Un ami
Le jeune René, dont les sept ans tout juste fêtés transparaissaient en éclat de malice sur son visage mutin, n'avait rien d'exceptionnel. Fils d'une blanchisseuse et de son mari ouvrier, il n'avait pas toujours de quoi remplir son estomac gourmand, qui criait famine à la moindre fringale du jeune garçon, et qui semblait absorber la nourriture engloutie en quelques secondes à peine. Néanmoins, il ne se trouvait pas à plaindre et, bien que les fins de mois se trouvassent parfois difficile, et bien qu'il dût faire taire son ventre affamé, il était bien portant. Sa mine fraîche et son air espiègle témoignait sa force et son caractère.
Il était bien libre de toute emprise familiale, et en profitait pour vagabonder dans tout le pays, emmenant parfois avec lui quelque camarade déniché au bord du chemin, lors de gigantesques escapades qui les amenaient parfois dans les lieux interdits, ou dans une cachette quelconque.
Le jeune garçon s'était construit une certaine réputation et, partout où il gambadait, son nom était murmuré.
« V'là encore le fils Cuche. »
Cette réputation d'enfant briguant, de vagabond avant l'âge, plaisait à ce chenapan, qui ne put bientôt plus sortir s'empêcher de confirmer les paroles des adultes. On le retrouva à voler des œufs dans les poulaillers, non pas pour les manger —on le trouva d'ailleurs à les fracasser sur la route — mais pour le simple plaisir de braver l'interdit. Chaque parent défendait la compagnie du garçon à leurs enfants mais ces derniers se gardaient bien d'obéir à ces ordres. Peu apprécié des adultes et personnes sensées, le jeune était peu à peu devenu une idole auprès des garnements, qui voyaient en lui l'image du rebelle se soulevant contre l'autorité parentale et rêvaient qu'un jour, ils lui ressembleraient. Mais malgré toute cette marmaille qui semblait s'accrocher à ses guenilles, René se sentait seul, infiniment seul ; il n'avait pas d'ami. Parfois, le cœur lourd, il s'arrêtait sur une pierre pour songer à la solitude de ses ballades. Les autres s'inquiétaient alors de la soudaine mélancolie qui avait envahi ce visage juvénile et le harassaient de questions. Qu'avait-il ? Il ne voulait plus jouer ? Pourquoi cet air sombre ? Il haussait les épaules, et ne répondait pas. Et on s'était accoutumé à ces crises aussi soudaines que passagères. Le garçon se relevait et, plus frais et plus fort, s'élançait vers de nouvelles escapades.
Un jour, alors que le gamin courait sur les routes, il aperçut une silhouette dans le bois qui longeait la route. Il s'arrêta aussitôt et, dans l'espoir de trouver un nouveau camarade pour partager ses jeux, s'avança entre les arbres. Bien vite, il réalisa que l'ombre était bien trop grande pour y retrouver un ami, mais mû par une curiosité soudaine, le petit ne put s'empêcher d'aller voir à qui appartenait ce contour dessiné entre les troncs. L'heure était avancée, et le crépuscule baignait les bois d'une lumière pâlotte, et presque hésitante. La lune perçait entre les branches et son rayon doux caressait le visage du jeune Cuche. L'atmosphère était calme et apaisante. Les branches craquaient sous les pas hésitants du jeune garçon, qui tentait vainement de héler le singulier personnage. Ce dernier restait dans un silence de mort.
Quand il arriva enfin à la hauteur de la silhouette, le fils Cuche put distinguer pleinement les origines des contours qu'il avait distingués entre les arbres.
Si l'homme lui avait paru si grand, c'était parce que les pieds de ce dernier se trouvaient à un mètre du sol. Ils se balançaient doucement dans le vide, agités par la faible brise qui se faufilait entre les troncs, si bien qu'ils paraissaient vouloir marcher dans les airs. Les bras ballants qui pendaient, comme sans vie, aux flancs maigres de l'homme semblaient s'harmoniser aux mouvements des jambes et dansaient au rythme du bas du corps. Le jeune garçon était hypnotisé par ce corps, comme animé par la vie du bois, à l'heure où les bêtes se réveillent. Il tendit son corps, ainsi que sa main, pour saisir les paumes calleuses et flasques de l'homme. Elles étaient froides. Dans un élan généreux, René détacha son écharpe et la lia avec délicatesse autour des mains raides et roides de son nouveau camarade. Il recula pour admirer son œuvre, et put ainsi apercevoir, en haut, tout en haut, un visage bleuté au clair de lune. La langue noire tombait , inerte, hors des lèvres ébènes. Les yeux étaient exorbités et leurs veines rougeâtres en ressortaient d'autant plus dans ce tableau bleuâtre que formait cette figure inanimée.
Autour du cou, comme un collier lové, s'enroulait une corde de chanvre.
Frappé par ce portrait, le jeune René recula de quelques pas. Puis, il reprit son courage et s'approcha du corps. Il s'assit sur une souche, sans dire un mot, et fixa l'homme du regard intrigué de l'enfant face à la mort. Un oiseau, ombre dans cette obscurité claire, s'envola dans un bruissement ; les feuilles étaient agitées par un courant d'air ; René attendait que l'homme ouvrît sa bouche, n'osant entamer lui-même la conversation. Dans l'innocence enfantine d'un homme qui n'a pas encore connu de cadavre, le jeune garçon ignorait que l'inerte corps ne répondrait pas à ses attentes. Finalement, il se décida, confondant le mutisme mort de son compagnon avec une sorte de timidité maladive.
« Fait froid, tu trouves pas ? », s'élança-t-il en déglutissant.
N'obtenant aucune réponse, il prit un grand bol d'air et déblatéra d'une traite ce qu'il avait sur le cœur au pauvre cadavre muet. Il se sentait si seul, dans c'te pays. Toute la marmaille voulait gambadait avec lui, mais il ne trouvait pas de vrais compagnons, un chouette gars qui pourrait être son confident, son complice. Pas quat' gamins qui se roulaient à ses pieds comme des chiens obéissants. Ça l'ennuyait. Et il avait vu ce grand corps, ce corps d'adulte et s'était dit : « Tiens, en v'là hein qui pourrait bien dev'nir mon ami ». Qu'importait l'âge, pas vrai ? Puis, il avait vu que l'homme était plus petit. Bon, il devait bien avoir dix-huit ans, mais ils pourraient s'entendre.
Il continua à discuter, dans un monologue incessant durant lequel il faisait parfois une pause. Il avait le fol espoir que son nouvel ami lui répondît.
Les jours passèrent, et le jeune garçon revint. Il aimait passer du temps aux côtés immobiles et silencieux de son ami. Parfois, il restait lui aussi muet, lorsqu'il ne se sentait pas la force de parler. Et il se tissa, aux yeux de René, une vraie complicité entre ce jeune freluquet et ce cadavre. Le jeune chenapan avait enfin trouvé un acolyte digne de lui.Il ne trouvait plus ce jet d'adrénaline lorsqu'il brisait les lois : il préférait largement passer du temps avec son ami. Ses anciens compagnons, qu'il commençait à délaisser quelque peu, se lassèrent vite de ce nouveau caractère et cessèrent tous contacts. Un nouveau chef de la bande s'était imposé, et ce troupeau gambadait tout comme auparavant, sans René. Lui, heureux, s'épanouissait dans cette nouvelle amitié.
Ses parents ne remarquaient pas de changement. L'enfant était si souvent absent qu'ils ne remarquaient même plus sa présence.
René ne semblait plus remarquer le mutisme du cadavre. Il inventait à ses côtés de longues discussions, et le mort lui répondait par de profonds regards. Le jeune garçon lui contait ses déboires, ses pensées, ses peurs. Il recevait de la part de son ami des paroles consolantes, transmises par ses prunelles noires et sombres.
Mais les nombreuses heures ne lui suffisaient plus pour assouvir sa soif de paroles. Le jeune garçon se sentait emprisonné par ses besoins naturels et commença à envier son ami, qui ne semblait ni avoir besoin de se nourrir, ni de s'abreuver. Il le jalousait secrètement, et tenta d'obtenir la même indépendance vis-à-vis de la nourriture. Il cessa de manger mais s'aperçut bien vite que cela serait impossible. Il fit un malaise sur une route, et cessa sa folle tentative de se rapprocher de son camarade. Puis, une idée germa dans son esprit innocent empli de candeur. Et si l'homme ne pouvait succomber à ses besoins grâce à l'étranger collier qui lui enserrait le cou ?
René disparut. Ses parents ne s'en aperçurent pas immédiatement et le soupçonnaient d'avoir été farfouiller dans quelque endroit sauvage du pays, et de s'être égarer. Puis, les jours passèrent et ils commencèrent à s'inquiéter. Ils alertèrent les autres villageois, qui les aidèrent dans leurs recherches de l'enfant.
On finit par le trouver, accroché à une branche d'un arbre, aux côtés d'un autre pendu, dont le cadavre suintait de vie animale.
Le petit avait finalement rejoint son ami.
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