12.a À la hauteur
La déco du restaurant fait épurée avec tout ce blanc immaculé seulement coupé de meubles gris. Mais on dirait aussi un peu l'intérieur d'engin mécanique à cause des boulons apparents et des bras de la Tour Eiffel, qui enlacent ses fenêtres. Les grandes baies vitrées offrent une vue panoramique imprenable sur le Trocadéro, le Quai Branly et le Champ-de-Mars - côté duquel on est installés.
Bien que l'endroit soit salles combles, les tables sont assez éloignées. On jouit d'une ambiance intimiste, favorable aux échanges en tête à tête. Sauf que Nathanaël est plus séduit par les lumières de la ville en contrebas que par le beau gosse assis face à lui.
J'éprouve une grande satisfaction à être à l'origine de son instant d'émerveillement. Mais quand même...
- T'as bientôt finit avec toutes ces photos ? je demande, un léger sourire aux lèvres. On dirait un des touristes dont grouille les rues parisiennes.
- Et tu détestes les touristes, glousse-t-il en tournant son phone vers moi. Aimes-tu un peu plus les paparazzis ?
Je lève la main devant mon visage quand je capte qu'il me prend à mon tour en photo. Il est juste joueur, alors je réponds d'une voix tranquille :
- Je kiffe pas particulièrement qu'on me tire le portait, non.
- Dommage, je te trouve très photogénique.
Nathanaël contemple son écran. Quand il en lève le nez il demande, sans doute à contrecœur :
- Tu veux que je l'efface ?
- Pas la peine, si tu promets de la garder seulement pour toi.
- Promis ! s'anime-t-il en posant enfin sa distraction sur la table. Je suis mordu de photographie. C'est un de mes passe-temps favoris.
- Ah oui ? J'apprends quelque-chose à propos de toi chaque fois qu'on se voit.
- C'est vrai. Tu en ignores encore beaucoup à mon sujet, toi aussi.
- Et je suis curieux d'en savoir plus.
- Eh bien...
L'arrivée du serveur suspend sa phrase. BCBG dispose nos verres à pieds devant nous, sur la table. Il nous sert, nous laisse notre bouteille de Pinot, puis annonce poliment à Nathanaël qu'on n'attendra plus trop longtemps pour le premier plat. Il se barre ensuite comme il est venu.
- Bien, reprend gaiement Nathanaël. Voyons donc ce que je pourrais te dire de plus sur moi... Ah, oui ! Tu sais déjà que je suis le fruit d'un métissage franco-mexicain, mais tu ignores peut-être que j'ai vraiment la double nationalité.
Je hoche la tête.
- Je l'ignorais, effectivement.
- Je m'en doutais, sourit-il en attrapant distraitement son verre de vin blanc. Ensuite, quoi d'autre ? Eum, mon père est conseiller en gestion de patrimoine. Ma mère avocate. Ma petite sœur est encore au lycée. C'est sa dernière année.
Il boit un coup. Moi, je me fige et le fixe dès la mention de sa mère avocate, mon verre à mi-chemin jusqu'à mes lèvres.
Pourquoi il me l'a pas dit avant, bordel ?! Maintenant, je suis obligé de creuser.
- Cool. Elle bosse dans quelle branche, ta daronne ?
- Elle a débuté sa carrière dans le pénal, répond-il sans tilter ma pêche aux infos.
Le pénal. Vraiment génial...
- Mais quand mon père s'est fait licencier de son poste de conseiller bancaire, de manière complètement abusive, elle a reconsidéré sa vocation et s'est spécialisée dans le droit du travail. Elle défend majoritairement des employés face à leurs patrons, aux Prud'hommes, parfois aussi des particuliers devant des tribunaux administratifs. Pourquoi ? Aurais-tu besoin d'une super-avocate ?
Il plaisante. J'en ris, un brin soulagé d'apprendre la bifurcation de Maman Velazquez.
- J'en ai déjà une.
Mon avocate, elle vient de la cité. Malgré sa dégaine de bimbo antillaise inoffensive, Shaïny Belleau est une vraie bête. Capable de me sortir des merdes les plus profondes, même quand je déconne.
Dans les cas où son talent hors pair ne suffit pas, Shaï y va à grands coups d'intimidation sur les plaignants, qui ne sont généralement pas tous blancs, eux non plus.
Je relance pour donner le change.
- Pour en revenir à ta frangine, j'ai cru comprendre que vous êtes très proches.
- Oh, oui ! Malgré notre séparation et nos quatre ans d'écart qui, je dois l'avouer, creusent parfois notre fossé générationnel, c'est un peu ma meilleure amie. Elle me dit absolument tout, à mon grand dam, rit-il. Mais je ne lui ai pas encore parlé de toi.
Sa propre franchise semble le prendre de cours. Il s'empresse d'ajouter :
- Pas que j'ai honte, ou quoi que ce soit du genre. J'ai juste envie que notre relation naissante ne soit... rien qu'à nous, pour l'instant.
J'acquiesce, amusé.
- Ça me convient parfaitement.
- Sinon, comme je te le disais, j'aime la photographie. Je publie mes plus beaux clichés sur les réseaux sociaux. Ma page Instagram, Mi vida pas si loca, attire pas mal d'autres passionnés et d'amoureux de beaux paysages.
- Super, comme nom, je le taquine en sortant mon téléphone. Je peux aller voir ?
- Bien sûr ! As-tu un ou des profils sur les réseaux, de ton côté ?
- Seulement pour promouvoir les produits de Zero-stress, mon site d'e-commerce.
- Oh, souffle-t-il, visiblement déçu.
J'en ris un peu intérieurement pendant que je fais défiler les posts de sa page Insta.
- Ben dis donc, t'es doué pour faire ressortir l'essence des paysages que tu captures.
- Tu trouves ?
- Ouais.
Il a un vrai talent, c'est clair.
- Merci, rougit-il. Mais ma première passion, c'est la musique. Je suis pianiste. Je chante un peu et il m'arrive aussi de composer des morceaux, seul ou avec ma sœur. Elle est violoncelliste, mais elle joue aussi un peu de piano. On pousse souvent la chansonnette ensemble.
Son entrain me tire un sourire.
- Je vois. J'ai affaire à un vrai génie artistique.
- Tout à fait ! Peut-être est-ce ce pourquoi je reste beaucoup enfermé dans mon monde intérieur ? J'avais déjà cette tendance à Mérida. J'ai toujours aimé les livres, alors peut-être m'y suis-je replié pour mieux m'évader. Mais... Je suis aussi sensible aux compliments qu'aux remontrances, que j'essaie à tout prix d'éviter. L'image et l'opinion que mes proches ont de moi sont très importantes. Je veux que mes parents soient fiers de moi, alors j'ai un peu arrêté la musique pour me consacrer aux études à mon retour en France.
Quelle misère.
- Tu me paraît du genre touche à tout. Tu trouves pas que tu réfrènes trop tes envies ?
- Si, parfois... Souvent, finit-il par avouer, timide face à mon regard pénétrant.
Il est vraiment trop mignon, en plus d'être apparemment bourré de talents. Mais il a aussi de plus en plus l'air d'un défi de taille.
Encore étudiant, donc pas toujours disponible. Émotionnellement dépendant de ses vieux, qu'il craint de décevoir en empruntant une route différente de celle qu'ils lui indiquent... Ça se voit qu'il est pas prêt à abandonner sa place de fils parfait.
Depuis notre premier rencard, je me demande en boucle si j'ai vraiment envie de m'engager auprès de lui. S'il vaut toute l'attention et les efforts que je lui accorde, ou si je dois lâcher l'affaire. C'est pas le seul mec canon sur lequel je pourrais mettre la main. D'autres sont même plus chauds et prêts à donner leurs culs dans la seconde. Sans se soucier de ce qu'en pensera qui que ce soit.
Ce serait beaucoup plus simple de continuer à fréquenter ce genre de gars. Mais ce... cette sensation de tranquillité que je ressens auprès de Nathanaël, cette sincérité qu'il dégage, elles sont propres à lui. Ça m'est aussi étranger que bénéfique. Et je crois qu'en échange, la p'tite bouille vaut largement ma patience et tout ce que j'ai de meilleur à offrir.
- À ton tour, maintenant, décrète-t-il suite à mon long silence. Parle moi un peu de toi. De ton enfance, tes loisirs, tes projets de vie, ou de ce que tu veux d'autre.
Je ricane encore machinalement et repose mon téléphone après avoir zieuté une notification entrante.
- Je suis pas très original. J'aime les bagnoles, la muscu, les plans tranquilles et l'oseille. Ce que je peux avoir à dire de mon enfance te couperait sans doute l'appétit.
- Je ne crois pas, non, réfute Nathanaël en fronçant ses sourcils. Enfin, ça dépend... Je préfère plutôt penser que tes confidences m'aideront à mieux te comprendre.
Je soupire.
- C'est toi qui voit... Du coup, j'ai grandi à Neuilly-sur-Marne. Ça tu le sais déjà. Ma mère est d'origine Guadeloupéenne. Aux dernières nouvelles, elle était encore infirmière. Mon géniteur est congolais. Ils ont divorcé quand j'avais onze ans et mon paternel a disparu du tableau familial. Je sais qu'il est retourné poursuivre sa vie à Kinshasa. Mais, jusqu'à ce jour, j'ai aucune idée de ce qu'il est devenu. L'année d'après son départ... mes rapports avec ma daronne sont devenus... foireux. J'ai commencé à fuguer et à traîner à droite à gauche.
Je bouge un peu dans mon siège et me pince brièvement les lèvres sous le regard déjà éberlué de Nathanaël.
Ce que je lui vends-là, c'est même pas toute la vérité. Mais c'est plus facile de mettre ça sur le dos de ma vieille. Après tout, c'était bien de sa faute, à la base. Et puis, impossible de révéler que je devais à tout prix échapper au connard qu'elle osait qualifier de frère. Nat demanderait pourquoi et... Je lui répondrais pas. Parce que... C'est juste impossible ! Et, merde, je déteste avoir à repenser à ce batard.
- T'es déjà au courant de l'incident avec le prof, je reprends après m'être éclairci la voix. C'est de mes problèmes familiaux dont je parlais quand j'ai mentionné devoir gérer des choses plus graves que le harcèlement... Après mon exclusion du collège, tout s'est davantage compliqué. Je rendais service à des types plus âgés pour qu'ils me laissent squatter chez eux et, un jour, on m'a serré pour trafic de drogue. À l'époque, la vente de cannabis était 100% illégale. Mon casier juvénile n'était pas vierge, donc j'ai écopé d'un peu plus d'un an en centre d'éducation fermé. En gros, c'est une institution mise en place pour éviter la taule à certains mineurs délinquants.
Mais c'est pas forcément un lieu moins traumatisant...
- J'y suis resté jusqu'à ma majorité. Heureusement, depuis, j'ai revu le fond d'une cellule qu'à de rares occasions.
P'tite Bouille reste bouche bée, malgré mon trait d'humour. J'ai pourtant pas l'impression qu'il soit tenté de se barrer en courant. Alors je conclus :
- En ce qui concerne mes projets de vie, j'aspire juste à être bien. Autant financièrement qu'au quotidien.
- Je... ne sais pas trop quoi dire. Je me doutais que tu avais eu une enfance difficile, mais j'étais loin d'imaginer que l'incident avec ton professeur était juste le sommet de l'iceberg.
- Ouais. Disons que mon iceberg a de nombreux étages. Je crois que j'ai déjà connu ce qu'y a de pire, c'est pour ça que je veux plus trop me prendre la tête. En plus, le stress aggrave la propagation de mes plaques.
Je blague qu'à moitié.
- Je suis vraiment désolé que tu aies dû vivre tout ça.
Tout ça. Et pire encore. Mais je veux pas de sa pitié. Ni celle de personne.
- J'ai survécu, je rétorque en haussant les épaules.
Cette partie de mon passé merdique n'est pas un secret. C'est ce qui fait que je m'attache peu. Que je me fous des avis extérieurs sur la façon dont je mène ma vie. Je me montre toujours assez transparent là-dessus et ça n'a jamais d'effet répulsif sur les mecs que je fréquente. Ce serait plutôt le contraire.
Pourtant, je dois bien avouer que je suis un peu nerveux. M'enfin, je sais que saisir cette occasion de sortir mes casseroles de sous la table est la bonne chose à faire. À présent qu'elles sont exposées, Nathanaël peut choisir de composer avec ou de les virer de sa vie en même temps que moi. Même si, ouais, ça me foutrait les boules qu'il se tourne vers la seconde option.
Mine de rien, je le kiffe bien.
Les yeux ancrés aux siens, je reprends en malmenant légèrement la serviette de table.
- Pour moi, c'est plus si important. La vraie question, c'est de savoir ce qu'il en est de toi.
Il fronce encore des sourcils.
- De moi ?
- De toi, oui. Est-ce que savoir tout ça va changer les choses entre nous ?
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