15.b. Sous le soleil...

— Déhon ? m'étonné-je à la place, les yeux à présent ronds de surprise.

— Désolé, sourit-il, je voulais pas te faire flipper. Je t'ai vu dans le parc depuis la rue, alors je me suis garé despi sur le bas côté. Je t'ai appelé pendant que j'approchais, mais t'étais trop concentré sur ton bouquin.
— Oui, pardon. Je m'attendais plutôt à ce que tu m'appelles sur mon téléphone pour m'avertir que tu rentrais.
— C'était le plan. Sauf que j'ai plus de batterie.
— Oh, mince alors.
— Ouais, j'ai été un peu con sur ce coup, raille-t-il. Je le chargerai en rentrant. Pour l'instant, j'ai grave la dalle. On va manger ?

Je hoche la tête et range rapidement mes affaires avant de me lever. Nous poursuivons notre conversation tandis que nous marchons vers la voiture.

— Elles te vont bien, tes petites lunettes rondes. Comment ça se fait que je te vois avec pour la première fois ?

— Oh, parce que je n'en ai pas toujours besoin. Je les mets pour éviter la fatigue visuelle durant la lecture, mes devoirs ou le travail sur ordi, precisé-je en les rangeant dans leur étui.

Déhon opine simplement. J'enchaîne :

— Sinon, que voudrais-tu manger ?

— Honnêtement ? Un bon moules-frites.

— Euh, d'accord. Il faudra juste que je repasse au studio récupérer mon EpiPen.

— Ah, c'est comme ça qu'on appelle le truc qui injecte de l'épinéphrine en cas de réactions allergiques ?

— Oui. Enfin, il s'agit d'une marque parmi d'autres. J'en emporte toujours un lorsque je mange à l'extérieur. Surtout en bord de mer, car même en signalant mon allergie, il y a toujours un risque de contamination croisée par des ustensiles ou la préparation d'un plat de crustacés trop près du mien.

— Je comprends. Si c'est problématique, je commanderais autre chose.

— Mais non, ne t'inquiètes pas, réfuté-je en m'accrochant à son biceps super ferme alors que nous arrivons en bordure de trottoir. Tu peux manger autant de moules que tu veux. Par contre, il vaut mieux prendre une avance sur les bisous.

Saisissant mon message à la perfection, Déhon m'adresse un de ses sourires joueurs et se penche vers mes lèvres pour répondre à ma requête, de manière agréablement favorable. Je glousse comme un collégien qui commet son plus beau forfait. Nous traversons prudemment la rue après notre échange, montons en voiture et nous dirigeons vers notre logement afin que je prenne mon stylo d'épinéphrine ainsi que nos crèmes solaires. Pour mon plus grand bonheur, Déhon laisse son téléphone en charge le temps que nous allions déjeuner. Ses appels et notifications intempestives ne nous dérangerons donc pas durant l'heure à suivre ! Je me réjouis aussi qu'il accepte ma proposition de nous rendre jusqu'à la plage à pied. Elle n'est qu'à une ou deux dizaines de minutes de marche. En plus de contribuer à nos 10 000 pas journaliers, le trajet sera l'occasion de discuter plus longtemps et nous n'aurons pas à nous soucier de trouver un emplacement pour stationner.

— Y'a pas mal de restos après la promenade des Planches. J'espère qu'on en trouvera un pas trop bondé, à cette heure.

— J'espère aussi, m'accordé-je. As-tu déjà visité Deauville auparavant ?

— Une ou deux fois avec des potes, y'a quelques années... Et toi ?

— Jamais, non. J'en ai entendu parler à l'école, avant et après les vacances d'été, mais mes parents préfèrent l'allure paradisiaque des plages des Calanques. Nous y avons été plusieurs fois. Leur teinte azur rappelle à mon père les plages du Mexique et je suis assez d'accord sur ce point.

— Oh, cool. On pourrait y aller, un de ces quatres.

— Au Mexique ? m'esclaffé-je.

Mains enfouies dans les poches de son jean bermuda, Déhon me saisit d'un regard amusé et ricane à son tour, sans interrompre notre avancée tranquille.

— Je pensais plutôt à Marseille, souligne-t-il. Mais, ouais, pourquoi pas aussi le Mexique. T'y es parti en vacances, depuis ton retour en France ?

Mes yeux se rivent soudain au sol en place de soutenir le regard franc de mon petit ami. J'ai l'impression que mon cœur s'atrophie à cette simple question. Il cogne pourtant deux fois plus fort sous ma cage thoracique.

— Non, soufflé-je, en proie à une mélancolie inattendue. Pas par manque d'envie, mais... j'ai dû me réhabituer à composer avec mes parents et ma soeur, m'ajuster au rythme parisien, à l'autonomie assez perturbante octroyée à l'université, puis cette année il y a eu mon entrée dans la vie active, avec mon premier boulot...

— Ouais, ça fait beaucoup, conclut Déhon.

— Oui... J'ai souvent souhaité pouvoir retourner là-bas me ressourcer.

— Ta mamie te manque, devine-t-il.

— Énormément ! Mais, au-delà de mon affection pour elle, je me languis aussi de ma culture et de la chaleur conviviale dont cette dernière me remplissait. Même si supporter ma cousine s'avérait un défi quotidien, que mes parents et Éden me manquaient, je pense que j'étais beaucoup moins stressé là-bas.

Déhon a ralenti la cadence. Il s'est rapproché de moi, assez étroitement pour que nos épaules se touchent à chaque pas. Je me sens soutenu dans ma tristesse par sa simple présence.

— On dirait que t'aurais préféré rester y vivre, lance-t-il le plus sérieusement au monde lorsque je lève les yeux vers lui.

Je soupire et avoue, nostalgique :

— Il m'est arrivé d'être animé par cette pensé, mais plus maintenant.

Je n'aurais jamais revu Déhon si ma mère ne m'avait pas annoncé que je revenais en France, dès la fin de mon dernier cycle, me bâtir la carrière dont elle rêve pour moi. Nul besoin de le révéler à Déhon, il est d'une perspicacité redoutable. Le petit rictus charmeur qu'il affiche en est bien la preuve. Je me permets encore d'accaparer son bras, que je caresse jusqu'à sortir sa main de sa poche. Déhon me laisse glisser les doigts entre les siens sans perdre son sourire.

Le bruit apaisant des vagues se mêle déjà au murmure des passants et à l'air salin rafraîchissant qui effleure nos visages. Je me réjouis toujours que mon nounours soit disposé à ce que nous câlinions ou nous affichions main dans la main au grand jour, et pas uniquement dans un coin sombre, à l'abri des regards.

Déhon est bien le premier mec à ne pas me faire me sentir comme si je devais avoir honte des sentiments que nous partageons. Il m'apporte tant de bonheur, de confiance, de soutien. J'ai si hâte qu'il rencontre un jour Éden ! Elle sera dans ses petits souliers. Mais, si j'ignore encore comment mon père prendra la nouvelle, je sais déjà que ma mère risque de monter au créneau. Après deux ans à subir ses remarques psychorigides, autant directes qu'indirectes, il me paraît évident qu'elle fait partie de ces mamans qui ne conçoivent l'idée de homosexualité que chez les autres, et pas dans leur propre foyer... Pour couronner le tout, le choix de carrière de Déhon la révoltera au possible !

Je m'efforce toutefois de ne pas trop y penser. Après tout, je me débrouille étonnement bien pour la garder dans l'ignorance en ce qui concerne ma vie privée. Même si ce n'est qu'en enchaînant les petits mensonges, je m'en sens de moins en moins coupable.

Lorsque nous arrivons enfin sur la fameuse promenade des Planches, je me détache de Déhon afin de jouer le parfait touriste. Je mitraille les célèbres cabines de plage qui s'alignent le long de la promenade grâce à mon objectif et tente de repérer les noms de mes acteurs et actrices favoris sur les lices pittoresques blanches qui séparent les grandes portes vertes. Clint Eastwood, Sharon Stone, Forest Whitaker... puis je me surprend à me retourner pour photographier Déhon.

Les parasols éparpillés sur la plage ajoutent des touches de couleurs vives à ce tableau balnéaire et incrémentent son charme intemporel. À la traîne, mon modèle dégage malgré lui une énergie mystérieuse. Bob vissé sur la tête, les mains à nouveau plongées dans ses poches et le regard perdu au loin, il avance lentement, comme s'il était conscient du poids de chacun de ses pas sur les planches de bois usées par les innombrables passages de ses semblables. Mais je connais assez Déhon pour savoir qu'il se fiche pas mal des personnes qui ont bien pu fouler cette promenade, célébrité ou pas.

Quelque chose de plus personnel le tracasse.

— ¡ Osito ! l'interpellé-je. Dame una sonrisa¹.

Mission accomplie.

Déhon quitte ses songes lointains dès qu'il entend ma voix. Seulement, le sourire qui fleurissait tout juste sur ses lèvres retombe et sa mine enjouée s'assombrit lorsque son attention revient à moi. Ou plutôt, à l'appareil braqué sur lui.

— J'aime pas être pris en photo, Nathanaël. Je te l'ai déjà dit.

Ma joie sincère de réussir à redorer son humeur se voit frigorifiée par sa froideur inhabituelle.

Déstabilisé par son attitude soudain blessante, je rétorque de manière tout aussi abrupte :

— Eh bien, je ne comprends pas pourquoi.

— C'est pourtant simple : quand je dis non, c'est non, assène Déhon sans sourciller alors qu'il arrive à ma hauteur.

Pour la première fois, je subis le poids de son agacement lorsqu'il s'arrête pour m'accabler de son regard pénétrant. Le frisson qui me parcourt alors n'a absolument rien d'excitant.

— Ça t'emballerait pas non plus des masses de savoir que tu risques de tomber sur une photo de toi, publiée sans ton accord sur les réseaux sociaux, où chaque putain d'internaute ou presque cherche à rivaliser de conneries dans les commentaires. Tout ça parce que quelqu'un a été incapable de respecter ton refus.

— J-Je suis désolé, si... ça t'es arrivé auparavant, balbutié-je en soutenant difficilement ses iris inquisitrices. Mais je... je n'ai pas... Je ne comptais pas poster ta photo où que ce soit sans ton consentement. Je veux juste créer des albums souvenirs des endroits qu'on visitera tous les deux.

Il se renfrogne et soupire en levant les yeux au ciel, comme si j'étais stupide et ne faisais qu'enfoncer le clou.

— Des albums personnels, Dé, juste pour nous, insisté-je afin d'éviter tout nouveau quiproquo.

— Mh... OK. Peut-être... On en rediscutera. Écoute... Je comprends que tu sois accro à la photographie, et que ce projet te tienne peut-être à cœur, mais, sérieux, fais plus ça sans demander d'abord. Ça me gave.

— D'accord, excuse-moi. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise, encore moins t'énerver.

— Je sais, p'tite bouille. Allez, viens.

Déhon entoure mes épaules et m'attire contre son flanc pour m'inciter à reprendre notre marche. Je me blottis sous son aile, cale ma tête contre lui et enroule les bras autour de sa taille. N'aspirant qu'à me fondre en lui pour mieux me faire pardonner. Mon sentiment de culpabilité s'estompe un chouïa quand je sens ses lèvres chercher un bout de chair où se poser en guise de consolation. Le côté de mon front s'avère le grand gagnant. Je souris et enserre un peu plus mon nounours grognon, sans parvenir à m'extirper de mon procès mental.

Je ne pouvais pas deviner que l'aversion de Déhon pour les clichés de lui résultait des moqueries qu'il a dû affronter depuis l'apparition de sa maladie auto-immune. Je le trouve tellement beau, tellement confiant et détaché des opinions non-sollicitées que j'en oublie qu'il n'est pas un surhomme. Il a ses failles, lui aussi. Ces blessures dont les cicatrices restent douloureuses lorsqu'on appui trop fort dessus... Je ne peux pas deviner où elles se situent, mais la moindre des choses est de respecter ses limites – en particulier s'il me les indiques clairement – autant qu'il respecte les miennes.

L'incident semble toutefois clos à son niveau. Il est tout juste 13h, nous parvenons heureusement à trouver un restaurant où l'attente ne s'annonce pas trop longue. Pas de tripotage ni de papouilles de la part de mon chéri une fois que nous sommes installés, mais l'après-midi se déroule paisiblement.

Bon vivant, Déhon paraît plutôt calme au quotidien. Il apprécie de pouvoir discuter et manger tout en écoutant de la musique. Ses goûts sont d'ailleurs assez éclectiques et complètent bien les miens. J'hésite à le questionner sur son rendez-vous avec Chloé, par crainte d'encore mettre les pieds dans le plat, mais suis soulagé que Dé aborde spontanément le sujet.
Après notre déjeuner, aussi délicieux que copieux, nous traînons un peu à table avec nos cocktails puis décidons de louer deux transats et un parasol afin de digérer à l'ombre sur la plage. Tandis que je poursuis mon livre, écouteurs vissés aux oreilles, Dé se prélasse et somnole sous les caresses de la brise iodée. Il n'a pas le moins du monde l'air dérangé par l'effervescence autour de nous, même lorsque le ballon d'un garçonnet vient buter contre sa jambe.
Puisque Déhon rend son jouet au petit roux avec un sourire avenant, j'imagine qu'il tolère mieux les garnements agités que les touristes égarés.
— Dis, osito...
— Mh ? souffle-t-il en tournant ses yeux bruns attentifs vers moi.
— Il commence à faire frisquet, mais tu veux bien qu'on reste sur la plage jusqu'au coucher de soleil ?
J'adorerais admirer et immortaliser le moment où l'astre flamboyant disparaît à l'horizon, baignant le ciel de couleurs pastelles et l'océan de reflets scintillants.
Déhon opine avec un sourire en coin.
— Ouais, ça me va. Et si t'as froid, tu peux venir te réchauffer dans mes bras.
Évidemment, il n'a nul besoin de réitérer cette invitation. Je me lève sans tarder de mon transat et vais squatter le sien !

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Traduction :

« ¡ Osito ! Dame una sonrisa¹. » – Nounours ! Fais-moi un sourire.

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