1. Nuit pluvieuse

Nathanaël

Ma journée au petit restaurant Médina, situé à un coin de rue très fréquenté non loin des bords de Marne, s'achève enfin. Je compose le code de l'alarme – en espérant n'avoir oublié aucune étape dans la fermeture –, puis verrouille la porte en bois massive avant de m'en écarter pour insérer une nouvelle clé dans la serrure du rideau métallique.

Le grillage descend si lentement que s'en est exaspérant ! Après une longue minute, il chute enfin sur le sol goudronné du trottoir.

Je souffle de frustration.

Cela ne fait que trois semaines que j'ai été embauché. Sans compter les ventes sauvages de limonades dans les rues de Mérida – la ville où j'habitais avec mes grands-parents –, mon expérience professionnelle était jusque-là inexistante. Mais bien que je découvre tout juste le monde du travail, j'ai tout de même assez de jugeote pour savoir que les nouveaux ne sont généralement pas chargés de la fermeture d'un établissement sitôt après leur arrivée.

Ma foi, je voulais tellement me faire bien voir par Hanine, le propriétaire, que j'ai accepté de rester plus tard pour aider une collègue à sa fin de service. Sauf qu'au dernier client, elle a prétendu avoir une urgence et s'est éclipsée en m'annonçant que j'allais « gérer comme un chef ».

L'adage « Trop bon, trop con » a vraiment été inventé pour moi. Je me fais toujours avoir, sans jamais retenir la leçon. À croire que cela souligne chez moi un côté un tantinet masochiste.

Alala... Il est 20 h 30, soit deux heures après la fin réglementaire de mon service. Dehors, il fait nuit noire et le temps est plus menaçant que jamais. Seuls les éclairs fendant le ciel s'y distinguent.

C'est bien ma veine. J'aurais dû écouter ma mère et prendre un parapluie en partant. Parce que là, il pleut à verse et je vais à coup sûr ressembler à un caniche mouillé.

Je remonte mon manteau sur ma tête pour épargner mes cheveux, longe le trottoir puis traverse la rue à double sens de circulation en courant sous la pluie battante pour rejoindre l'abri de bus. En y arrivant, je lève les yeux vers l'écran d'affichage.

— Carajo (Merde).

Mon léger juron se perd au vent.

Plus de trente minutes à poireauter avant le prochain bus. Je dois être maudit... Sortant mon téléphone, j'envoie encore un message à ma mère pour l'en prévenir et l'avertir que j'éteins mon portable. En bonne tête en l'air, j'ai comme qui dirait mal évalué la durée de vie de ma batterie. Paumé en périphérie du 93, je préfère garder mon restant de charge en cas d'urgence.

Pff... Je suis sûr de me faire enguirlander en rentrant.

Cette pensée merveilleuse me tire un soupir. Et, bien sûr, impossible de m'asseoir ! Avec cette pluie diluvienne, le banc est une pataugeoire. Je glisse les mains dans les poches de mon manteau et me tourne de nouveau vers la rue pour observer les différents véhicules qui y circulent. Leur va-et-vient intensifie le capharnaüm urbain.

Alors que chantonne mentalement un air de ranchera¹, je me fais soudain éclabousser.

— ¡ Qué mierda !

La poisse ! Je recule prestement, bien qu'un peu trop tard, dépité de constater l'état de mes vêtements.

C'est dingue, je jurerai que ce genre de chose n'arrive qu'à moi !

Je continue à pester en espagnol après la voiture qui vient de sillonner l'eau accumulée dans le caniveau à toute vitesse. La faible lumière sur ma droite et la masse en mouvement qui l'accompagne me poussent finalement à détourner mon attention de mes fringues trempées.

Même si j'ignore tout du monde automobile, je sais au moins lire les marques affichées sur les carrosseries. Une Audi A3 noire mate recule progressivement, jusqu'à revenir à ma hauteur.

Le conducteur aurait-il des états d'âme ?

L'éducation d'Abuelita – ma charmante petite grand-mère – m'empêche en général de me montrer impoli, mais franchement, j'arrive à bout de nerfs. J'ai juste envie d'insulter ce tocard.

Seulement, quand la vitre passager s'abaisse et que le chauffeur se penche par-dessus le siège, je crois perdre ma faculté de parler.

— Nathanaël ? lance-t-il. Désolé ! Je t'avais pas vu.

Il rit, comme si ce qui venait de se passer avait quoi que ce soit de drôle.

Ce n'est assurément pas le cas et pourtant, je n'ai même pas la force de le remettre à sa place. Sa simple présence me coupe le sifflet, mon rythme cardiaque accélère indiciblement.

Déhon Mafi.

Sa mâchoire carrée, l'unique fossette – trop craquante – creusant le côté inférieur droit de sa bouche charnue à chaque sourire... Et ces yeux noisette rieurs ! Ils le font toujours paraître si confiant, malgré les tâches blanches créant un contraste incontournable sur la peau marron de son visage.

Incapable de décrocher le moindre mot tant je suis surpris par sa rencontre, je continue à le fixer comme un con. Pendant ce temps, il longe le bras et ouvre la portière passager en lançant tranquillement :

— Monte. Je te ramène chez toi.

Déhon, qui propose de me raccompagner chez moi...

C'est un coup de chance inespéré !

Alors, pourquoi est-ce que j'hésite ?

Est-ce parce que j'appréhende de me retrouver seul dans un habitacle confiné avec un client qui me plaît ? Ou simplement car il s'agit de lui ?

Je le trouve canon, c'est un fait. Mais il dégage aussi ce petit quelque chose d'intimidant et, bien que nous discutions souvent lorsqu'il passe au restaurant, je n'en sais que peu à son sujet.

Ceci dit, quand je pense aux trente minutes d'attente estimée avant mon prochain bus, je finis par m'exécuter sans me faire prier.

— Pardon, articulé-je enfin. Je vais mettre de l'eau partout.

— T'inquiètes, c'est moi qui doit me faire pardonner. J'ai pas vu qu'y avait quelqu'un à l'arrêt.

Après un sourire navré – super sexy ! –, son attention se porte sur la route et il redémarre.

Un peu plus détendu, j'ôte difficilement ma veste, la plie comme je peux et la pose entre mes pieds avant d'attacher ma ceinture.

— Tu finis que maintenant ? s'enquiert Déhon.

Sa nonchalance me tire toujours un sourire. Je tourne le regard vers lui, le sien est concentré sur la route. Je me rends compte que la visibilité n'est pas très bonne et comprends aisément pourquoi j'ai fini trempé.

Replaçant une boucle humide derrière mon oreille, je me pince la lèvre avant de me plaindre sans vergogne.

— C'est compliqué en ce moment. Il manque du personnel. En plus, Charlène m'a planté à la fermeture.

Déhon ricane encore.

Il passe souvent, le midi. D'habitude, on ne papote que le temps que je prenne sa commande ou lui ramène l'addition. Nous avons fréquenté le même collège, mais je ne me rappelle pas grand-chose de lui. Juste que ses potes et lui s'attiraient tout le temps les foudres des surveillants. Il me semble aussi avoir eu vent de ses nombreuses bagarres avec les idiots qui se moquaient de son vitiligo.

Je n'ai été scolarisé qu'une année dans ce bahut, alors nous n'avons dû nous croiser qu'au hasard, sans jamais échanger. Je sais tout de même qu'il est fils unique et d'origine antillo-congolaise. Ce sont à peu près les seules informations ayant filtré jusqu'à ma bande d'amis du moment et il m'a récemment confirmé avoir grandi à Neuilly-sur-Marne, où il est toujours bien ancré.

Perdu dans mes pensées, je ne me rends pas compte que je le dévisage jusqu'à ce qu'il m'y surprenne.

— T'es visiblement trop gentil, lance-t-il avec un sourire en coin qui marque sa fossette.

Dit ainsi, cela sonne comme une mauvaise chose. Il tourne à nouveau les yeux vers la route et je me mordille la lèvre en l'imitant.

Ce type ne parle jamais de lui. En général, il laisse plutôt les informations venir et place une ou deux phrases à des moments qu'il juge sûrement opportuns. Cette tendance cultive son côté mystérieux et titille ma curiosité. En revanche, il a toujours une oreille attentive quand je lui raconte mes anecdotes du travail.

Lorsqu'on s'est revus pour la première fois, je pense qu'il ne m'a pas du tout reconnu. Je ne me rappelais pas de son prénom, pour autant, son visage m'est resté familier et j'ai naturellement engagé la conversation en évoquant notre année commune au collège.

Au boulot, je suis Monsieur Contacts Faciles. Je converse toujours un peu avec les clients pour apprendre à connaître leurs goûts ou m'assurer qu'ils soient satisfaits du service. Déhon a eu un infime sourire sur le moment et s'est montré amical, mais je reste persuadé qu'il n'avait aucun souvenir de mon humble personne.

Comment lui en vouloir ? Je ne pense pas avoir marqué les esprits avec mon passage éclair dans cet établissement. Sans compter que mon caractère réservé ne m'a jamais aidé à briller. Nulle part ! Si ce n'est en musique, mais je suis simplement très doué dans ce domaine. Ma fadeur navrante ne nous a toutefois pas empêchés de continuer nos brefs échanges au fil de ses venues au restaurant. Nous ne sommes pas proches, plutôt de vagues connaissances, pourtant je me sens libre d'aborder des sujets un peu différents avec lui qu'avec mon petit cercle habituel.

Mes potes de fac pensent que je suis fou d'avoir voulu travailler en dehors de Paris. Quant à mes parents, ils n'attendent qu'une bonne occasion de me forcer à laisser tomber. Sauf que, ne leur en déplaise, j'ai besoin de ce poste. Il m'apporte une mini émancipation.

Je deviens un homme, quand même ! Je voudrais plus d'indépendance et une vie sociale plus active. Pour l'instant, ce n'est qu'une illusion maintenue par l'effervescence de la restauration.

Une illusion dont je suis loin de me satisfaire...

— Et toi ? osé-je afin de reprendre la conversation. Tu travailles dans quel secteur ? Parce que je te parle toujours de mes problèmes, sans trop m'intéresser aux tiens.

— J'en ai pas des masses, rétorque-t-il avec un petit rire. Je suis entrepreneur. Être son propre patron, ça met du baume au cœur des fois.

À mon tour de glousser.

— J'avoue que je t'envie un peu, du coup. Dans quel domaine es-tu, sans indiscrétion ?

— Je gère une petite entreprise en ligne, spécialisée dans la vente de CBD² et d'autres produits légaux dérivés du cannabis.

— Oh, c'est un commerce en pleine expansion depuis quelques années.

Déhon opine. Notre parlotte est soudain interrompue par la sonnerie de son téléphone. Il s'en excuse et, sans se soucier de se garer avant, accepte l'appel entrant.

Il plaque naturellement son téléphone contre son oreille.

Pour la première fois depuis que j'ai embarqué avec lui, je suis un peu mal à l'aise. Il n'a plus qu'une seule main – de plus très leste – sur le volant et seulement la moitié de son attention sur la route.

On me traite souvent d'intello coincé, mais je retiens parfois des choses qui agacent les gens de mon âge. Comme le fait qu'en 2020 – soit l'an dernier –, le téléphone au volant a causé environ 15% des accidents mortels chez les jeunes adultes. Le mois de mars débute peut-être à peine, mais les spots de prévention concernant la sécurité routière se sont multipliés durant les fêtes de fin d'années et ce taux m'a marqué.

Soit Déhon ignore ces chiffres. Soit il pense sa conversation téléphonique plus importante que nos vies.

— Oui, ben c'est bon, j'arrive, gronde-t-il un brin ennuyé.

Dehors, la nuit nuageuse est toujours ponctuée d'une pluie impitoyable. Pas de quoi me rassurer sur le risque qu'il prend en ce moment, pourtant je me garde bien de le contrarier plus qu'il ne l'est déjà.

Il poursuit avec des « Mh », des « OK » et un très sec « On en parlera face à face » avant de raccrocher. Je peux enfin reprendre mon souffle.

De son côté, Déhon tourne brièvement le regard dans ma direction et reprend comme si notre discussion n'avait pas été mise sur pause.

— Je t'assure que ça m'embête pas que tu parles de ton taf. Je t'aurais déjà mis un stop, si tu me saoulais.

Je lève les yeux vers lui et opine sans répondre. Je crois que je suis encore un peu stressé, mais il n'en fait aucun cas et reporte son attention sur sa conduite.

Je pense qu'il est comme ça, sans prise de tête, et je le trouve d'une nature plutôt calme.

En tout cas au premier abord.

Même s'il n'est pas très bavard, il n'a pas l'air de se gêner pour exprimer librement le fond de sa pensée. J'admire cette franchise et j'avoue que j'aimerais pouvoir être pareil sur ce point.

Perdu dans ma contemplation, je fronce légèrement les sourcils en constatant que Déhon circule dans un voisinage qui m'est étranger. Nous avons désormais quitté Neuilly-sur-Marne, j'en suis sûr, mais je n'ai aucune idée de laquelle de ses communes limitrophes nous sillonnons à présent.

Mon cœur se met à battre une chamade infernale dans ma poitrine quand nous bifurquons dans un cul de sac menant entre deux maisons. La ruelle, mal éclairée, accueille déjà un pick-up et une moto. Autant dire que je n'en mène vraiment pas large quand Déhon coupe le moteur !

Il pose le bras sur le volant et pivote vers moi. Je tente de ne pas montrer mon appréhension, mais tout un tas de scénarios glauques me passent soudain en tête. Parce que – joder de mierda (bordel de merde) –, que fichons-nous dans cette zone austère ?

— Je dois ramener quelque chose à un pote qui habite le coin, ce sera pas long.

OK, il répond à mon interrogation. Son regard pénétrant me trouble d'autant plus, mais son ton reste amical. Rien de menaçant ou de bizarre n'émane de lui. Sauf qu'il ne me laisse pas vraiment d'autre choix.

— Euh, ben, d'accord, bafouillé-je alors.

Indéchirable, Déhon esquisse un léger sourire avant de descendre de voiture.

***

Ranchera¹ : musique traditionnelle mexicaine qui trouve ses racines dans la musique folk et les ballades. Les chansons rancheras sont souvent accompagnées de mariachis et traitent généralement de l'amour, de la patrie et de la vie rurale.

CBD² : La molécule de CannaBiDiol est une des substances actives présentes dans le chanvre (cannabis). La consommation de produits à base de CBD a des effets relaxants et entraîne une sensation de bien-être, sans dépendance. Leur commercialisation est réglementée mais légale en France depuis novembre 2020, bien qu'elle ait débuté vers 2018.

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