XI/ Esprits
Nuage de Gui triait des plantes en grommelant de frustration : on avait jamais vu ça ! Son talent était brimé, cruellement réduit à faire du rangement de baies.
Tandis que, de son côté, Fleur de Lierre partait dans les méandres de la pinède pour chercher de la mille-feuille et du romarin.
Mais lui, pauvre créature, finirait ses jours ici à pourrir dans l'obscurité étouffante de cette caverne !
« C'est parfaitement scandaleux, siffla tout bas le jeune mâle, sa queue s'agitant avec exaspération.
- Un problème ? lui demanda son mentor, l'air de rien.
- Pas le moindre ! J'aime... que dis-je !? J'adore perdre mon temps à compter des graines de pavots ! »
Son mentor, sans même daigner lui adresser un regard, lui lança :
« Parfait, je préfère ça ! À tout à l'heure. »
Nuage de Gui, abasourdi, geignit en désespoir de cause :
« C'est ça, pars ! Tu auras la mort de mon génie sur la conscience !
- J'en prends le risque ! »
Le novice cracha, irrité. Depuis bientôt une demi-lune, il avait l'impression que Fleur de Lierre ne lui apprenait plus rien.
Sa vie était d'un monocorde...
Chaque jour n'était que le terne reflet du précédent. Trier des plantes, s'occuper des anciens et des tracas futiles du quotidien; tout cela en restant cloîtré au camp !
Une aberration.
Les rares moments où il se sentait revivre c'était lors des entraînements martiaux avec Perle d'Obsidienne.
La guerrière lui enseignait une nouvelle façon d'envisager la nature et le monde. Elle lui contait des mythes et des légendes aussi merveilleuses que terrifiantes. Elle lui faisait découvrir des parties du territoire aussi sublimes qu'insoupçonnées !
Les autres apprentis savaient-ils que du haut d'un grand pin on voyait jusqu'aux montagnes !? Savaient-ils qu'un ancien terrier de blaireau donnait sur une grotte immense avec un point d'eau ? Savaient-ils qu'au cœur des marais se trouvait une petite île bien sèche où le soleil perçait le manteau épineux des épicéas ?
Non, indéniablement non, les autres ne pouvaient rien savoir de tout cela...
Ces séances étaient des parenthèses suspendues où rien ne pouvait l'atteindre si ce n'est les vertus de la connaissance.
Nuage de Gui aimait découvrir, questionner... plus que cela il aimait savoir !
Savoir tout sur tout et savoir mieux que tout le monde.
Perle d'Obsidienne parlait avec profondeur, avec un goût exacerbé pour le beau, avec un désir vibrant pour la vie.
Tout cela, tous ces mots justes et endiablés, traitaient de l'univers, d'un Tout !
Savez-vous parler du monde ? Du monde dans toute sa majesté ?
Nuage de Gui espérait en être capable un jour...
Une voix, grave et presque voilée, le tira brusquement de ses songes; quand on parle de la louve !
« Je peux sentir ton exaspération à l'autre bout du camp ! »
Le jeune novice se retourna, l'œil soudain plus vif :
« Tu t'es perdue ? la railla-t-il, sans réelle méchanceté.
- Tu vas me faire regretter d'être passée ... »soupira Perle d'Obsidienne, faussement vexée.
La guerrière ébène se tenait au centre de l'antre des guérisseurs, sa fourrure de nuit nimbée des reflets timides de l'aube glacée.
Elle darda ses prunelles rougeoyantes sur lui et murmura :
« Tu es puni ?
- C'est tout comme ... Fleur de Lierre, se lasse de m'entraîner je crois ! »
La femelle secoua la tête :
« Un peu de compassion pour notre guérisseuse ! Ça ne doit pas être évident tous les jours de former un génie !
- Tu crois qu'elle n'a plus rien à m'enseigner ?
- Peut-être, ou bien elle attend quelque chose de toi pour passer à l'étape supérieure ! »
Nuage de Gui roula des yeux :
« Laisse-moi rire, que peut-elle attendre de plus ? Je suis parfait ! »
Perle d'Obsidienne ricana :
« Si Fleur de Lierre cherche un brin d'humilité de ta part, elle va pouvoir patienter un peu !
- La fausse modestie ne mène à rien ...
- Et l'arrogance mène à la médiocrité, répliqua son aînée.
La sévérité qui perçait dans sa voix l'empêcha de fanfaronner davantage. D'un coup il se sentait petit et vulnérable face à ce regard qui le transperçait sans ménagement. Mais le jeune chat sentait que quelque chose était différent ce matin. Perle d'Obsidienne paraissait fatiguée et, derrière son apparente dureté, on décelait un abattement qui ternissait le fond de ses prunelles.
« Sais-tu ce qui te manque, Nuage de Gui ?
- L'Humilité, paraît-il...
- Oui, mais pas seulement. »
Au moment où le novice allait pester contre Perle d'Obsidienne -qui, manifestement, ne voyait que ses défauts- une petite silhouette frissonnante apparut à l'entrée de la tanière.
Nuage de Gui sentit son échine s'hérisser d'angoisse :
« Qu'est-ce qui t'amène ici, Petit Tigre ? »
Le chaton ne réagit pas et regarda devant lui avec cet air hagard qui caractérise si bien les fous.
Un épuisement absolu se lisait sur les traits du jeune félin, à croire qu'il ne dormait plus depuis des lunes ...
« Petit Tigre ? » l'interrogea Perle d'Obsidienne avec une douceur surprenante.
Mais Petit Tigre était loin, incroyablement loin.
Ses yeux d'ambre tremblotaient dans ses orbites avec frénésie, son pelage brun tigré était plaqué contre ses flancs et ses griffes lacéraient le sable méthodiquement sans jamais s'arrêter.
Perle d'Obsidienne se pencha sur le chaton et, devant la mâchoire pendante de surprise de Nuage de Gui, se mit à faire sa toilette.
Doucement, tout doucement, les griffes de Petit Tigre cessèrent de déchirer le sol.
Le chaton était toujours ailleurs mais dans une contrée un peu moins lointaine...
« Les voix, lâcha Perle d'Obsidienne.
- Quoi, « les voix » ? répéta le jeune guérisseur.
- Il murmure « les voix » en boucle ... »
Nuage de Gui, n'osait pas approcher. Ce chaton lui rappelait de mauvais souvenirs, ce chaton était trop étrange, ce chaton était...
« Ce chaton n'est rien de plus ou de moins qu'un chaton. Nous sommes tous plus ou moins cassés par la vie, Nuage de Gui. Petit Tigre a côtoyé l'horreur de trop près et cela bien trop tôt, ça l'a brisé. C'est à nous de lui montrer que la vie peut aussi être magnifique. Tu as eu le privilège Nuage de Gui d'être en partie épargné par la violence de ce monde. Alors les êtres un peu cabossés t'effraient, c'est normal. Mais tu découvriras que les félins dépourvus de failles sont de vastes mascarades, que ceux qui assument leurs fêlures sont magnétiques mais ceux qui ne sont que des abîmes sans fond... ceux-là sont angoissants. Ils crispent. Ils dérangent. Parce qu'au fond, on se dit : je ne le comprends pas, il ne parle pas ma langue, je ne peux pas communiquer. Et pourtant, en acceptant que le monde ne se limite pas à notre propre perception on arrive bien mieux à l'entendre et à le comprendre. »
Nuage de Gui ne répliqua rien. Il n'était pas d'accord. Certains chats étaient fous. C'était un fait, c'était comme ça, et toutes les plantes du monde ne pourraient leurs rendre la raison.
« Comment peut-on vivre sans la raison ? » la questionna-t-il, un peu perdu.
Perle d'Obsidienne, qui essayait toujours d'apaiser Petit Tigre à coup de ronronnements et de caresses, lui répondit avec un air las :
« Mais qu'est-ce que la raison ? J'ai vu des félins agir atrocement alors qu'ils croyaient agir avec sagesse... La raison c'est ce qu'on en fait, à savoir pas grand chose ! »
Nuage de Gui hocha la tête, peu convaincu. Il essaya néanmoins d'observer le chaton sans le craindre, avec un recul médical :
Il entendait des « voix » manifestement, des voix qui le rendaient fous.
Mais alors qu'elle pourrait en être la cause ?
Des voix venues d'ailleurs ? Il n'y croyait pas une seconde : laissons les esprits où ils sont, nom d'une crotte de vison !
L'œil de Petit Tigre était presque révulsé d'horreur. Si ça continuait dans ce sens, s'il ne trouvait pas comment l'aider, le chaton finirait peut-être bel et bien par mourir de peur ...
« Il a l'air d'avoir mal, Nuage de Gui. »
L'intervention de Perle d'Obsidienne le fit cracher d'exaspération :
« Silence ! »
Nuage de Gui avait besoin de calme pour comprendre.
Il s'attendait néanmoins à recevoir un pique en représailles mais la guerrière capitula sans un mot de plus. Le silence, seulement ponctué des gémissements d'effroi du minet, s'imposa au-dessus d'eux comme une chape de plomb.
Le silence, quand on le laisse faire, avait cette propension démesurée à avaler les êtres dans un drôle de néant.
Petit Tigre essayait de faire taire les voix comme il le pouvait en frappant ses oreilles de ses pattes. La violence qu'il mettait dans ses coups était impressionnante, à croire qu'il voulait s'arracher les tympans.
« Il va finir par devenir sourd s'il continue comme ça. Voilà une solution comme une autre pour faire taire ses démons ! »
Le sarcasme intérieur de Nuage de Gui le mit sur une piste : et si...
« Amène-le dehors, dans la lumière ! »ordonna-t-il.
Il fallut des trésors de patience pour mener le chaton sous l'œil brûlant du soleil. Petit Tigre se roula en boule, tout tremblant, comme pour fuir les lueurs glaciales de l'aurore.
« Les voix... taire les voix... elles grattent... les voix ! »
Nuage de Gui, saisit d'une conviction sûrement déraisonnable, alla chercher de la mousse pleine de bile de souris et en fit couler dans l'oreille droite du chaton...
Le jeune guérisseur intima à Perle d'Obsidienne de maintenir son patient tandis qu'il observait l'intérieur de l'oreille.
Il inclina délicatement la tête de Petit Tigre de sorte à faire rentrer les rais de lumière dans la cavité et là, découvrit une hôte des plus surprenantes : une minuscule araignée.
« Ça alors ! » s'écria Nuage de Gui, sidéré.
La bestiole, dérangée par la bile de souris prit aussitôt congé de son hôte et s'éclipsa le long de son fil de soie. À peine avait-elle touché le sol que la griffé acérée de Perle d'Obsidienne lui transperça l'abdomen.
La guerrière observa l'arachnide avec dégoût avant de l'écraser sans l'ombre d'un remord.
« Mais que voilà une étonnante trouvaille », murmura-t-elle.
Nuage de Gui se pencha sur le chaton qui avait cessé de trembler :
« Tu m'entends, P'tit ? »
Petit Tigre releva ses grandes prunelles ambrées vers lui et articula péniblement, comme si sa voix était cassée :
« Je... voudrais... dormir.
- Bien sûr, P'tit... on va te trouver un nid dans la tanière de Fleur de Lierre. »
Nuage de Gui, fier comme un paon, porta le « P'tit » à l'intérieur et le regarda sombrer dans les limbes avec satisfaction.
« Je pense qu'il n'a pas dormi comme ça depuis bien longtemps, dit Perle d'Obsidienne en couvant son futur élève du regard.
- Oui. Il est sauvé maintenant !
- Peut-être, déclara-t-elle, énigmatique, Mais bravo Nuage de Gui, c'était brillant.
- Je suis génial, je le savais bien sûr, mais je peux désormais en apporter la preuve ! »
Perle d'Obsidienne ne répondit rien, ses yeux dérivant dans l'horizon obscur de la caverne.
« Ah oui j'oubliais, tu voulais que je fasse preuve d'humilité ! plaisanta-t-il pour éviter le malaise qu'il sentait croître en lui.
- l'Humilité te viendra avec l'expérience, murmura-t-elle sans même le regarder.
- Quelle expérience ?
- Toutes, mais n'essaye pas d'aller trop vite. N'essaye pas de tout comprendre. Les saisons défileront quoi qu'il arrive et avec elles, la vie et ses surprises.
- Mais si je comprends tout maintenant je serai moins dépourvu, non ?
- Oh, crois-moi, on ne comprend jamais tout et c'est pour le mieux. »
Nuage de Gui hocha la tête mais il n'était pas sûr d'avoir compris ce qu'elle voulait dire par là.
Tous deux regardèrent Petit Tigre dormir sans un mot puis Perle d'Obsidienne se releva dans un soupir, esquissant sa sortie.
« Toi aussi tu dors mal, n'est-ce pas ? »
Perle d'Obsidienne cligna des yeux en signe d'assentiment, comme si parler était devenu un effort trop lourd.
« À cause de quoi ? l'interrogea-t-il en essayant de prendre le ton d'un guérisseur averti.
- Des cauchemars parfois et des insomnies souvent...
- Pourquoi ?
- Parce que l'esprit se soigne bien plus difficilement que le corps. C'est pourquoi je ne pense pas que Petit Tigre soit tiré d'affaire. Maintenant je dois partir chasser, à plus tard Nuage de Gui. »
Le jeune chat aurait voulu lui demander pourquoi son esprit était si abîmé mais il n'osa pas. Il avait bien compris que ce n'était ni le moment ni lieu. Il resta donc assis là, sa fierté envolée, à veiller sur ce chaton pour qui il ressentait brusquement, une profonde affection.
~~~O~~~
Nuage de Muguet regarda avec émerveillement le paysage qui se dessinait devant lui : des pins qui montaient jusqu'aux nuages comme des flèches vers leur cible, des nuées de corbeaux silencieux décoraient les cieux, de doux rayons flottaient dans la brume du crépuscule, tout était parfait.
C'est si rare, la perfection. Certains disent qu'elle n'existe pas, il n'était pas d'accord. La preuve, elle était dans ce paysage qu'il ne connaissait pas, elle était dans ses songes. Le jeune chat aurait aimé passer ces journées à rêver ...
Il ouvrit la gueule, savoura l'humidité de l'air sur sa langue et ses crocs, et miaula.
Un long miaulement parfois aussi léger que le carillon d'une clochette parfois aussi puissant que le grondement d'un torrent.
Il chantait toujours dans ses rêves mais en était bien incapable quand le soleil se levait.
Il ne cauchemardait jamais, à croire que vivre était suffisamment douloureux pour qu'il souffre aussi la nuit.
Dans ses rêves tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles !
La nuit son esprit était comme apaisé, libéré de toutes les souffrances terrestres, à croire que quelqu'un veillait sur lui.
Mais ce « quelqu'un » l'oubliait bien vite une fois le jour venu...
« Tiens-toi à l'écart de celui qui étouffe l'arbre tant que tu ne sauras pas chanter ... »
« Quelqu'un » lui disait toujours cela à la fin des rêveries, il n'avait toujours pas compris et ne voulait toujours pas comprendre.
Tous les jours Nuage de Muguet souhaitait un sommeil éternel.
~~~O~~~
Tout est bizarre,
Rien n'est hasard.
Songe la nuit,
Le jour agis !
Tu n'es pas fou,
La vie est floue.
~~~O~~~
Hello !
Tardivement comme toujours voici un chapitre un peu plus court que les autres mais qui développe les personnages de Petit Tigre et Nuage de Muguet.
J'espère qu'il vous a plu :)
N'hésitez pas à me donner votre avis !
Sincèrement navrée pour mes passages éclairs sur Wattpad, mais pour me faire pardonner, prochain chapitre le jour de Noël !
~ Bises ~
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