjà tout tracé.

Je ris au lieu de me tourmenter.

J'aurais vraiment aimé que ce ne soit qu'une plaisanterie, et pas l'expression d'un mal être dissimulé.

— Et toi, t'en penses quoi ?

C'est bête que sa question me surprenne.

Dans mon entourage, personne n'oserait jamais contester cet avenir planifié par ma mère. Quand on connaît un peu le personnage Alice Velazquez, on évite de le contrarier !

Défaitiste, je laisse retomber ma tempe sur le carreau avec un soupir.

— Ce que je peux en penser n'a pas d'importance.

— Ça en a pour moi, rétorque Déhon. Sinon, je te poserai pas la question.

Une nouvelle fois plein de stupeur, je me redresse, me pince la lèvre, et finis par avouer mon secret le plus lourd :

— Ce n'est pas ce à quoi j'aspire. Je veux dire, j'aime bien les études et je pourrais être doué en commerce international, mais je ne sais pas encore ce que je veux faire de ma vie sur le long terme. J'aimerais d'abord voyager, rencontrer des gens, découvrir d'autres modes de vie, de nouvelles cultures... Puis faire la fête, aussi ! C'est censé être de mon âge. Au lieu de ça, je suis souvent bouclé chez moi à réviser. Figure-toi que ma petite sœur se donne même parfois la mission de me traîner avec elle dans une activité quelconque, tellement je la désespère.

— C'est vrai que ton train de vie actuel ne paraît pas très excitant, se moque gentiment Déhon. Mais y'a rien qui t'empêche d'y apporter du changement si tu veux accomplir tes propres projets.

Je plante un regard blasé sur lui.

— Je ne tiens pas à être responsable de la mort prématurée de mes parents.

Ma réplique le fait ricaner.

— Même si t'habites chez eux, ils sont pas obligés de connaître tous tes faits et gestes. T'as quel âge ?

— Vingt-et-un ans, depuis deux semaines.

— Joyeux anniversaire, alors.

— Merci.

— Tu l'as fêté comment ?

— Un dîner avec la famille et quelques amis. On m'a offert un super ordi. Youhoou !

Je lève les mains, feignant l'excitation d'un enfant.

Déhon rigole à nouveau. Arrêté à un feu rouge, il me couvre de son regard railleur.

— Si tu veux, je peux t'offrir une vraie soirée d'anniversaire.

Je fronce légèrement les sourcils et incline la tête sur le côté.

— Dis m'en plus.

— J'ai des entrées au Rodrigue. Tu connais ?

— De nom, oui. Éden, enfin ma sœur, elle y va quelques fois avec son copain.

Il s'agit d'un club-bar à chicha situé sur le Quai d'Ivry.

Contrairement à moi, Éden sait imposer sa vie sociale hyperactive à nos parents. Mais si ma mère apprenait qu'elle se rendait dans ce genre d'endroits, elle la priverait de sortie jusqu'à la fin de ses jours !

Moi, je suis le fils prodige. Celui qui, habitué aux louanges, est terrifié de lire un jour la déception dans le regard de ses parents.

— C'est sympa de ta part, soufflé-je. Mais je ne suis pas très sûr de vouloir m'y rendre.

— Pourquoi ça ? m'interroge Déhon en redémarrant au feu vert. Tu parlais bien de faire la fête et de vivre ta vie, y'a deux secondes. C'est l'idée d'aller en boîte qui te pose problème ?

Sa spontanéité a parfois de quoi refroidir, je dois l'avouer. Je me doute quand même que son interrogation ne part pas d'une mauvaise intention. Il veut peut-être juste m'aider à sortir de ma coquille.

Je me mordille pensivement l'intérieur de la joue puis confie, un peu gêné :

— Disons que d'une, mes parents ne verront pas cette sortie d'un bon œil. Et de deux, je me fais déjà assez importuner dans les transports en rentrant chez moi.

Je me prends subitement d'admiration pour le tableau de bord.

Devinera-t-il que je ne fais pas uniquement référence aux attentions féminines ?

J'ignore s'il s'agit de l'effet yeux vert ou de mon allure « mignonnette », mais je me fais aborder à tout va, presque partout où je vais, et pas toujours très poliment. Gérer le sentiment de frustration qui découle de ces rencontres impromptues est usant.

— J'ai le même problème, décrète Déhon. Mon sex-appeal me joue des tours, à moi aussi.

Un léger rire m'échappe. Il a vraiment l'art et la manière de détendre l'atmosphère.

— Si tu t'abstiens de demander l'autorisation à tes vieux, ton premier problème sera résolu, poursuit-il. Pour ce qui est du deuxième, je t'assure que personne t'embrouillera si tu vas au Rodrigue avec moi.

— Tu me parais bien sûr de toi, le taquiné-je.

— Évidemment, que je le suis.

Il esquisse son sourire en coin. Cet air ultra confiant le rendrait presque prétentieux. L'idée de sortir avec lui fait pourtant son bout de chemin dans mon esprit.

— T'es pas obligé de te décider maintenant, ajoute-t-il face à mon soudain silence. On organise une soirée samedi prochain. Si tu veux venir, tu me feras signe.

Je fronce encore les sourcils.

— Qui ça « on » ?

— Mes associés et moi, lance Déhon avec une nonchalance à toute épreuve. Je suis cogérant du club.

— Tu te moques de moi ?

Je crois que mes yeux s'ouvrent comme des soucoupes.

— Quel intérêt ? ricane-t-il.

— Aucun. Mais je te croyais dans le commerce.

— Par chez moi on touche à tout, mon petit.

— Mon petit ? m'esclaffé-je. Tu ne dois pas être bien plus âgé que moi.

— Si tu savais...

— Eh bien, quel âge as-tu ?

— Quel âge tu me donnes ?

— On ne répond pas à une question par une autre ! grommelé-je.

Déhon sourit sans relever, alors je reprends :

— N'essaye pas de me faire marcher. On a été scolarisés dans le même établissement.

— Sauf que j'ai redoublé deux fois avant d'être déscolarisé en classe de quatrième. C'était l'année de mes quinze piges, y'a dix ans tout rond. J'aurai vingt-cinq ans le vingt-six novembre.

— Déscolarisé ?

Cette seule information prend le dessus sur la révélation de son âge.

Déscolarisé.

Le mot fait écho dans ma tête.

— Ouais. Adolescence désastreuse, résume Déhon. Quand j'ai enfin passé mon bac, j'ai bossé pour gagner mon indépendance, puis j'ai suivi des cours par correspondance pour obtenir mon diplôme en gestion de petite à moyenne entreprise.

— Oh ! Je suis impressionné. Les études à distance requièrent d'autant plus de rigueur et d'organisation.

— Assez ouais... Mais j'ai beaucoup de mal à me plier aux cadres institutionnels et à l'autorité, de manière générale. Mon exclusion du collège a été le début d'une longue liste de forfaits.

Voilà encore autre chose !

— Attends, tu as été exclu du collège ? répété-je, halluciné.

— T'étais pas au courant ?

Pour le coup, lui aussi paraît étonné.

— Mais sur quelle planète tu vis, au juste ? insiste-t-il d'un ton badin.

— Planète études et « Éteins la télé, il est l'heure d'aller dormir ». Puis j'ai déménagé, entre-temps. J'ai vécu sept ans au Mexique.

— Wow, c'est vrai ? Je savais pas que t'avais de la famille là-bas.

— Oui. Mon père est né et a grandi là-bas, il s'est installé en France durant ses études. Ma mère est originaire de Bourgogne, ils s'y sont rencontrés et plus jamais lâchés.

— Et toi, t'es rentré quand ? C'est con à dire, mais j'aurais imaginé entendre au moins un léger accent.

— On me fait souvent la remarque, ris-je doucement. Au début, mon accent français s'entendait beaucoup quand je m'exprimais en espagnol. Mais jamais le contraire. Je suis revenu l'an dernier, ma mère préfère que je suive mon cursus universitaire à Paris. Avec mon père, ils ont totalement coupé les liens avec la banlieue et j'ai perdu le contact avec mes anciens amis. Du coup, je n'ai pas encore eu vent de tous les ragots du secteur. Je ne bosse au resto que depuis trois semaines.

— Ah, OK. Je comprends mieux pourquoi tu rechignes pas à m'adresser la parole. Ça changera peut-être, si je te dis ce qui s'est passé à l'époque.

Malgré ses insinuations assez graves, Déhon garde un faciès joueur. Notre conversation bien rythmée nous a distraits tout le trajet, nous sommes presque arrivés dans mon voisinage et je suis on ne peut plus intrigué par son histoire.

— Ne me dis pas que tu as tué quelqu'un, plaisanté-je innocemment.

— Bah, presque.

¿ Qué ? Il se fout de moi, là ?

Pardieu ! Je crains bien que non. Déhon m'a l'air tout ce qu'il y a de plus sérieux. Mon léger sourire disparaît sur le coup.

Interloqué, je me rends à peine compte que nous sommes arrivés à destination. Il stationne le long d'un trottoir et coupe le moteur avant de longer le bras derrière mon siège.

Je devrais peut-être m'empresser de descendre et courir à toutes jambes. Mais non, j'ai envie de découvrir de quoi il en retourne – ce qui me pousse quand même à questionner mon bon sens l'espace d'une seconde.

Je m'appuie dos contre la portière afin que nous soyons face à face. Heureusement, Déhon n'attend pas que je lui demande d'étayer pour se lancer.

— En fait, mon prof d'EPS me harcelait. Il s'amusait tout le temps à m'afficher, me traiter de débile, de gros lard, de dalmatien fainéant et j'en passe... Mais ça, à la limite, je m'en foutais. J'étais gros et flemmard. Je le vivais bien, souffle-t-il en glissant machinalement une main sur sa nuque, et il n'était pas le seul à manquer d'originalité avec ses références foireuses à mes tâches.

Je me rappelle de son apparence potelée du collège. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a bien changé. Il est grand, paraît cacher des bras costauds menant à des pecs robustes sous son t-shirt Supreme et, bien qu'il garde les mêmes traits, son visage aussi s'est endurci. Je suis sûr que peu de personnes osent encore le titiller à cause de la grosse tâche entourant son œil droit ou celles apparentes sur ses doigts et le revers de ses mains.

— J'avais d'autres problèmes en tête, continue-t-il. La plupart du temps, je disais rien parce qu'on m'a élevé dans le respect et la crainte des aînés. Une connerie qui m'a bien fait morfler. Ce gars, c'était juste un connard qui essayait de voir à quel point il pourrait détruire ceux qu'il qualifiait de « cassos ». Comme je réagissais pas aux insultes, il a commencé à me mettre des p'tites tartes derrière la tête pour appuyer ses humiliations. Sauf qu'un jour, j'en ai eu assez de tout refouler. Je lui ai explosé le bras qu'il levait si souvent pour me frapper, avant de lui claquer une chaise dans le dos. Il remarchera plus jamais.

Si je ressentais une grande empathie jusqu'ici, mon cerveau traite difficilement ces dernières informations. La stupeur me fait cligner des yeux plusieurs fois, comme si cela suffira à un redémarrage en mode sans échec.

— Je suis passé en conseil de discipline et c'était plié ; exclusion, suivi psychologique, social, judiciaire... Bref, que du bonheur. T'imagines bien que tous les parents ont colporté l'histoire et interdit à leurs gosses de sympathiser avec moi, ou même de m'adresser la parole. Jusqu'à maintenant, certaines personnes changent de trottoir en me croisant. Bon, faut dire aussi que je me suis pas arrêté en si bon chemin. J'accumulais déjà les ennuis durant mon adolescence et ça n'a été que pire après. Les choses sont arrivées à un tel point que ma daronne a préféré déménager dans le Loiret plutôt que d'être associée au pestiféré de la ville. Mais je m'en suis sorti sans elle... Voilà. Maintenant tu connais les grandes lignes.

Il semble attendre ma réaction. Sauf que son monologue me laisse sans voix ! J'essaie juste d'accuser le coup.

J'ai beaucoup de mal à croire ses révélations. Peut-être parce que je me suis déjà fait une opinion de lui ?

Déhon, c'est mon client sexy. Un mec calme et avenant. À chaque fois qu'il vient au restaurant, il est souriant, sympa. Je ne peux pas l'imaginer... violent !

Pourtant, il m'est bien arrivé de surprendre mes collèges détourner le regard sur son passage et chuchoter entre elles ensuite.

Maintenant, je sais pourquoi.

— Mais... tu regrettes ?

— Pas du tout, darde-t-il sans une once d'hésitation.

¡ Dios mío ! Nouveau coup de massue. Je suis abasourdi.

— Tu as tout de même gâché la vie de quelqu'un.

— Quelqu'un qui ne faisait qu'empirer la mienne, alors ça me travaille pas plus que ça. Au moins, il lèvera plus la main sur personne.

Il me lance cette conclusion avec autant d'indifférence qu'il m'a raconté son calvaire.

C'en est trop, je me pince les lèvres et attrape mes affaires entre mes pieds.

— Puis-je garder la couverture ? soufflé-je sans plus oser croiser son regard. Je te la rendrai... un jour.

— Pas de soucis.

— Merci de m'avoir ramené.

Déhon opine sans un mot. Je n'attends pas mon reste et quitte sa voiture illico.

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