17. Contrariétés et âpres baisers
Éberlué par l'attitude de Déhon, je me débats avec le drap que je repousse sans ménagement afin de le poursuivre.
Si ce n'était pas encore confirmé, je suis bel et bien incapable d'accepter l'idée que l'élu de mon cœur se désintéresse de moi. Surtout à un moment aussi décisif que celui s'ouvrant tout juste à nous et encore moins contre une vulgaire clope ! C'est donc assez remonté que je débarque à sa suite sur la terrasse.
Pieds nus, lui aussi, Dé est encapuchonné de son sweat-shirt. Les mains occupées et l'esprit visiblement ailleurs, il se lâche mollement dans le pouf.
Sur la chaise installée à sa gauche se trouvent sa sacoche, son téléphone et le cendrier initialement placé sur le plan de travail de la kitchenette. La gorge serrée, je l'observe silencieusement sortir une boîte de feuilles à rouler, suivie d'un petit sachet contenant des herbes dont l'odeur, même encore légère, est tout de suite reconnaissable.
Je devrais être médusé.
Jusqu'ici, Déhon n'avait jamais fumé en ma présence ou même abordé le sujet. Ceci dit - et même si lors de nos différentes entrevues, la menthe ou le citron imprégnaient agréablement sa peau en place de ce fumet caractéristique -, je me doutais que c'était une possibilité.
- Tout va bien, p'tite bouille ? ose-t-il s'enquérir.
Son attention ne quitte qu'en partie ses préparatifs lorsqu'il lève les yeux vers moi, ce qui achève de m'agacer.
Bien sûr que non, rien ne va ! ai-je envie de hurler.
Déhon m'avise toutefois d'un air si doux que je me sens tout de suite puérile de lui en vouloir.
Certes, il m'a délaissé dans un lit vide. À sa décharge, il ne savait rien de mes attentes charnelles. Après tout, j'ai repoussé ses avances plus tôt dans la soirée. Il n'a sûrement pas la moindre idée de mes tergiversations existentielles ni des scénarios que je concocte dans ma caboche et en aucun cas je ne peux le lui reprocher.
- Oui, soufflé-je alors en me frictionnant les bras sous la fraîcheur du vent marin.
- Approche, m'intime gentiment Déhon.
Intrigué, j'incline la tête. Abandonnant sa feuille à rouler et les autres je-ne-sais-quoi qu'il manipule, Dé enlève son sweat-shirt et me le tends.
- Tiens, enfile ça si t'as froid.
- Et toi, alors ?
- Mon petit doigt me dit que tu vas bientôt venir me tenir chaud.
Attendris par sa sollicitude, je réponds à son sourire charmeur et enfile volontiers sa veste de survêtement. Je m'y pelotonne douillettement, plutôt par envie de m'envelopper de l'odeur de mon nounours que par frilosité.
- Je ne savais pas que tu fumais du CBD, souligné-je ensuite afin de reprendre la conversation. Consommer ta propre marchandise ne constitue-t-il pas un manque à gagner ?
- Infime, donc acceptable.
Bien que ses yeux et ses mains retournent à sa besogne méticuleuse, Déhon poursuit :
- Je fume de manière occasionnelle, beaucoup moins depuis quelques années. Mais ça reste une habitude qui me détend.
À la bonne heure. C'est moi qui suis censé le détendre ! Pourquoi a-t-il besoin de ce substitut de bien-être alors que je suis à portée de bras ?
Poussant un soupir frustré, je saisis une chaise afin de m'installer face à lui. Son pouf étant beaucoup plus bas que mon siège, nos niveaux diffèrent. Je surplombe quelque peu Déhon lorsque je m'accoude à mes cuisses, ce qui ne paraît pas le perturber une seule seconde.
- Tu es contrarié ? hasardé-je, légèrement incliné vers lui.
- Par ta question ? Non, ricane-t-il, ce serait con.
- Effectivement, mais ce n'est pas ce à quoi je faisais référence, osito.
Son regard s'ancre à nouveau au mien. Je me pince brièvement les lèvres, chasse les nombreuses mèches de cheveux qui fouettent mon visage balayé par la brise et étaye :
- J'ai l'impression que quelque chose te préoccupe depuis ce midi et, à présent, au lieu de venir me rejoindre au lit, tu-
Une sonnerie inopinée m'interrompt. Mes prunelles, tout comme celles de Déhon, dévient machinalement vers l'écran de son téléphone. Posé sur la chaise, celui-ci affiche l'appel entrant d'un certain Youssef.
- Excuse, chou. Faut que je prenne cet appel.
Déhon s'exécute sans franchement attendre mon accord. Je ravale un grognement mécontent en me redressant tandis qu'il lance :
- Yo.
- Yo, frérot ! J'espère que je te dérange pas.
- Un peu, ouais. Mais je sais que t'appellerai pas si c'était pas important. Qu'est-ce qu'y a ? C'est en rapport avec le menu spé ?
- Même pas. C'est Léo.
Déhon, visiblement déterminé à rouler son joint, a enclenché le haut parleur. Il fige cependant tout mouvement et son faciès détendu mu instantanément. Curieux de savoir ce qui cause cette réaction, je détourne le regard et fais mine d'observer le paysage par-dessus la rambarde en espérant que Dé ne s'éclipsera pas à l'intérieur pour m'empêcher d'entendre la suite. Peut-être est-ce l'occasion de découvrir une infime partie de ce qui le turlupine en ce moment. Je frissonne cependant quand il reprend dans un feulement menaçant :
- Si tu me dis que ce connard a encore disparu, je le marav en rentrant.
- Non, ricane son interlocuteur. Il est bien au club, même s'il doit se dire qu'il aurait mieux fait de déserter ce soir aussi.
- Pourquoi ça ?
- Il a failli se faire planter.
- Jure ! semble s'étonner Déhon.
Me retenant d'écarquiller les yeux à cette nouvelle inquiétante, je l'aperçois recommencer à trifouiller son sachet d'herbes via ma vision périphérique. Il ne paraît pas des masses affecté par l'incident qui lui est rapporté.
- Wallah ! Tu te rappelles du lascar qui l'a amoché la fois dernière ? Ben il est revenu avec un couteau ! Parce qu'apparemment, Léandro est incapable de bouffer une autre chatte que celle de sa go. Ce qu'il peut être con...
- Rien de nouveau sous le soleil.
- Ouais et c'est pas vraiment pour ça que j'appelle. Les gros bras de la sécu ont maîtrisé le mec. Ça a bien pris vingt minutes, mais ils ont réussi à le sortir de force. Le problème, c'est que des employés flippés ont prévenu les flics. Il ont arrêté le gars sur le parking, il est pincé et tout. Sauf que maintenant, ces bâtards insistent pour entrer vérifier que-
- Entrer où ? crache Déhon.
Son interjection est si brusque que je sursaute. Je suis un peu gêné de l'espionner, mais ne peux résister au besoin de braquer mes yeux sur son visage afin de confirmer son changement d'humeur. Sourcils froncés et lèvre retroussée, il s'enfonce dans sa soudaine hostilité.
- ils ont cru que le Rodrigue c'était chez leurs mères ? Ils vont entrer nulle part. Check quels employés ont assisté à la scène et donne leur soirée à ceux qui prétendent être choqués. Ils pourront discuter de l'incident avec les keufs autant qu'ils veulent, mais à l'extérieur. Ces chiens foutront jamais un seul orteil dans notre club sans avoir un quelconque mandat.
- OK, chef. Mais tu connais Léo, il va vouloir se barrer aussi. Il est presque en PLS. C'est tordant.
Le rire mesquin de ce Youssef m'interpelle, d'autant plus que Déhon ricane à son tour.
Me manque-t-il des éléments afin d'appréhender la situation de leur point de vue ? Car cela me semble hallucinant qu'aucune empathie n'émane d'eux. Même en admettant que le dénommé Léandro fasse régulièrement des siennes, il m'est très difficile de concevoir en quoi son agression à l'arme blanche peut-être sujet à moqueries.
- Ça m'étonne pas de cette couille molle, renchérit Déhon, plus ou moins calme. Sauf que lui, il a pas intérêt à bouger de là avant la fin de son service. S'il veut porter plainte, ce sera après.
- Tu peux l'appeler pour lui dire ça, s'te plaît ? Parce que moi, c'est sûr qu'il me calculera pas.
- Ouais, je vais l'appeler. T'inquiètes.
- Cool ! Bon, je te lâche la jambe. J'imagine que t'as mieux à faire que tchatcher avec moi.
- Clairement, ricane encore Déhon.
Il raccroche et m'assure qu'il n'en a pas pour longtemps lorsqu'il contacte Léandro dans la foulée. J'opine. Ce dernier répond d'une voix encore haletante et le ton intransigeant sur lequel Déhon s'adresse à lui après ce qu'il vient de vivre me met mal à l'aise.
- Non mais, tu veux que je te verse une larmichette ?
- Mec, je sais que t'en as rien à carrer, mais je suis pas ton employé. Tu peux pas m'ordonner de rester alors que je suis censé déclarer un accident de travail.
- Tss, t'es encore debout sur tes deux jambes. Range tes violons. Ce coup-ci il passera pas, ton numéro de victime. Tu penses toujours qu'à ta tronche alors qu'une fois de plus, tout le monde se retrouve en galère à cause de ta bite baladeuse. À un moment donné, faut que tu portes tes burnes.
- Tu te fous de ma gueule ? C'est toi qui m'a laissé en plan ce week-end pour... pour gérer ton bizness perso !
- Ouais, bah, mon taf au Rodrigue il est carré. Je suis pas censé passer tous les soirs et mes activités en dehors de mes horaires effectifs ne concernent que moi. Puis, tu crois que j'aurais fait quoi de plus si j'avais été sur place ? Je me prendrai jamais un coup de schlag pour sauver ta sale gueule. J'ai vraiment pas que ça à foutre d'assumer les retombés de tes conneries. Donc cesse de chialer et ressaisi toi, garçon. Le club est encore plein de clients prêts à chiffrer pour passer une bonne soirée.
Je me mord la lèvre, en proie malgré moi à cette situation anxiogène. Leur conversation houleuse se clôture sur un juron de chaque côté, mais Léandro m'a eu l'air de céder sous le poids des remontrances de son collègue.
La façon dont la jambe de Déhon continue à tressaillir lorsqu'il raccroche montre combien il est encore sur les nerfs. Terminant enfin sa tâche initiale, il agite son joint et le cale ensuite entre ses lèvres.
- J'ai besoin de cinq minutes pour redescendre, grogne-t-il après un allumage que le vent a rendu laborieux.
L'extrémité de son joint rougeoie par endroits, puis il l'ôte d'entre ses lèvres et penche la tête en arrière. Un premier nuage blanc s'échappe de sa bouche. Je me racle la gorge afin de trouver la force de demander :
- D'accord. Eum, tu veux que je te laisse seul ?
- Non... Je veux un câlin, si la fumée et l'odeur de la weed ne te dérangent pas.
Plus que ravi qu'il réclame mon affection, j'acquiesce et me lève afin de réduire la courte distance qui nous sépare. Alors que je me demande comment serrer mon nounours dans mes bras depuis sa position, Déhon intercepte une de mes mains et m'incite tout bêtement à m'asseoir sur lui à califourchon. Une entreprise un peu acrobatique vu la mollesse de son siège. Je dois replier mes jambes au sol, mais me blottis pourtant facilement contre son torse et entoure sa taille de mes bras pour me stabiliser tandis que je glisse le visage dans son cou.
- Plutôt de ce côté, murmure Déhon en m'attirant vers son épaule droite.
Je me souviens qu'il est gaucher et aura certainement besoin d'atteindre le cendrier posé sur la chaise sans être gêné par mon poids.
- OK, soufflé-je contre sa peau au parfum appellateur.
L'arôme enivrant du gel douche fruité qui embaume son épiderme est toutefois détrôné par une senteur plus terreuse. Celle de la fumée maintes fois recrachée par ses lèvres. Je n'en suis pas particulièrement friand, mais Déhon n'est pas le seul fumeur parmi mes connaissances. Cette odeur, bien que plus prenante que le tabac, ne m'incommode donc pas outre mesure. La tête posée contre son épaule, les mains enfouies sous son t-shirt, j'effleure délicatement ses flancs en repensant à la teneur de ses deux appels consécutifs. Bien sûr, je me garde de l'interroger à ce propos afin d'éviter de l'énerver. Je me garde bien de dire quoique ce soit, en vérité. Le temps me semble alors aussi long que le silence qui s'installe, mais je souris instantanément quand Déhon finit à nouveau par me couvrir de son d'attention. Il frictionne mon épaule et m'embrasse sur le front. Ce à quoi je réponds avec une myriade de baisers dans son cou et sur sa clavicule. Entendre résonner son rire léger me comble de satisfaction.
- Tu vois, je suis super doué dans ma vocation de doudou pour adulte.
- Je confirme.
Le sachant de nouveau d'humeur affectueuse, je me hisse jusqu'à ses lèvres. À ma grande surprise, Déhon m'esquive.
- J'aurais pas le même goût que d'habitude, justifie-t-il.
- Je m'en fiche.
Je lui agrippe le t-shirt pour réclamer mon dû.
Ma bouche autoritaire avale son sourire amusé. Certainement encore frustré du court qu'a pris notre fin de soirée, je l'assaille après un baiser de surface. Nos langues entrent d'emblée en jeu, donnant naissance à un échange langoureux où j'apprécie étrangement de goûter la douce aigreur du cannabis.
Les mains exploratrices de Déhon trouvent leur place sous mes vêtements. Je retiens de justesse un gémissement et me redresse à regrets pour reprendre haleine. Ses yeux rieurs se rivent sur mon visage enfiévré. Les paumes à plat contre son buste, je scrute ses iris afin d'y décrypter ses pensées les plus profondes. Déhon esquisse un petit rictus et lève les doigts vers mon menton. J'entoure machinalement son poignet lorsqu'il caresse ma lèvre inférieure du pouce.
- Je pourrais passer la nuit entière à les dévorer.
Ooh, comme j'aurais aimé qu'il vienne me rejoindre au lit dans cet état d'esprit... Mais à la place, j'ai eu droit à une indifférence qui reste gravé dans le mien.
- Pourquoi ce regard ? murmure Déhon, visiblement intrigué par mon silence inattendu.
Je pousse un léger soupir.
- Je me disais juste... que ton attitude est parfois déroutante.
- À quel niveau exactement ?
- Eh bien, quand tu joues au Déhon distant ou insensible, par exemple. Ce n'est pas l'image de toi à laquelle tu m'as habitué.
- Ouais, je comprends que ça puisse te troubler... Sauf que ça fait partie de moi. C'est pas juste une façade, tu comprends ?
Entrevoir cet aspect de sa personnalité m'entraîne plutôt dans la nébuleuse, pourtant j'opine.
Comprenant peut-être combien je reste dubitatif, Déhon poursuit :
- T'es une des rares personnes à connaître mes bons côtés, mais je suis ni un mec gentil ni un prince charmant.
- Les Princes sont surfaits, de toute façon. En général, j'ai plutôt un faible pour leurs antagonistes.
Je contiens mon large sourire. Déhon devine sans mal qu'il s'agit d'humour littéraire et secoue légèrement la tête avec un nouveau rire.
- T'es vraiment un modèle atypique, toi.
- Est-ce un compliment ? susurré-je en me penchant encore vers lui.
Mes mains glissent de son torse à sa nuque, les siennes saisissent les pans de son sweat-shirt.
- Je te laisse deviner.
Comme toujours, son sourire en coin me fait chavirer. Nos yeux ne se décrochent que lorsque nos lèvres se scellent. Nous reprenons nos baisers enflammés et, vite consumé par leur ardeur, je presse mon érection contre son bassin. Les doigts de Déhon se faufilent sous mon haut et prennent possession de mes hanches. Je peine toutefois à sentir l'éveil de son sexe contre le mien. Sachant que cela n'a rien à voir avec l'épaisseur de nos vêtements, je lâche ses lèvres et libère le soupir consterné qui remonte dans ma gorge.
Visiblement très loin d'être centré sur mon état, Déhon se détend dans le pouf et amorce un mouvement vers la chaise placée à nos côtés.
- Oublie ce foutu téléphone ! sommé-je en lui fichant une tape sur la main.
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