19. Fantôme du passé
— Est-ce que tu te rends seulement compte à quel point je t'aime, mon petit Kinder Bandant ?
— Mike... Tu saoules, sérieux ! On avait dit plus de surnoms foireux.
Installé au bureau d'un de mes entrepôts illégaux, je bouge la mine de mon stylo noir d'un geste frénétique. Elle repasse encore et encore sur les lettres déjà bien épaisses du « R.I.P » griffonné dans mon carnet de notes. Juste en dessous de la pierre tombale en ruines que j'ai dessiné. En son honneur.
Ça fait des jours que je dors mal à cause de lui.
Je pousse un soupir fatigué, sans cesser les mouvements de ma main qui semble avoir enclenché le mode automatique. La mine du Bic frotte le papier. Jusqu'à le déchirer par endroits. Mais c'est plus fort que moi, on est le 8 mai...
Cette date merdique fait toujours remonter des souvenirs dont j'arrive pas à me débarrasser. Pourtant, j'avais que dix-huit piges. C'était y'a une éternité ! Et c'est dingue comme l'effet du temps est chelou. Je me souviens de ses yeux moqueurs, de ses sourires niais... Des innombrables surnoms débiles qu'il me donnait et même de son humour merdique. Mais plus du tout du timbre de sa voix. Ni de ce que je ressentais vraiment quand il me prenait dans ses bras. Je garde juste une impression de sécurité liée à notre relation.
Je crois que le l'ai été. En sécurité. Après tout, c'est grâce à Mikaël que j'ai échappé au putain de programme de réinsertion que ma génitrice prévoyait à ma sortie du CEF¹... Mais, en vérité, c'était pas si difficile de faire mieux que tout ce que j'avais connu jusque là. N'importe quoi d'autre aurait été mieux que me forcer à suivre un contrat d'apprentissage sous l'autorité du salopard qui m'a détruit toute mon enfance.
Je me souviens avoir menti à ma daronne, la veille de ma sortie, pour qu'elle et son soi-disant frère débarquent quelques heures en retard. Mike a pu me récupérer sans accroc aux portes de l'établissement lyonnais. Puis j'ai envoyé un ultime SMS à ma vieille avant de couper les ponts.
En l'espace d'un an au CEF, j'étais devenu pote de galère avec le petit frère de Mike. C'est Pierre qui a eut l'idée génialissime que je m'installe chez eux. Ça lui est venu d'un coup quand il a appris que je comptais recommencer à squatter à droite à gauche pour éviter de replonger dans le cauchemar écœurant que la justice qualifiait aveuglément de « chez moi ». Étant plus jeune que moi, Pierro avait encore près d'un an à attendre avant sa propre sortie définitive. Mais c'était pas un problème. Son frère pouvait m'héberger et me prendre sous son aile. J'allais dealer pour lui en échange... À l'époque, aucun de nous ne pensait que ça partirait en couilles. Du moins, pas de cette façon.
Un sourire sans joie s'immisce malgré tout sur mes lèvres. C'est toujours le cas quand je repense à la première manœuvre de rapprochement tentée par Mike. Il a bien failli me faire péter un câble ce jour-là, le grand couillon.
— Eh, Blacky, on dirait que tu te fais chier.
Je détourne mon regard blasé de la télé et le pose sur Mikaël, assis à l'autre extrémité du fauteuil.
Un peu, que je me fais chier !
J'ai aucun potes sur Lyon en dehors du centre. Pierro ne sera avec nous qu'un week-end par mois. Et lui, il a quoi, presque trente piges ? C'est un ieuv. On a pas grand chose à se raconter. On parle parfois de foot, de son frangin, et il m'enseigne toutes les ficelles du trafic rusé. Il est satisfait de mon efficacité et il répète joyeusement que mon don avec les chiffres pourrait me faire monter en poste assez vite dans le réseau. Mais c'est à peu près tout.
Sinon, ça fait un mois que je bosse pour lui. Un mois qu'il s'acharne avec ce surnom... Il a beau le dire en souriant comme un con et prétendre que c'est parce que je bosse pour lui « au black », je suis pas con.
— Mon prénom, c'est Déhon.
— Je risque pas de l'oublier, mon grand.
Il se marre. Je fronce mes sourcils, pas sûr d'avoir capté ce qu'il veut dire par là. Mais il a pas l'air de chercher à m'humilier d'une quelconque façon. Alors je retourne simplement à l'émission merdique qui passe en lançant :
— T'es chelou, par moments.
Ma remarque le fait encore marrer.
— Je le reconnais ! Mais ça t'empêche pas de me kiffer.
Mes yeux se braquent sur lui.
— Quoi ?
— Je dis que tu me kiffes.
Sa race !
Il ose me fixer droit dans les yeux en disant ça. Je me redresse direct dans le fauteuil, prêt à lui sauter à la gorge pour son manque de respect. Mais je sais que je dois pas si je veux pas finir à la rue. Donc je reste tranquille. Du moins, j'essaie.
Je le dévisage et gronde entre mes dents :
— T'es fou, toi. Tu cherches l'embrouille ou quoi ?
— C'est pas ce que je cherche. Pas du tout.
J'aime pas la façon dont il me sourit. Et je crois que je reconnais ce truc dégueulasse qui commence à transparaître dans ses yeux. Mon cœur accélère et mes tripes se retournent.
Je dois me barrer.
— Écoute, je vois que tu flippes. Tout comme je te vois me mater quand tu crois que je fais pas gaffe.
— Je t'ai jamais-
— T'inquiète. Ça me dérange pas, p'tit chat. Bien au contraire. Donc pas la peine de nier ou chercher à te défendre.
Merde ! C'est sûr, il sait.
Ça se voit a compris ce que je suis. Qu'il veut me piéger.
Comment j'ai pu être assez con pour laisser filtrer des signes ?! Je sais parfaitement ce qui arrive aux mecs qui matent d'autres mecs. C'est pas différent à l'extérieur du centre. C'est même peut-être pire !
Je pensais vraiment que je continuerai à gérer ce dysfonctionnement comme il faut, une fois dehors. Mais apparemment, j'ai merdé.
— Aller, détends-toi. Tout va bien.
Non. Rien ne va.
Faut qu'il arrête de me regarder comme ça.
— Je crois que t'as fumé trop de beuh et que tu délires. Je me tire.
Je me lève en feignant l'indifférence, alors que je suis en panique totale. Ça arrange rien qu'il me suive jusqu'à la porte.
Gros coup de stress !
Ce type m'envoie que des vibes de prédateur et je me rappelle plus si la clé est restée dans la serrure, ou bien-
— Attends, fuis pas, Blacky.
Le gars est assez ouf pour me retenir le bras ! Je me retourne et l'attrape par brusquement par le col. Juste assez longtemps pour lui claquer le dos contre le mur du couloir et le fusiller des yeux en braillant :
— Me touche pas ! Putain... Et arrête de m'appeler comme ça.
— OK, j'arrête de t'appeler comme ça... Mais t'es sûr que tu veux pas que je te touche ? Parce que moi, je pense que t'adorerai ça.
Mikaël ne se défait pas de son rictus amusé. Il a l'air bien trop sûr de lui pour ne rien tenter.
Putain de bordel, Mafi !
Bouge-toi. T'as plus douze piges. Tu sais cogner pour défendre ton honneur. Te fais pas avoir par ce truc bizarre qui passe de ses yeux, ça va te vriller le cerveau.
— Je te ferai aucun de mal, Déhon. Que du bien.
— Essayes seulement, gars. Tu verras ce que-
— Ce que tu vas me faire ? il ricane. Tu comptes me plaquer face contre terre et me déboîter l'épaule, comme tu l'as fait avec l'imbécile qui t'a traité de petite pute la semaine dernière ?
— J'suis pas une pute. Mais je commence à piger pourquoi plusieurs mecs du quartier me sifflent comme si. Ils croient que je suis la tienne. Et ça arrivera pas ! Je te jure que je te fracasse si t'essaies.
Peu importe la déviance ancrée en moi. Je suis grave sérieux. Je crois que Mikaël voit ma rage dans mes yeux. Il lève les mains en signe d'abandon et me laisse seul dans l'entrée.
Dès qu'il s'enferme dans sa chambre, j'arrive enfin à respirer sans avoir les poumons en feu. Mais je sais pas s'il compte me laisser tranquille pour de bon. Dans le doute, je suis tenté de décamper fissa. Sauf que je connais personne, dans cette ville. Alors je vais prendre le risque de dormir que d'une oreille.
J'étais pas serein après ça. On peut pas vraiment dire que Mike m'ait foutu la paix. Il a pas essayé de me serrer par surprise les semaines qui ont suivi. Mais il a continué le forcing. Parce que, ouais, c'était un gros forceur. Il savait qu'il finirait par obtenir ce qu'il voulait ; une partie de ma confiance.
Son attitude est redevenue plutôt correcte. Il a continué à m'apprendre des tas de trucs pour éviter de me faire reprendre à dealer. Et au milieu de tout ça, il se montrait tellement transparent sur ses intentions envers moi qu'il a réussi à me convaincre que notre attirance mutuelle n'était pas un problème.
Quand je me suis fais à cette idée, il a réitéré des avances plus directes. On a échangé nos premiers baisers peu de temps après. Puis nos premières caresses.
Au début, j'avais toujours cette petite voix qui me disait que c'était sale de faire ça avec un autre mec. Et encore plus de kiffer. Mais d'un autre côté, c'était cool. J'avais choisi d'accepter. J'avais pas ce sentiment d'impuissance, ni d'humiliation. Ces souvenirs-là remontaient, parfois. C'était pas vraiment la faute de Mike. Ce qui se passait entre nous était différent. Agréable. Sauf qu'il m'a très vite fait comprendre qu'il voulait plus. Alors j'ai commencé à l'esquiver dès qu'il essayait d'enclencher la vitesse supérieure.
— Pourquoi tu fais toujours ça ?
Mike s'agace en roulant des yeux quand je décroche sa main de ma bite.
— Parce que. Je te l'ai déjà dit, j'suis pas ta tepu.
— Pas encore.
Il ricane bêtement. J'ai distribué des droites pour moins que ça ! C'est sans hésiter que je lui flanque un coup franc dans l'abdomen.
— Aïe ! Putain, ce que tu peux être violent... Alors que je demande que de l'amour.
— Ça me fait pas rire.
Mike pare ma seconde attaque et me repousse sans ménagement.
— Arrête, Déhon. Tu me fais mal.
— C'est le but.
J'attrape mon t-shirt au pied du lit et je me lève. Il soupire :
— Tu vas où ?
— Prendre l'air.
— Sérieusement ? Tu vas te barrer et me laisser seul avec ma gaule ?
— Comme tu vois.
Je sais parfaitement que mon attitude le vénère. Mais je m'en tape.
— Eh ! De quoi t'as peur, franchement ? Me dit pas que t'es encore puceau à bientôt dix-neuf piges.
— Vas te faire mettre.
— Ah non, mon Kinder, c'est moi qui vais te la mettre.
Il rigole encore. Je prends même pas la peine de le calculer. Je me contente d'enfiler mon haut avant de me barrer.
Je l'entends descendre du pieu en catastrophe. Il me retient par le poignet.
— Allez p'tit chat, je plaisante.
— Vas-y lâche-moi. Tu m'saoules.
Il essaie de me serrer dans ses bras, mais je me rebiffe.
Malgré notre différence d'âge, ont a une corpulence similaire. Je suis plus trop bouboule, plutôt costaud. Lui est juste plus grand que mon mètre soixantaine dix-sept.
— Mon Choco Pop...
— Nique ta race.
Je me dégage d'un coup d'épaule. Imperméable à ma sauvagerie ou mes insultes, Mike se jette dans mon dos et m'enlace par le cou avant de poser sa tête sur la mienne.
— Eh... Je m'excuse bébé, d'accord ? J'ai remarqué dès le premier jour combien t'étais farouche. Mais je remarque aussi que tu te sens de mieux en mieux avec moi. Sans doute parce que tu sais combien je te kiffe. Pourtant, tu continues à me repousser. Tu peux comprendre que ça me gave.
— Je sais...
— OK. Je veux juste que tu me prouves que tu m'aimes et que tu me fais confiance. Je ferais n'importe quoi pour toi, t'as qu'à demander. Mais toi, t'acceptes même pas qu'on couche ensemble... Ça me pousse à me demander si t'es pas en train de te foutre de ma gueule.
J'ai envie de me retourner pour plonger dans ses bras. Mais je peux que marmonner en me prenant d'admiration pour mes orteils.
— Tu sais bien que non, Mike.
Je crois que j'aime bien être avec lui. Pourtant, l'idée d'avoir une relation sexuelle avec lui, ou n'importe qui d'autre, ça me bloque. Et y'a pas moyen que je lui explique pourquoi.
— J'aimerais te croire... Mais tu ne m'y aides pas vraiment.
Je me retourne enfin et lève mon regard vers lui.
Je suis perdu. Je le suis encore plus quand il recommence à m'embrasser tout en poursuivant son argumentation.
— Allez, choco-vanille, tu sais que je prendrai bien soin de toi. C'est ce que je fais déjà depuis que t'as débarqué chez moi y'a trois mois. Non ? Et t'étais qu'un étranger avec qui mon frangin s'était lié d'amitié. Mais, maintenant, t'es rien qu'à moi.
C'est vrai. Il me nourrit, il m'héberge, il m'éduque et s'assure que personne ne s'en prenne à moi. Même si je sais me défendre, à moi tout seul, j'aurais pas pu gérer les rumeurs à notre sujet dans le quartier. Il s'en est occupé. Ses potes savent pour lui, pourtant, ils lui manquent pas de respect. Je dis pas qu'il me traiteront pareil, mais au moins, tant que je suis son protégé, je me ferai pas entraîner de force dans une cave. Alors peut-être bien que je peux faire un effort...
Je souffle contre sa clavicule :
— Jure que tu me f'ras pas mal.
— Je te ferai jamais de mal.
— Et que tu vas arrêter les surnoms foireux.
— Tout ce que tu veux, bébé. Allez, viens.
Malgré ses grandes déclarations, et le nombre déraisonnable de fois où il a juré qu'il m'aimait, Mike n'a fait que se servir de moi.
Il n'a jamais été attentif durant le sexe. Peut-être parce qu'il me respectait pas des masses, à vrai dire. Il n'était tendre que pour obtenir ce qu'il voulait, et, par dessus le marché, je savais qu'il fourrait d'autres gens. Mecs, nanas, trans, peu lui importait... Ça m'est arrivé de me demander si moi je comptais. Si notre relation était différente de ce qu'il trouvait auprès de ces autres. J'ai dû gueuler et l'insulter pour obtenir sa réponse, au pied du mur. Mais au fond, ses mots ne restaient que du vent.
Pourtant, je m'en suis accommodé. Parce que je pensais pas avoir de meilleur choix. Je voulais pas qu'il me jette. Alors en... quoi, moins de six mois ? Je suis devenu un de ses meilleurs soldats dans les rues et sa chienne au lit.
Parfois, j'avais vraiment envie qu'il me baise. Parfois non. Mais ça changeait rien parce qu'il insistait jusqu'à ce que je finisse par céder. Je me disais que c'était normal. Il revendiquait être mon mec et je l'aimais bien. D'autant plus qu'il n'a jamais été violent avec moi. Peut-être seulement un peu plus rude au pieu quand il était défoncé, mais c'était pas la mer à boire. J'ai jamais réussi à lui en vouloir de son vivant. J'avais trop besoin de lui. Puis Mike s'est pris une balle d'un de ses rivaux, peu avant la sortie de Pierre. Je l'ai vu agoniser et il est mort dans mes bras.
J'aurais dû être triste, voire ravagé. Mais non. Je crois que j'ai plutôt eu la sensation d'avoir retrouvé ma liberté. Alors que le mec qui m'a épargné l'enfer venait de crever. Ça m'a laissé avec un profond sentiment de culpabilité. Et pas que ça, d'ailleurs...
Mais sans lui, je me voyais pas rester sur Lyon. J'avais plus de toit et sans aucun doute pas d'alliés. Alors je suis retourné aux sources ; Neuilly-sur-Marne. J'avais acquis assez de bagage pour bien jouer mes cartes auprès des grands de la cité. Et Mike m'a appris une dernière leçon avec sa mort tragique ; m'entourer de partenaires plutôt que d'ennemis. On garde mieux les yeux sur eux. Des poings qui craignent pas le sang, un diplôme en commerce et un esprit stratégique affûté, ça permet aussi de devenir un élément indispensable. Pédé ou pas.
Alors, ouais, je me suis fait prendre à parti par une poignée de traîtres les premières années. En témoignent mes cicatrices. Mais c'est ça, d'évoluer dans ce milieu. On joue des coudes. Ils cherchaient plutôt à m'éjecter du game qu'à me baiser au sens premier du terme. C'était OK. J'ai su constituer des équipes pour assurer mes arrières en cas de problème et j'ai grimpé les échelons. Un à un. Jusqu'à mettre en place mon propre réseau de distribution en adaptant les enseignements de Mike à ma vision des choses sur le long terme.
En reprenant des études, j'avais cet objectif de quitter les rues. Je voulais déléguer le sale boulot, monter des business dans différents secteurs et effectuer des placements financiers qui aient l'air aussi clean que possible. J'ai appris à jouer avec mes comptes. J'ai toujours été minutieux avec la paperasse, observateur et prévoyant quant aux personnes qui m'entourent... Trouver des gens en qui placer un pec de confiance, ou que j'estime assez fiables à soudoyer lors de certaines démarches, ça s'avère pas une mince affaire. Pourtant, ça aussi, j'ai géré.
Je reviens de loin, mais elle est révolue l'époque où chaque jour était une épreuve de survie ou une étape d'acceptation.
Maintenant, je suis bien...
— Ouais, je suis bien.
Je soupire encore et murmure en glissant distraitement la pointe du stylo dans un des trous causé par mes grouiboullis.
— Alors faut que tu sortes de ma tête, mon salop. T'y as plus ta place.
— Déhon ?
Je lève le nez de mon cahier quand l'écho de cette voix familière me parvient depuis la serre.
— Déhon ! Je sais que t'es là.
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CEF¹ : Centre éducatif fermé – Institution où sont envoyés de jeunes délinquants sur décision de justice.
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Note :
Ce chapitre fait partie des nouvelles scènes que j'ai écrites pour mieux développer l'histoire donc n'hésitez pas à laisser votre avis pour que je l'améliore svp !
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