VI/ Combattre

Étoile de Vipère faisait partie de ces combattants qui ne cessent jamais de s'entraîner, ces combattants qui allient talent et travail, et qui chaque jour répètent à l'infini les mêmes gestes, des gestes qui fondent leur identité profonde. Chaque coup, précis, redoutable, était la marque d'une rigueur extrême.
Voir Étoile de Vipère s'entraîner dans les premières pâleurs de l'aube avait quelque chose d'apaisant, une douceur fatale se dégageait de chacun de ces mouvements exécutés avec une lenteur hypnotique.

La conscience, la concentration et le contrôle pulsaient lentement dans ses veines, tout cela paraissait évident, comme une extension d'elle-même. Ses muscles réalisaient une routine bien huilée, et ainsi devenaient toujours plus solides, toujours plus souples, frôlant toujours un peu plus la perfection.

Étoile de Vipère combattait sans fantasme, sans transe subliminale, sans fougueuse folie, au contraire elle incarnait le sang-froid.
Une musicalité puissante mais maîtrisée, un rythme assourdissant mais contrôlé symbolisait cette technique dansante.

Rien ni personne ne pouvait briser cette figure de volonté.

La meneuse pouvait entendre le calme de son souffle, sentir la pointe de ses griffes, goûter à la douleur légère des courbatures routinières. Cette douleur qui s'estompait comme un rêve au fur et à mesure qu'elle s'étirait sous les rayons humides du soleil automnal.

Ses oreilles tressaillirent quand elle perçut la rugueuse sonorité d'une griffe tranchant l'écorce.

Se laissant guidée par cette mélodie dont elle connaissait déjà l'origine, Étoile de Vipère se fraya un chemin entre les racines fourbes et fourmillantes de vieux pins suintant de sève.
Se dissimulant dans leurs ombres mouvantes, la meneuse contempla son œuvre :

Sa silhouette longue et déliée virevoltait avec élégance dans cet étau de serpents turgescents qui liait les arbres à la terre. On pouvait contempler ici aussi une technique terrible et une exigence évidente.
Sa fourrure, toute irisée du clair-obscur de la pinède, semblait tantôt aussi argentée que l'aile d'une grive, tantôt aussi sombre que la plume d'une corneille.

Perle d'Obsidienne bougeait comme bougent les fous, avec une beauté qui broie l'âme, une hargne qui consume le cœur et une brutalité qui dévaste le corps.
Là où son mentor gardait toujours les yeux grands ouverts, la disciple elle, laissait sans cesse ses prunelles mi-closes. Un mélange de raison et de folie émanait de son être. Cet être qui ne vivait que pour ces moments d'euphorie, à la frontière de la conscience et de la démence.

Étoile de Vipère ne savait si elle était fière ou effrayée de ce qu'était devenue la chatonne un peu brisée avec qui elle avait fait un pacte.

Perle d'Obsidienne avait grandi entre ses pattes de fer et entre les crocs de la haine, entre rigueur et rancœur, entre la glace et la flamme. Voilà pourquoi combattre était pour elle une catharsis, combattre pour ne pas s'écrouler, combattre pour survivre à ses démons, pour avancer tout simplement.

Perle d'Obsidienne n'était pas seulement douée pour le combat, elle ne vivait que pour lui, il était son salut et son Némésis.
Elle était prodigieuse, une véritable perle...

Oui. Ce n'était qu'une perle, et les perles se brisent.

Brusquement, un courant d'air frôla Étoile de Vipère sans la voir et fila rejoindre Perle d'Obsidienne sans crainte ni hésitation.
La meneuse inclina la tête, intriguée : Nuage de Gui bravait donc l'interdit de Fleur de Lierre...

« Je suis prêts ! » gronda le jeune félin avec assurance.

Perle d'Obsidienne suspendit son geste, braqua ses yeux couleur d'orange sur l'apprenti guérisseur et hocha la tête :

« Oui, je le crois. »

Étoile de Vipère n'arrivait pas à mettre des mots sur ce qui les liait tous deux, tout comme il lui était impossible de nommer le lien qu'elle entretenait avec Perle d'Obsidienne.
Une chose était certaine : c'était bien là et c'était fort.
La chef assista, observatrice invisible, à cette séance d'entraînement. Elle fut surprise de la patience de Perle d'Obsidienne, du timbre profond et délicat de sa voix, et de son exigence aussi intransigeante que bienveillante. Elle découvrait une partie de son élève qu'elle n'avait jamais soupçonnée : la tempérance.

Nuage de Gui finit par s'éclipser avant que le soleil ne soit trop haut dans le ciel; Fleur de Lierre allait l'attendre.
Une fois le novice hors de sa vue, Perle d'Obsidienne demeura immobile un instant puis lança, l'air de rien :

« Il se débrouille plutôt bien, tu ne trouves pas ? »

Étoile de Vipère sortit de la pénombre d'une démarche lente et s'installa à deux pas de sa cadette. Elle donna un preste coup de langue à son poitrail ébouriffée et répondit sur le même ton :

« Il aurait fait un bon guerrier.

- Mais ce sera un grand guérisseur, affirma Perle d'Obsidienne.

- Peut-être.

- Peut-être ?

- Il doit encore survivre au courroux de Fleur de Lierre... »

Perle d'Obsidienne resta silencieuse un moment avant de répondre en décomposant chaque mots :

" Misère, tu fais de l'humour...

- C'est grave, tu penses ?

- J'espère que ce n'est pas incurable, il va me falloir quelques lunes pour me remettre.

- Et bien  j'espère que tu seras remise quand je te confierai Petit Tigre dans moins de deux lunes. »

La guerrière noire laissa passer un long temps avant de reprendre la parole :

« Confier un chaton détraqué à une guerrière inexpérimentée, quelle idée brillante !

- Je trouve aussi, ricana-t-elle, débrouille-toi pour être à la hauteur de mon génie.

- Oui, il n'y a que très peu de chance pour cette association tourne au désastre...

- Aucune chance. »

Étoile de Vipère souffla cette dernière réplique avec un sérieux désarmant et darda son regard ocre dans le sien. Perle d'Obsidienne l'affronta sans broncher avant de plier :

« Très bien, je ferai de mon mieux. »

La meneuse hocha la tête et s'en alla sans plus de cérémonie, le clan l'attendait.
Dans son dos, elle ne vit pas l'angoisse naître comme un orage dans les prunelles de sa disciple.

~~~O~~~

     Azur Brumeux sentit l'air envahir son corps comme une caresse glacée.

« Bien dormi ? »

Son regard cherchait frénétiquement un repère, un indice qui lui permettrait de s'ancrer dans une réalité, n'importe laquelle.
Ses yeux s'accrochèrent aux prunelles crépusculaires de son éternelle rivale :

Devant lui, sublime et inquiétante, trônait Perle d'Obsidienne.

Azur Brumeux se redressa aussitôt toutes griffes dehors, une hargne féroce nourrissant ses entrailles. La guerrière ébène dévoila ses canines dans une expression méprisante et provocante :

« Je suis l'incarnation de la maîtrise martiale, je suis le cauchemar de tes jours, je suis ta réalité ! Sans moi tu n'es rien ! Crois-tu être de taille ? »

Poussé par une fougue surnaturelle le grand combattant blanc laissa un grondement menaçant s'extirper de sa gueule garnie de longues dents :

« Je suis celui qui comprend, celui qui défend et par dessus tout je suis ton ascendant ! »

Au moment où tous d'eux se jetèrent l'un sur l'autre, Azur Brumeux sentit qu'il quittait son être : Il pouvait se voir de l'extérieur !

Le chat qu'il voyait n'était autre que lui, mais c'était là une version plus âgée. Le chat qu'il voyait était plus grand, plus puissant, plus sûr de lui. Le chat qu'il voyait savait combattre, ses yeux bleus avaient la foi, il ne doutait pas un instant. Azur Brumeux regardait son double lutter avec admiration. Il se voyait comme il l'avait toujours rêvé. Il n'était pas un usurpateur mais le salvateur. Le félin qu'il avait devant lui aurait pu s'appeler Cœur Azur, Azur-des-Cieux ou Azur Infini !

« Il est beau n'est-ce pas ? »

Azur Brumeux sursauta quand il croisa le regard de Nuit Claire, installée à sa droite la petite chatte immaculée le scrutait avec insistance.

« Est-ce une vision du futur ? Vais-je devenir ce guerrier ? »

Son ainée reporta son attention sur le combat qui se jouait devant eux avant de répondre :

« C'est une version de l'avenir. Dans cette réalité tu es de taille à affronter Perle d'Obsidienne. Dans cette réalité Perle d'Obsidienne est consumée par la haine. Dans cette réalité vous périssez tous les deux. Ta mémoire sera louée et ton nom glorifié ! Celle de Perle d'Obsidienne sera bafouée et son nom redouté ! Mais la malédiction elle, ne sera pas brisée. Vous serez comme nous, prisonniers de votre rancœur avec vos regrets pour seuls alliés. »

Comme pour ponctuer ses dires les deux combattants s'écroulèrent l'un sur l'autre, de leurs fourrures coulaient des rivières pourpres, de béantes entailles dévoraient leurs corps et de leurs yeux -désormais vitreux- on pouvait lire mille remords. Tous deux avaient souffert mille et mille morts.

Azur Brumeux ne pouvait détacher son regard des cadavres : Comment éviter ce drame ? Comment briser ce sort ? Comment...

« Comment puis-je faire Nuit Claire ? murmura-t-il, désemparé.

- Si je savais, Azur Brumeux, je t'aurais soufflé la réponse depuis longtemps. Notre échec ne nous a donné aucune réponse. Mais la haine est l'ennemi de l'amour. Peut-être que vous aimer changera tout.

- Nous aimer ? Alors qu'une frontière nous sépare ? Comment aimer quelqu'un que tu hais ? Et puis n'as-tu pas aimé Soleil Cendré ? Cela n'a fait que vous conduire à votre perte, votre amour vous a réduit en cendres !

- Dans la haine il y'a toujours de l'amour. Pourquoi se fatiguer à haïr quelqu'un pour qui tu ne ressens rien ? La haine nait de la trahison, c'est la seule réponse que nous trouvons à un amour contrarié. N'abîmez pas l'amour qui vous lie, faites-le grandir et protégez-le quoi qu'il en coûte. »

Azur Brumeux dévisagea Nuit Claire avec dégoût, jamais elle ne lui avait paru aussi méprisable. Elle ne racontait que d'étranges inepties pour tromper sa propre ignorance.
Tout en reculant, le guerrier cracha sur un ton fielleux :

« Tu ne sais rien Nuit Claire ! Tu doutes. Tu es perdu dans le brume depuis trop longtemps. Tu es incapable de m'aider et incapable de te sauver toi-même. »

Le jeune guerrier blanc fila sans se retourner dans cette dimension étrange, cherchant un soleil, une lune ou une étoile pour le guider dans ce paysage sans horizon.

La réponse de Nuit Claire résonna dans un interminable écho autour de lui :

« Tu as raison je suis perdue, tout comme toi. »

Azur Brumeux hurla dans ce monde où personne ne pouvait l'entendre. Toute sa frustration, toute sa peur en un seul et unique cri.

« Azur Brumeux ! »

Une voix l'appelait au loin, sûrement Nuit Claire, il l'ignora.
Il sentait la fatigue étreindre tout son être mais il continuait de crier à s'en briser la voix.

Il se sentait si seul. Cette solitude lui déchiquetait l'âme comme l'aigle se repaît des viscères de sa proie.

« Azur Brumeux ! »

La lumière inonda son champ de vision et une bouffée d'air s'engouffra dans ses poumons.
Il cessa de crier.

« Azur Brumeux ? Est-ce que tu m'entends ? C'est moi, Tornade-des-Alizés. Tout va bien, tu es sécurité. »

Tornade-des-Alizés.
Oui.
Il connaissait ce nom.
Il n'était plus seul.

Doucement les traits de son amie apparurent dans la brume, des traits doux et inquiets. Si elle s'inquiétait pour lui c'est qu'il était toujours en vie.

Un baume apaisa son cœur affolé comme la caresse du soleil fait fondre le givre sur la terre glacée.

Il n'était pas mort et par dessus tout il n'était pas seul.

~~~O~~~

Telle une obsession,
Hante avec passion.
Telle une ombre vile,
Fait jaillir la bile.
Tel un blanc serpent,
Sans cesse nous ment.
Bercée de rancoeur,
Accueillez la peur.

~~~O~~~

Hey !
Voici le nouveau chapitre.
Oui les miracles existent ...
On avance doucement dans l'intrigue !
N'hésitez pas à me donner votre avis !
Bonne année à tous !
~ Bise ~

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