10. Mise au point
Contre toute attente, Déhon rétorque d’un ton amusé.
— Je devine que tu la travaille depuis longtemps, celle-là.
— Je dirais environ deux semaines, marmonné-je en lui lançant une œillade timide.
Parfaitement conscient du sous-entendu, Déhon opine. Il se pince ensuite la lèvre, sans cesser de me fixer, ce qui fait encore ressortir son unique fossette. Je me réjouis alors de découvrir la bouille trop craquante qu’il affiche lorsqu'il ne sait plus trop quoi dire.
Peut-être est-il en pleine réflexion quant à l’explication qu’il va devoir me fournir, ou même quant à ce qu’il pourrait bien entreprendre pour se racheter. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un léger sourire à cette seconde idée.
Plus je passe de temps à ses côtés, plus il m’est difficile d’entrevoir le monstre problématique dépeint par mes collègues.
Après quelques secondes de flottement, Déhon me retourne mon rictus et admet :
— Je n’ai pas été très disponible ces derniers jours, les imprévus se sont enchaînés.
— Avec ton commerce en ligne, ou au Rodrigue ?
— Au club, oui.
— À cause de ce Léandro ? supposé-je.
— En partie.
Il m’adresse toujours un sourire de circonstance, mais je sens bien qu’il n’est pas enclin à développer le sujet. Après tout, ce n'est pas vraiment son genre de se plaindre. C’est plutôt le mien. Et je ne pense pas qu'il soit non plus du style à aimer se justifier.
Ceci dit, je n’apprécie pas des masses que le type pour qui je craque m’ignore sous prétexte qu’il n’a pas de temps à m’accorder.
— Je peux comprendre que tu te sois retrouvé dans une situation compliquée, lui assuré-je après un léger soupir, et je sais qu’on commence tout juste à se fréquenter, mais… Sans vouloir te prendre la tête, tu aurais tout de même pu répondre à mon message. Ça n’aurait pris que quelques secondes.
— Il en faut bien plus pour me prendre la tête, tu dis juste ce que tu as sur le cœur et je préfère. Puis c’est vrai. J’aurais pu prendre deux secondes pour te répondre. Le problème, c’est que je veux pas t’accorder seulement des miettes de mon temps. À l’arrache. C’était plus logique pour moi de te recontacter quand je serais à nouveau disponible. On s’est dit qu’on se reverrait, après tout. Je pensais pas que tu t'inquiéterais.
— Bien sûr que je me suis inquiété ! Parce que j’avais hâte de passer à nouveau du temps avec toi et, au début, j'ai pensé que tu le voulais aussi. Puis je n'ai plus du tout eu de tes nouvelles. J’ai tour à tour redouté qu'il te soit arrivé malheur et ensuite, que tu te sois tout bonnement désintéressé de moi.
Et maintenant, nous voilà ici, dans sa voiture, après son appel inespéré…
C’est tout ce que je souhaitais. Pourtant, la situation est plus frustrante qu’idyllique.
— Désolé, s’excuse-t-il, me surprenant une fois de plus par sa résilience. Je te l'ai dit, tu me plais. Ça changera pas en une semaine, alors n'en doute plus.
— Presque deux semaines, le corrigé-je.
Additionné à mon air boudeur, cette insistance lui tire un léger rire.
— Presque deux semaines, t’as raison. Tu vas arrêter de me faire la tête si je propose un bisou d’excuse ?
Mes yeux se braquent sur son visage joueur.
Je reste coi. Déstabilisé, mais tout aussi émoustillé par cette proposition inopinée.
Graviter au milieu de la constellation d’émotions déclenchées par cet homme me donne parfois le tournis. Son champ d’attraction m'aspire cependant dans un tourbillon de béatitude qui gomme tous ces les petits détails négatifs. Mon pauvre cœur bat donc la chamade sous les prunelles tranquilles de Déhon, qui espère vraisemblablement une réponse.
Je m’attendais plutôt à ce qu'il se penche dans la foulée et clame ardemment mes lèvres. Comme dans n’importe quelle scène de romance. Mais, d’après ce dont je me souviens de notre première nuit ensemble, je crois pouvoir affirmer que le consentement est une valeur primordiale chez Déhon. Il doit pourtant savoir que, même avec toute la volonté du monde, je ne saurais résister au magnétisme de son regard. Moins encore aux reliefs généreux de sa bouche.
Je finis donc par hocher la tête, cerveau figé, corps en émoi et gorge aussi aride que le désert de Sonora. Seulement alors, il s’incline. Lentement, sourire aux lèvres.
Trop lentement, son corps comble l’espace qui nous sépare. Les joues en feu, je l’imite. Mes paupières s’abaissent d’elles-mêmes et mon souffle se hache d’anticipation lorsque nos visages se rencontrent. J’aperçois Déhon s’humecter les lèvres tandis que j’incline la tête afin de cueillir ces merveilles. J’ai l’impression de prendre une éternité à les atteindre ! Mais quand je les touche enfin, oooh, un véritable feu d’artifice se déclenche au plus profond de moi.
Déhon happe délicieusement mes lèvres entre les siennes. Un courant des plus délectables parcourt mon échine, s’y enroule, et serpente dans toutes les parcelles de mon corps. Je m’accroche machinalement au poignet de son instigateur lorsqu’il glisse sa main contre ma joue, et accorde à sa langue quémandeuse un accès privilégié.
Notre baiser gourmand s’approfondit, s’intensifie, se dévergonde… Jusqu'à ce qu’un bruit parasite vienne ruiner ce moment de plénitude.
Un maldito autobús !¹
C’est le son tintillonant du bus RATP qui met fin à notre moment. Je me souviens alors difficilement que la voiture de Déhon est garée à l'arrêt bus. Nous écourtons alors notre baiser exaltant, à contre cœur. Déhon me devance en poussant un soupir. Puis il sourit en me voyant mordiller ma lèvre, toujours sur mon petit nuage, et dépose un baiser sur ma joue avant de se remettre au volant.
Sortant le bras par le carreau pour s'excuser du dérangement, Déhon démarre ensuite et reprend tandis qu’il s’engage sur la route.
— On se fait un resto ?
Pris au dépourvu, je le fixe. Hésitant.
— Enfin, si t’as envie, ajoute-t-il face à mon manque d’entrain. Si c’est pas le cas-
— Non, m’empressé-je de réfuter, ce n’est pas que je n’en ai pas envie. J’en meurs d’envie ! Sauf qu’aujourd'hui, j’ai remplacé Charlène à la dernière minute après les cours. Ma mère est déjà contrariée que mon travail déborde sur mon temps d’étude et, même si j’étais prêt à me faire passer un savon en rentrant après mon couvre-feu, j'ai un mal de crâne carabiné. J’enchaîne encore avec une journée de cours suivie d’un service au Médina demain après-midi. Alors... je préfère rentrer me reposer.
— Tranquille, je comprends, m’assure Déhon tandis que je peine à reprendre mon souffle.
— J’espère que tu ne penses pas que je te fais perdre ton temps. Je voulais vraiment te voir pour éclaircir notre situation et je voudrais tant passer du temps avec toi ce soir, mais-
— Tu psychotes trop, p’tite bouille, m’interrompt Déhon, un léger sourire aux lèvres. T'es claqué, c'est OK. Et j’ai bien compris à quel point ta daronne te stresse, je voudrais pas qu’elle te les brise à cause de moi.
J’opine et glisse l’index contre mon oreille. Bien que mes cheveux soient attachés, je replace quelques mèches rebelles derrière cette dernière d'un geste machinal. À la fois soulagé que Déhon me comprenne et gêné qu’il évoque ainsi ma chère mère.
— D’ailleurs, enchaîne-t-il, ça a été avec tes vieux la dernière fois ?
— Oui... Je crois qu'ils n'ont pas totalement avalé mon bobard, mais je suis encore libre de mes mouvements. Donc je dirais que tout s’est bien terminé.
— Cool. T’as envie de réitérer l’expérience au Rodrigue ?
Sa question est marquée d'un ricanement très parlant qui ravive des souvenirs peu glorieux.
— Ne me laisse plus jamais boire autant, geins-je en rejetant la tête en arrière sur le siège. C'était horrible.
Ce coup-ci, Déhon explose de rire.
— À qui le dis-tu ! raille-t-il.
— Arf, je suis tellement désolé pour… Tu sais, soupiré-je avant de me pincer les lèvres, incapable d’aller au bout de cette phrase.
Déhon tourne brièvement son regard rieur vers moi.
— Tu te souviens de tous tes exploits ?
— Juste les grandes lignes. Ce qui est bien suffisant…
Il rigole à nouveau et tend le bras. Sa paume chaude trouve sa place contre ma nuque, comme ce soir-là. Ce simple contact apaise instantanément mon mal aise.
— Faut pas avoir honte, p’tite bouille. Ça arrive à tout le monde d’un peu abuser des bonnes choses.
— Pas à moi ! Et je… je n’aurais jamais dû me jeter sur toi de cette manière. C’est... extrêmement gênant, et c’était très gentil de ta part de ne pas profiter de la situation. Merci.
— C’était pas de la gentillesse, plutôt du bon sens. Je suis sûr que me donneras beaucoup plus en toute lucidité.
J’adresse à Déhon mon énième regard interloqué de la soirée. Il se contente d’y répondre par un petit rictus qui incrémente son allusion coquine.
Le cœur dansant à nouveau la rumba, je finis par me pincer les lèvres pour retenir mon propre sourire lubrique.
Un peu moins d’une heure plus tard, l’Audi noire qui me sert de carrosse s’arrête à l’arrêt de bus de mon quartier.
— Merci de m’avoir ramené, soufflé-je, les yeux ancrés à ceux de Déhon. Je sais que tu espérais un tout autre programme.
— Ce n’est que partie remise, sourit-il. La prochaine fois, on se mettra d'accord sur un jour rien qu'à nous et je te laisserai le temps de prévoir un mytho à servir à tes vieux.
— D'accord, souris-je, un peu nerveux, avant de reprendre timidement. Bonne soirée, Déhon.
Il me répond d’un simple sourire en coin.
Un peu déçu, j’ouvre la portière, prêt à descendre. Je me ravise toutefois au moment de poser pied à terre.
— Même si on ne se revoit pas tout de suite, réponds à mes textos !
— OK, pouffe-t-il, visiblement amusé par mon regard inquisiteur.
Puis, Déhon lit enfin dans mes pensées et s’incline vers moi.
À l'abri derrière les vitres teintées de son bolide, je fais de même. Sans plus y réfléchir. Il saisit mon menton entre ses doigts et le contentement me chatouille le bas ventre lorsque ses lèvres caressent les miennes dans un doux baiser.
— Rentre bien, susurre-t-il ensuite contre elles.
Tout chamboulé, je souffle un « Merci » à peine audible et descends de voiture.
Même si mon pouls y résonne de toute ses forces, mes oreilles restent fonctionnelles. Je n'entends pourtant pas Déhon démarrer. Mon sac serré entre mes bras, je me retourne donc. Son carreau est à présent baissé. J'étais certain de le voir yeux rivés sur son téléphone. Mais non. C’est moi le centre de toute son attention. Il me sourit et continue à veiller sur moi tandis que je traverse la rue, jusqu'à ce que je rejoigne la rue piétonne menant à la maison.
Je me retourne une dernière fois quand le moteur de l'Audi rugit. Prêt à disparaître dans la nuit, Déhon m’adresse un signe de main et part en trombe. Emportant avec lui la clé de mon bonheur.
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Traduction « Un maldito autobús¹ » : Un putain de bus !
(Oui, au cas où vous n’auriez pas remarqué, Nat jure dès qu’il est contrarié ! 😂)
Le prochain chapitre est pdv Déhon. Qui a déjà hâte ? 👀
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