53 : Ivan

La porte d'entrée émit un craquement sourd, résonnant dans toute la pièce comme pour donner une dimension théâtrale à l'arrivée de celui que l'on attendait. Alors que la silhouette malingre de Romain se découpait faiblement dans l'encadrement de la porte, un sac semblant trop lourd pour lui pesant sur les épaules, les deux personnes attablées le détaillèrent quelques instants. Sa mère se leva alors, accaparant le champ de vision du jeune homme. Elle posa sa main sur son épaule, et sous le regard soucieux qu'il appuyait sur elle, désigna d'un geste de main la deuxième personne attablée. Ivan frémit lentement lorsque les deux iris verdâtres de Romain se mirent à le détailler, une lassitude mêlée d'une extrême perplexité imprégnant son visage. Il jeta un regard vers sa mère, puis de nouveau vers l'homme tenant une tasse entre ses doigts crispés, lâcha un maigre soupir et d'un coup de tête, dit qu'ils allaient aller dans sa chambre.  

Son sac à dos glissa mollement le long de son bras avant de venir s'écraser contre le parquet. Ivan n'avait jamais vu le garçon être envahi d'une telle langueur, il semblait que le temps se ralentissait en sa présence. Un peu mal à l'aise dans cet univers inconnu, l'homme resta immobile, cherchant ses mots, ne sachant par quel côté il fallait commencer.

Puis comme lorsque l'on se retrouve prit au piège, tout sembla clair, limpide, quand Romain ferma la porte.

-Je suis désolé.

Trois mots si simples, si purs et clairs. Pour une fois pas de fioriture, pas de faux sourire, il semblait qu'aujourd'hui, dans cette pièce, il ne pouvait plus porter son masque. Il n'aurait rien pu dire d'autre que ces mots, ces mots qui l'avaient torturés durant des jours. Il avait été idiot, égoïste et ignorant d'avoir pu à ce point fermer les yeux face la situation de son ami alors que tout été là sous son nez. Ils l'avaient tous été, sans aucune exception, mais lui bien plus que les autres.

-J'aurais dû parler avec toi.. T'aider... Je ne sais pas, mais faire quelque chose... Lorsque j'ai... Tu vois..

Face au regard d'oiseau de proie de son interlocuteur, Ivan s'emmêlait, tremblait. Il avait si peur que le garçon rejette ses excuses, se braque ou se vexe. Il voulait faire un pas vers lui, pour une fois agir d'une bonne façon, mais le chemin était piégé à chaque pas.

-Je ne leur ai rien dit pour..

Il avait l'impression qu'à chaque mot, il s'éloignait davantage de Romain et il se demanda comment il avait pu imaginer, ne serait-ce qu'à un seul moment, pouvoir réussir à résoudre cet énorme problème, lui, l'homme qui n'arrivait même pas mener sa propre barque. Sa tête était sens dessus dessous, une tornade d'idées et de mots. Il n'y arriverait jamais, il ne le connaissait pas assez, il ne savait pas être réconfortant. Alors que face à ce mutisme, Romain n'esquissa aucun geste, les bras ballants au centre de la pièce, Ivan décida qu'il fallait arrêter de chercher ses mots, mais juste les dire.

-Ta mère m'a raconté beaucoup de choses. Et je voulais vraiment m'excuser, au nom de tous, d'avoir été aussi ignorant et égoïste. Je suis désolée d'avoir vu en toi un rival, d'avoir agi comme un enfant afin de t'accaparer Yseult, de t'avoir de nombreuses fois sous-estimé alors que tu es le plus fort de nous deux, le plus fort que tous ceux que je connais.Tu ne peux pas imaginer comme je me sens coupable d'avoir agi de façon aussi débile.

Il laissa passer un ange, se mordant la lèvre inférieure.

-Je veux aussi que tu reviennes à la bibliothèque, ce n'est plus pareil sans toi, on s'inquiète et on veut te revoir parmi nous, qu'il n'y ait plus aucun siège libre autour du bureau.


Sans un mot, ni même une expression, Romain se déplaça lentement vers son bureau. Du bout des doigts, il souleva un à un les dessins qui le recouvrait avec une grande perplexité, les regardant ou les aplatissant d'un revers de main. Un pli entre ses sourcils s'était formé et bien qu'il eut fini de tous les passer en revue, il réitéra sa tache, toujours avec la même minutie. Ivan, changé en statue de sel, l'observait intensément, attendant avec avidité le moindre mot, un simple geste, pouvant l'éclairer sur les sentiments du jeune homme après cette déclaration. Romain était finalement devenu immobile, tenant à bout de main un dessin semblant fascinant à ses yeux, il semblait pris dans une profonde réflexion. L'homme observant le moindre de ces mouvements quand il froissa nonchalamment la feuille en s'adressant à lui.


-J'ignore totalement quoi te répondre. A vrai dire je ne m'étais jamais préparé à cette conversation, du moins avec toi. J'ai toujours vu que tu ne nous avais pas vraiment appréciés, Raphaël et moi, j'ignorais qu'un élan de remords et compassion pouvait à ce point changer la donne. 

Il laissa tomber la boulette sur le sol, roulant mollement jusqu'au pied du bureau.

-Je ne pense pas que je reviendrai à la bibliothèque, j'ai pour horreur que l'on me questionne, que l'on me pouponne ou que l'on me considère comme une bête de foire. Je suis d'ailleurs assez déçu que ma mère t'ait parlé de mes petits problèmes... De plus, j'ai déjà d'autres chats à fouetter, reconstruire tout ce que j'ai détruit au cours des deux dernières années est un travail assez long et fastidieux, j'aime autant ne pas me disperser. Merci d'être venu prendre de mes nouvelles. 

Il lui jeta un dernier regard, accompagné d'un maigre sourire, signifiant pour lui que la conversation était close. Ivan se détourna alors, et en se tordant les mains d'hésitation, se dirigea vers la porte. Alors qu'il allait abaisser la poignée, une idée folle lui vint en tête et comme l'on laisse tomber une bobine de fil, les paroles coulèrent sans interruption, sans retenue. 

-Quand je me suis rendu compte que Lise ne m'aimait pas et ne pourrait jamais tomber amoureuse de moi, j'étais totalement perdu, je suis devenu fou, triste, possessif avec la moindre personne qui m'entourait. J'ai toujours eu, depuis mon adolescence, une sorte de mal-être intérieur dont je ne savais identifier la provenance et Lise a toujours été ma bouée, un espoir que quelqu'un pourrait vraiment m'aimer, moi, et non le "Ivan" que la plupart des personnes connaissent. Mais lorsque j'ai vu cet espoir s'éteindre devant mes yeux, je n'avais plus rien. J'ai alors sombré un peu plus dans ma drogue quotidienne, la course. J'aurais pu courir jusqu'au bout du monde, jusqu'à mourir d'épuisement. Il m'en fallait toujours plus pour faire taire mes pensées, pour mettre un peu d'ordre dans ma tête.

Romain ne l'avait pas lâché du regard depuis le début de son récit, comme si un nouvel être venait d'apparaître devant lui. Le besoin de se confier avait été trop fort. Ici, dans cette pièce au mur faiblement décoré, au meuble encore enfantin, les masques tombaient un à un. Les secrets, les peurs pouvaient enfin être dévoilés sans jugement ni a priori. Comme par réflexe, le garçon posa sa main sur son avant-bras, là où sous le coton du tissu de nombreuses striures sillonnaient sa peau. Il était étrange de voir devant lui cette souffrance, si différente et pourtant si proche de la sienne, comme s'il faisait face à un miroir déformant, lui renvoyant un reflet distordu de sa propre existence. La main toujours posée sur la poignée de porte, les yeux fixés sur la boulette de papier gisant au sol, Ivan continuait de se confier. 

-Chaque fois que je la voyais, chaque jour avec un nouveau sourire face aux autres, j'avais l'impression de m'enfoncer lentement dans une sorte d'abîme étrange. Yseult était là pour m'épauler, et j'ai peur de l'emmener dans ma chute même si je n'arrive pas à me séparer d'elle. J'ai parfois l'impression d'être totalement démuni face au monde qui m'entoure, d'être toujours à contre temps, de ne pas arriver à me fondre. Il y a cette force étrange dont les autres font preuve que je n'arrive pas à trouver en moi.

Il passa sa main sur son visage et dans un soupir secoua la tête. S'était-il un jour confié comme il venait de le faire ? Désormais, il ne voyait plus Romain comme un étrange adolescent introverti, mais comme un soldat, un combattant courageux capable de le guider parmi cette vie qui lui paraissait chaotique. Il voulait qu'il l'aide, qu'il lui montre où puiser cette force qui lui avait permis d'avancer en gardant toujours la tête hors de l'eau. 

-Tu dois sûrement me prendre pour un enfant capricieux se plaignant bien qu'il mène une vie facile, alors que tu as vécu tellement de choses. Mais je voudrais que nous nous aidions mutuellement, que l'on devienne de bons amis. Je veux pouvoir t'aider dans ta quête, je veux que tu m'aides à trouver mon chemin. 

Romain s'approcha alors du jeune homme et posa sa main sur son épaule. Il était partagé par un affreux dilemme, mais pour une fois, il laisserait ses peurs de côté, l'on venait de lui tendre une main sincère, une aide, un allié. Et pour une fois, il ne voulait pas lui tourner le dos, car, peu importe s'il s'en sortirait totalement ou non au bout du compte, il ne serait jamais seul face à ses propres démons. Il y aurait toujours une oreille attentive. Il hocha alors la tête, et affichant le sourire le plus rayonnant possible, accepta cette proposition étrange. 

Le chemin serait tortueux, mais aujourd'hui, dans cette petite chambre, ils semblaient déjà tous deux voir la lumière au bout du tunnel.



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