14. La voie de l'amour
Dès mon arrivée aux environs de la bibliothèque François Mitterrand, je scrute le parking à la recherche d'une Audi noire. Le soleil m'éblouit quelque peu, mais je la trouve sans trop d'efforts et me dirige vers son propriétaire avec entrain.
Appuyé contre l'aile avant de sa voiture du côté trottoir, Déhon m'attend patiemment à l'ombre, les yeux rivés sur l'écran de son téléphone. Nous avions rendez-vous à 7h, je suis donc un brin en avance et mène une lutte intérieure afin de ne pas courir vers lui comme un enfant émerveillé devant le Père Noël. Cette bataille de self-control est toutefois perdue d'office lorsque mon osito lève la tête vers moi et m'ouvre ses bras. Je resserre mes doigts autour des anses de mon sac en toile pour réduire les chances qu'il m'échappe et m'élance jusqu'à eux en trottinant sur les derniers mètres qui nous séparent.
Une fois blottis contre le corps solide de mon nounours, j'inspire profondément et m'enivre de son odeur grisante.
La joue collée à mon front, il lance doucement :
— Comment ça va, boubouille ?
— Merveilleusement bien maintenant que je suis avec toi, soufflé-je en me redressant pour lever le menton vers lui. Bisou ?
Un sourire au coin de ses lèvres obnibulantes, Déhon s'exécute dans la seconde. Encore pressé contre son bassin, j'agrippe son sweatshirt de ma main libre et me hisse légèrement jusqu'à sa bouche tandis qu'il s'incline vers moi. Nous nous rencontrons à mi-chemin pour ce baiser matinal vivifiant. Sa chair chaude happe sensuellement la mienne. Une fois, puis deux. Avant que ma langue impatiente parte explorer la saveur mentholée recouvrant la sienne.
— Maman ! Ils se font des bisous comme la dame et le monsieur dans la série d'hier. Est-ce que eux aussi ils veulent avoir un bébé ?
La voix fluette qui s'élève à nos côtés me pousse à me détacher de Déhon. Nos regards se tournent naturellement vers la mère qui circule sur le trottoir, main dans la main avec sa fillette.
— Je ne sais pas, ma chérie, rit doucement la maman. Allez, avance, petit cœur.
Elle s'excuse auprès de nous d'un sourire gêné tout de même amusé. L'anecdote me tire un léger rire, partagé par Déhon. Pour une fois, je ne me sens ni jugé ni exposé et replonge dans son cou en murmurant :
— Tu m'as trop manqué.
Toute une semaine sans le voir, le sentir ou le toucher... C'était bien trop long à mon goût !
— Pareil, s'accorde Déhon.
Son souffle calme effleure ma tempe. Il raffermit son étreinte et m'enlace d'un bras, sans sembler gêné par mon sac à dos. Puis, il glisse une main conquérante sous ma veste et mon t-shirt afin d'empoigner ma hanche. Un geste qui – devenu presque machinal lorsque nous nous rapprochons ainsi – réveille toujours le milliard de libellules encagées dans mon ventre.
— J'aurais kiffé qu'on puisse se poser tranquilles un moment, reprend-il alors que son toucher électrisant me fait frémir, mais on a de la route à tracer jusqu'à Deauville.
— Je sais, oui.
Nos câlinous devront encore attendre.
Je me détache de Déhon à regret et contourne la voiture avant d'y grimper. Une fois assis, je pose mon sac à dos derrière mon siège et mon sac de toile entre mes jambes afin de m'installer. Ma ceinture attachée, je sors une de mes grandes gourdes isothermes et la tend à Déhon avant qu'il n'ait le temps de démarrer.
— Attends, Dé, goûtes un peu ça avant de partir.
— Qu'est-ce que c'est ? s'enquiert-il en saisissant la gourde.
— De l'agua de Jamaica ! Une boisson énergisante faite maison. Je me suis dis que tu apprécierais de pouvoir te désaltérer pendant nos trois heures et quelques de trajet, alors je t'en ai préparé.
— Tu me gâtes, sourit-il avant de basculer le goulot contre ses lèvres.
Il reprend sous mon regard expectateur :
— Mmm, c'est très bon. Vu le nom, je suppose que c'est une boisson d'origine mexicaine. Alors pourquoi ça s'appelle eau de Jamaïque ?
— Oh, souris-je à mon tour, attendris par sa traduction erronée bien que correcte mot à mot. En fait, il s'agit d'une boisson à base d'eau et d'hibiscus séchée¹. On appelle l'hibiscus « flor de Jamaica » en espagnol, alors qu'assez étonnement, c'est une fleur originaire d'Afrique de l'Ouest et pas de la Jamaïque. Abuelita m'a aussi appris à faire de l'agua de sandía, de l'eau de pastèque, et de l'agua de pepino, de l'eau de concombre pelé et épépiné, entre autres boissons traditionnelles à bases d'eau, de sucre et de fruits frais. Je t'en ferai goûter une autre fois, si tu veux. Ça sonne un peu bizarre, présenté comme ça, mais tu vois par toi même que c'est super bon ! Et sain, en plus.
— Vrai, ricane-t-il, accoudé au volant afin de mieux boire mes paroles.
Les prunelles plongées dans les prunelles, Déhon ajoute inopinément :
— Je kiffe quand tu lâches des mots espagnols.
— Ah oui ? m'esclaffé-je. Pourquoi ?
— La sonorité de ta voix est différente. Plus sexy.
Ha ! Il ne serait pas le premier à trouver particulièrement attrayant ce côté exotique et chaleureux des langues latines.
— Je garde cette information en mémoire, le taquiné-je avec un clin d'œil. J'ai aussi pris des snacks, si tu veux grignoter.
— J'évite, mais merci. Tu déchires, p'tite bouille.
Le cœur complaint, je le laisse ranger la gourde dans un support à portée de main et me penche vers lui en papillonnant des lèvres pour réclamer un nouveau baiser. Déhon s'en amuse et me gratifie d'un smack rapide avant de démarrer la voiture.
— Au fait, t'as dit quoi à tes parents pour expliquer ton absence ce week-end ?
— Que j'allais aider Stéph et Nesly, deux copines de fac, à réviser pour un examen d'anglais. J'en ai un qui approche de même, alors cette excuse est passée comme une lettre à la poste.
Déhon lâche un sifflement impressionné.
— Tu t'améliores, on dirait.
— T'as vu ! m'amusé-je.
— Mais du coup, pour ton exam, ça ira ? s'enquiert mon nounours, qui me couvre pleinement de son regard concentré lorsqu'on s'arrête à un feu tricolore. T'auras le temps de vraiment réviser ?
— Ne t'inquiète pas, ton mec est un as en langues !
— Je peux qu'approuver, pouffe-t-il bien qu'il lui reste encore à découvrir certaines de mes compétences.
Le feu passe au vert. Nous continuons à discuter diffusément par-dessus la musique filtrant à travers les enceintes tandis que nous quittons Paris, avec quelques phases de silence appréciable.
— Peut-on changer de registre, s'il te plaît ? me plains-je après une trentaine de minutes. Je commence à saturer.
— T'aimes pas le rap ? me taquine Déhon.
Je grimace.
— Je le tolère, à petite dose...
— OK, rit-il. Connecte-toi au Bluetooth et mets ce que tu veux.
— Merci, osito.
Le reste de notre – long – trajet, somme toute assez fluide, se déroule sans anicroche. Déhon a vraisemblablement l'habitude de conduire de grandes distances. Nos nombreuses discussions et les éclats de rire qui les ponctuent déjouent l'ennui. Nous ne nous arrêtons qu'une fois en aire de repos pour une pause pipi avant d'enfin arriver à Deauville peu avant 10h.
Appuyé contre la portière, la main sous le menton, j'observe la vie urbaine normande défiler sous mes yeux avec un plaisir non dissimulé.
— On y est, p'tite bouille, soupire Déhon tandis qu'il pénètre sur le parking du logement où nous allons séjourner.
— Super !
Le studio se trouve au dernier étage d'un petit immeuble donnant une vue lointaine sur la plage, la promenade des Planches, les nombreux bateaux à l'horizon et la ville attenante de Trouville-sur-Mer.
J'étais déjà charmé en parcourant les photos de l'annonce Airbnb transférée par Déhon. Alors autant dire que j'ai hâte d'admirer ce panorama de mes propres yeux, ainsi que de le mitrailler avec mon objectif – j'ai pensé à emporter mon appareil photo, cette fois !
— Je vais pouvoir me dégourdir les jambes, lancé-je en m'étirant déjà comme un félin.
Mes mouvements sont toutefois réduits par l'habitacle de la voiture. Nous y restons encore un peu une fois que Déhon s'est garé afin qu'il contacte l'hôte. Ce qu'il fait en glissant sa main libre sur ma nuque, un léger sourire aux lèvres et la fossette toujours aussi charmeuse.
Je lui retourne son rictus affectueux.
En quelques semaines, nous avons déjà développé des habitudes trop mignonnes. Je me faufile dans ses bras à la moindre occasion et, de son côté, Déhon est très tactile. Ce qui me ravit, au fond. Car je pense l'être, moi-de même, mais m'habitue tout juste à l'idée qu'avec lui, le toucher, les baisers et les caresses n'annoncent pas obligatoirement l'envie d'une interaction sexuelle immédiate, comme c'était le cas avec mes fréquentations précédentes.
— OK, la nana arrive dans cinq minutes, on peut avancer vers le hall d'entrée, m'avertit-il après avoir raccroché.
J'opine et récupère mes affaires. Déhon n'a que ses clés et sa gourde à récupérer à l'avant. Il me devance donc en descendant de la voiture et se dirige vers le coffre, où je le rejoins à pas lents. Mes poumons se remplissent d'air frais revigorant. Mon regard flâne tranquillement sur les environs, saisit les clôtures blanches toutes fines qui entourent cette propriété de ville bordée de verdure parfaitement entretenue, puis revient à mon nounours.
— Le lieu a l'air très calme.
— Il est censé l'être, confirme Déhon. Y'avait que des avis positifs sur l'emplacement du studio et sur son hôte.
— Génial, alors. Mais on ne reste que deux jours, souligné-je en pointant ses sacs de sport. Pourquoi es-tu si chargé ?
Après un léger rire, il désigne tour à tour les deux et explique simplement :
— Marchandise. Affaires persos.
— Oh... Ça tombe sous le sens.
— Ouais, c'est sûr, une fois que c'est dit, rétorque-t-il avec un petit sourire moqueur.
Je lui flanque un coup d'épaule comme représailles. Il rit à nouveau en fermant le coffre et verrouille l'Audi avant de m'inciter à le suivre jusqu'au hall d'un mouvement de tête.
Nous ne patientons pas longtemps avant que l'hôte, Marine, une quadragénaire très courtoise et toute pimpante dans sa tenue décontractée, vienne à notre rencontre et nous conduise au studio avec bonhomie. La porte de ce dernier est pile face à celles de l'ascenseur, nous y entrons et nous déchaussons par habitude.
Écoutant les instructions de Marine d'une oreille distraite, je détaille le logement. Il s'ouvre sur une kitchenette au style moderne, à laquelle succède l'espace de vie assez spacieux. Les placards sont savamment encastrés. Un grand canapé blanc, sans aucun doute convertible, trône contre le mur gris aux reflets or pailletés. Il s'aligne à quelques mètres de la commode en bois, où s'exhibe une jolie télévision de la même teinte immaculée. Le plancher est aussi raccord bois, les étagères disséminées sur les murs sont blanches. L'ensemble du studio est aménagé avec le même code couleur et une décoration épurée, mais élégante.
Debout entre le meuble TV et le fauteuil, je pose mes affaires sur un des deux sièges cubiques associés à ce dernier et jette un coup d'œil impatient vers la baie vitrée. À travers elle s'étend le petit balcon offrant vue sur le paysage balnéaire de Deauville. Je dois résister à l'envie un poil impolie d'abandonner Déhon et notre hôte afin d'aller pleinement en profiter.
— Eh bien, bon week-end, messieurs, conclut Marine.
Je me retourne vers elle avec un sourire de circonstance.
— Eum, j'allais oublier... Je reste joignable jusqu'à 23h si vous avez besoin de quoi que ce soit. Vous avez un cahier tenu par mes soins à disposition, dans le premier tiroir du meuble de la télévision. Vous y trouverez mes avis détaillés sur quelques lieux touristiques à proximité que vous pourriez vouloir visiter dans la soirée, ou peut-être demain.
Nous remercions notre hôte de concert, puis elle prend congé après nous avoir à nouveau souhaité un agréable week-end.
— Elle est très sympa, statué-je en allant saisir la main de Déhon, que j'entraine avec moi vers le balcon.
— Ouais, sourit-il. T'avais l'air perdu dans ton monde, je pensais pas que t'écoutais.
— Si. Enfin, seulement d'une oreille.
J'ouvre sans mal la baie vitrée et nous conduit dehors.
Une table carrée et ses deux chaises nous attentent dans un angle. Je préfère toutefois m'accouder à la balustrade en bois sombre. Le vent frais contrecarre agréablement les rayons du soleil, qui nous frappe de plein fouet en cette fin de matinée. Déhon vient se glisser dans mon dos. Sa chaleur corporelle m'enveloppe tel un drap de satin lorsqu'il m'entoure de ses bras, tandis que sa joue se presse contre mon crâne.
— C'est bien ce que je me disais, souffle-t-il. T'as même pas capté qu'elle s'est mise à bégayer quand je lui ai dit qu'on était en couple.
— Attends, quoi ? m'étonné-je en me penchant sur le côté afin de lever les yeux vers lui. À quel moment ?
— Quand t'es parti près de la télé. Elle a voulu faire une vanne en soulignant que d'habitude, les voyageurs qu'elle accueille ici viennent pour un séjour en amoureux. J'ai juste répondu que c'était aussi notre cas. Je crois que sur le coup, elle savait pas trop si je blaguais. Mais vu la tête que je lui ai présenté, elle a vite compris que non.
— Ça t'amuse, de terroriser les personnes étrangères à ton cercle intime avec ton masque de méchant ?
Je lui pince la pommette pour le taquiner.
— Parfois, ouais, ricane Déhon en se dégageant d'un tour de tête.
Il dépose un baiser dans mon cou et reprend :
— Je reste pas longtemps au soleil, Nat. On rentre ?
— Oh, oui, d'accord. J'ai de la crème solaire, mais as-tu pensé à prendre un chapeau pour la plage ?
— Ouais, t'inquiète.
Je frissonne de froid dès l'instant où Déhon me lâche et le suis donc prestement à l'intérieur. Les températures de ce milieu d'avril ne me paraissaient pourtant pas si frisquettes.
— Je vais me poser vingt minutes, m'annonce-t-il en s'affalant sur le canapé, son téléphone, tout juste sorti de sa poche, déjà en mains. Ensuite, j'aurai pile poil le temps de me prendre un casse dalle sur le chemin de mon rendez-vous.
J'opine, lèvres pincées. Hésitant à lui lancer une remarque sur l'usage récurrent de cet objet de malheur durant notre premier week-end en amoureux. Mais je garde en mémoire que notre venue à Deauville répond d'abord à un impératif professionnel. Dé doit certainement avertir sa partenaire commerciale potentielle de sa bonne arrivée et lui confirmer une dernière fois sa présence à 11h pour leur rendez-vous, comme convenu.
Mes yeux dérivent distraitement vers l'extérieur, mon attention volatile s'écarte toutefois de mes pensées divaguantes quand Déhon m'interpelle :
— Alors, tu viens me servir de doudou, ou tu préfères retourner mater la mer depuis le mini balcon ? On dirait qu'il t'obsède, raille-t-il à juste titre.
Je pourrais en rougir tellement c'est enfantin. Déhon sait déjà combien j'aime les beaux paysages, mais j'ai toujours adoré la mer en particulier. Quand je vivais au Mexique, on allait aussi souvent que possible aux magnifiques plages de Puerto Progreso, avant le décès de mon abuelito. Ce sont des souvenirs émouvants, qui remontent à la surface à chaque fois que j'ai l'opportunité d'admirer la danse harmonieuse des vagues.
— Hum, choix difficile, avancé-je, bras croisés sur mon buste et la mine faussement concentrée sous le regard soutenu de Déhon. Je dirais même très difficile... Mais je crois qu'au fond de moi, j'ai toujours rêvé d'être un doudou pour adulte.
— Et je crois qu'on appelle ça des sex dolls, s'esclaffe-t-il. Donc fais gaffe à ce que tu souhaites.
— Mais... hoqueté-je, pris de stupeur. Ce que tu peux avoir l'esprit mal tourné !
— C'est le tient qui est parfois trop innocent, p'tite bouille.
Ni une, ni deux, j'attrape un coussin pour le frapper !
Hilare, Déhon pare mon attaque sans difficulté et m'arrache mon arme, qu'il cale nonchalamment sous sa tête afin de mieux s'installer pour sa sieste.
— Tout le monde ne peut pas être aussi débauché que toi, fais-je mine de ronchonner en recroisant les bras.
— Donnes-toi juste le temps, réplique Déhon, un sourire confiant au coin des lèvres. Bon, sinon, tu viens ou t'abandonnes ton aspiration de doudou pour adulte ?
— Pff, t'es vraiment bête quand tu t'y mets...
Emporté par nos rires immatures, je ne me fais pas prier davantage et plonge dans les bras de mon adorable plaisantin.
_____
Hibiscus séchée¹ – Aussi appelée groseille de Guinée, bissap ou groseille pays (aux Antilles) en plus de flor de Jamaica, la fleur d'hibiscus séchée porte des dénominations différentes en fonction des régions.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top