Un visage dans la foule
L'humanité est une fourmillère. De longues années m'ont été nécessaires pour le constater et de nombreuses années me restent pour le prouver un peu plus chaque jour. Tant de visages que l'on croise et qui disparaissent immédiatement après qu'on a pu observer les traits dont ils sont constitués. Parfois, l'un d'eux reste imprimé un peu plus longtemps sur nos rétines, une caractéristique extraordinaire nous frappe le regard et nous retenons cette physionomie dans nos esprits.
Je me suis longtemps questionné sur ce sujet. Que voyaient les gens en apercevant ma grande silhouette ? Que pensaient-ils en distinguant mon visage ? S'en souvenaient-ils seulement un peu plus que quelques secondes ? Y prêtaient-ils seulement attention ?
Longtemps cette simple question resta pour moi sans réponses ; en fait, elle le demeure encore aujourd'hui. Je souhaiterais tant inspirer autant d'admiration, de fascination qu'elle m'en inspira. Que les gens voient mon visage partout, qu'ils en rêvent après avoir seulement croisé la lame de mes yeux, qu'ils se souviennent de moi que je me souviens d'elle.
Car je me souviens de chacun de ses traits, chacun de ses regards, chacune de ses expressions.
Je la voyais partout, je rêvais de son portrait, je m'en consumais.
Lorsque j'osais mettre le pied dehors, je croyais l'apercevoir à chaque coin de rue. Les lèvres rosées d'une femme me faisaient penser à la perfection de sa bouche carmin, les yeux bleus d'un nourrisson faisait rejaillir la vision de ses iris azur, et chaque mèche de cheveux, blonde, brune, rousse, noire, réveillait le songe de sa cascade ébène, dont je sentais encore l'effleurement soyeux contre ma joue.
Son portrait, le jour de notre rencontre, m'était apparu au milieu de la foule. La fin de la journée était arrivée, et les rues grouillaient, chacun voulait regagner son domicile au plus vite, aller embrasser ses enfants et sa femme, et je tentais vainement de me dégager de ce pullulement qui m'entraînait à l'inverse de ma destination. Je me cognais aux coudes de l'un, frappais par inadvertance le nez d'un autre, bousculais une femme et son enfant, me débattant dans cette cohue. Je parvins à me retirer sur le bord, et m'appuyai contre un mur décrépi d'une masure. Ma tête bourdonnait des bruits du bouillonnement d'hommes, et je sentais le monde tourner autour de moi. Je fermai mes paupières, les appuyant fort l'une contre l'autre, comme pour évacuer mes maux de tête qui s'amplifiaient à chaque parole prononcée dans toute cette effervescence. Je finis par secouer la tête, comme pour évacuer les parasites qui y volaient à leur aise, ouvris mes yeux pour me relancer dans l'agitation nerveuse de ce peuple. Mais lorsque je jetai un regard désespéré à la foule, j'aperçus un visage. Il semblait rayonner, dans la masse d'ombres qui l'entourait. Le soleil pâle faisait jaillir de ses cheveux de jais un éclat dont je ne saurais décrire la nature mais qui semblait avoir été créer par la main de Dieu. Son regard croisa le mien pendant une seconde infinie, et je sentis mon cœur battre contre mes côtes. Ses yeux dégageaient une telle malice que je m'en retrouvai retourné. Elle me sourit avec engagement puis fis un signe de la main. Malgré le fait qu'elle se trouvât à une trentaine de pieds de moi, je pouvais distinguer le moindre détails de sa robe de flanelle, le moindre détail de ses gants brodés de fils d'or et pourtant je n'y prêtai aucune attention. Son visage, comme hypnotisant, brouillait tout le reste, effaçait le paysage alentour. Il me semblait être plongé dans le noir, dans un silence hurleur. Dans les ténèbres, seule elle brillait, seule elle procurait un peu de lumière. Le signe qu'elle me fit semblait m'inviter à la suivre, ce que je fis sans trop réfléchir. Je me fondis à nouveau dans la foule, qui m'écrasa. Mais j'étais trop ensorcelé par le doux faciès de cette créature divine pour ressentir la pression des êtres qui s'exerçait contre son torse et qui le faisait suffoquer.
Je la suivis donc dans le courant du bouillonnement du monde, tentant vainement de sortir la tête des flots pour ne pas perdre cette sylphide qui m'avait ensorcelé. Une voix intérieur chantait dans mon cœur, m'intimant de suivre la délicieuse créature.
Je m'en rapprochais lentement, me faufilant entre les corps, qui m'étouffaient presque sous leur masse lourde et suintante. Elle se retourna, me lançant un sourire ensorcelant qui fit remuer mes entrailles. Je la hélai, lui suppliant de ralentir mais elle sembla, au contraire, accélérer sa course, peut-être pour se faire un peu plus désirer. Je pressais encore un peu le pas, soulevant des protestations autour de moi.
« On veut tous rentrer chez nous, pas besoin de nous bousculer ainsi ! » entendis-je vitupérer les voix criardes derrière moi.
Je les ignorai. Un homme passa devant moi, m'ôtant la vue de la jeune femme qui je tentai de rejoindre. Je râlai, m'écartant de sa large carrure pour retrouver la vue de celle qui faisait remuer mon cœur mais elle n'était plus. Je fronçai les sourcils, sentant mon organe vitale s'arrêter. Où était-elle ? Elle ne pouvait pas avoir tout simplement disparu ! Je me retournai, tentant vainement de la retrouver. Rien. Elle semblait s'être évaporée.
En rentrant le dos plié chez moi, je sentais une lourde pierre peser sur mon cœur. Lorsque je poussais la porte de mon domicile, et sentis le doux fumet qui flottait dans l'air, je fus frappé d'épouvante. La vue de cette femme m'avait fait oublié l'existence de ma propre famille. Les enfants, ma propre progéniture, me parurent inconnus alors qu'ils sautèrent joyeusement dans mes bras pour que je les embrassât. J'étais glacé à l'idée d'aller à la rencontre de ma femme, tant la culpabilité me pesait. Lorsque je la vis, trônant dans le salon dans ses beaux habits et son sourire serein, je fis un pas en arrière et faillis sortir de la maison.
Les jours, les semaines et les mois passèrent sans que je ne revis l'exquise créature dont j'avais brièvement fait la rencontre. J'eus beau l'attendre, la désirer, j'eus beau me noyer dans cette foule bouillonnante pour revoir, ne serait-ce une mèche de ses cheveux ; rien n'y fis. Et je rentrais tous les soirs, empli de cette même culpabilité auprès de ma famille. J'étais tantôt un maître, un seigneur à la recherche de sa belle, tantôt une misérable créature lâche et abjecte. Son visage commençait à s'effacer dans mon esprit, je n'en retenais plus que des traits grossiers, brouillés, comme les vagues effacent le nom des amants sur le sable. J'avais tenté d'en redresser un portrait, avec mes maigres connaissances en dessins mais impossible. Je finissais toujours par le déchirer, frustré de mon incapacité. Puis je me calmai et je résonnais. Après tout, comment représenter une créature aussi parfaite à l'aide de traits fuyant sur une feuille ? Je riais alors de ma bêtise, au milieu des larmes de désespoirs que je venais de verser. Puis, je commençais à douter. Était-elle seulement réelle ? Était-elle un songe que mon imagination lasse avait inventée ?
Puis, un jour, je rentrai du travail, la tête courbée et le regard lasse. J'avais fini par abandonner l'idée de revoir la belle.Mais, alors qu'on me marcha sur le pied, je relevai la tête pour voir qui était la personne qui ne s'était même pas excusée, mais mon regard fut attraper par un autre détail de la foule. Je restai bouche bée. Une mèche de cheveux volaient dans l'air, agitée par les légères brises qui s'échappaient du flot humain. Le doux visage que je reconnaissais à présent, au teint de nacre, se tenait dans la foule, juste devant moi. Je voyais les perles de ses dents jaillir d'un sourire aux lèvres corail, son cou découvert par la robe évasive, qui serrait sa taille gracieuse. Cette fois, je ne la laisserais pas passer. Je courais, contournant les corps, sautant par-dessus les enfants, criant, suppliant à la jeune femme de s'attarder pour m'attendre. Cette fois, elle fit ce que je lui implorais. Elle sourit doucement, et je pus l'atteindre. Alors, hors d'haleine, je m'apprêtais à la saluer quand elle agrippa mon bras et me fit émerger de la foule. Nous disparûmes dans une petite ruelle humide, dont les pavés disjoints me firent trébucher. Elle marchait bien vite, si bien que sa jupe se soulevait et laissait paraître deux délicieuses chevilles de satin. Des mèches éparse, dispersée sur son visage comme les cheveux d'une pirate, me caressaient parfois le visage, et je fermai les yeux de contentement. La course continuait, et je suivais avec peine. Soudain, je réalisais que l'emprise de la main s'était relâchée. Je rouvris les yeux, que je ne me souvenais pas d'avoir clos, pour m'apercevoir que je me trouvais dans une ruelle vide. J'appelais, mais rien ne vint.
J'étais glacé, humide de sueur. Je claquais des dents, et me frottais vigoureusement l'avant-bras, qui me démangeait furieusement. Alors que je baissai le regard pour voir ce qui était la cause de ce picotement pour découvrir deux longues balafres qui couraient sur ma peau. Ces deux tranchées sombres labouraient mon bras, et une douleur finit par y germer. Ses longs ongles étaient la cause de cette mutilation. Je créai un bandage à l'aide d'un mouchoir et rentrai chez moi, encore abasourdi. Le soir, ma femme remarqua ma mine déconfite et redoubla d'ardeur à me consoler.
Le temps passa, et les deux cicatrices qui ornaient mon avant-bras ôtaient mes derniers doutes quant à la véracité de cette mystérieuse histoire. Aussi, la douce odeur qui ornait à présent les vêtements que portais ce jour-là avait persisté et je n'avais osé les laver, de peur qu'elle ne quitte leurs étoffes. Je voulais avoir le plus de preuves de son existence, je voulais ne jamais douter quant à l'existence palpable de cette sylphide. Une fascination m'empoisonnait, et je ne pouvais m'empêcher de passer mes soirées assis sur le bord de la rue, espérant retrouver une trace d'elle. Je finis par quitter mon travail, pour pouvoir rester plus longtemps, les yeux dans le vague sur une terrasse, attendant vainement qu'elle se montrât.
J'ai fini par oublier le visage de ma femme, celui de mes enfants. Je erre seul dans les rues, emprisonné par un songe. Et je vois partout où je vais une ombre de cette divine femme, sur le visage d'une femme, sur les lèvres d'un enfant, dans les yeux d'un homme. Et j'attend le jour où le destin me la rendra.
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