III/ Furie

      Furie d'Églantine filait telle une flèche, ses pattes puissantes caressant le sol d'une griffe de velours.
La terre, toute habillée de feuilles écarlates et mordorées, épousait à la perfection ses fulgurantes foulées.

Le parfum pétrichor du sous-bois après l'averse embaumait délicieusement la nature.
Cette nature douce et rêveuse qui songeait déjà à s'endormir pour accueillir la saison froide.
Les gouttes glissaient de la pointe des branches tortueuses pour mieux s'écraser sur l'herbe encore humide. La guerrière tricolore en recevait quelques-unes sur les oreilles ou la truffe mais cela ne l'affectait guère. À quoi bon se soucier de si peu !

Les rayons fragiles du soleil timide éclairaient la forêt d'une vaporeuse pâleur.
L'Aube semblait comme hésitante à l'idée de prendre la place de la Nuit.
Quant au Ciel, poudré d'or et de bleu, il attendait patiemment que l'aurore indécise se décide à s'assoir sur son trône éphémère.

La combattante du Tonnerre elle, était si absorbée par sa course qu'elle ne sentit pas le danger se profiler derrière les cèdres bleus, juste à l'orée de la Clairière Claire.

Au moment où Furie d'Églantine s'arrêta, admirant la brume de son souffle s'élever dans la pâleur cuivrée du jour, une odeur désagréable vint lui chatouiller la truffe :
Un parfum de terre battue, de musc et de marécage, un parfum écœurant en somme.

Furie d'Églantine se figea, ses prunelles épiaient férocement les fourrés perlés de rosée.
Ses griffes étincelantes, pareilles à des épines de nacre, s'ancrèrent avec hargne sur le tapis incarnat de la forêt automnale.

Elle écoutait, guettant le moindre bruissement, le plus petit frottement ou l'infime murmure du vent ...

La guerrière à la fourrure de neige, d'ocre et de sang se retint de feuler pendant un temps qui lui parut infini.
C'est seulement quand la menace fut suffisamment éloignée que la guerrière pesta :

« Une patrouille de l'Ombre ... approchez, sales rats, que je vous passe au fil de mes griffes !

- Cette clairière était leur il y a quelques lunes encore, Furie d'Églantine. »

La guerrière se retourna pour mieux saluer le nouveau venu d'un signe de tête respectueux :

« Oui, Écorce de Peuplier, tu dis vrai, mais aujourd'hui elle nous revient ! Sans oublier qu'à l'origine des clans ce terrain était le nôtre... »

Le grand matou crème strié de brun secoua la tête et, quand il la regarda, son unique émeraude semblait las :

« L'origine des clans tient davantage du mythe et peu peuvent se vanter de percer le voile éthéré qui vacille entre récit et réalité.
Cette clairière a vu trop de violence et trop de vies gaspillées.
Étoile de Vipère reprendra cette clairière qu'Étoile Ténébreuse a perdu par orgueil, cela ne fait aucun doute !
Mais le prochain meneur du Tonnerre s'en empara à nouveau par orgueil, cela ne fait pas de doute non plus !
On appelle cette clairière la Clairière Claire parce que le soleil l'éclaire de ses feux et la lune de ses larmes depuis l'aube des temps.
Mais selon moi, elle aurait mieux fait d'être rebaptisée La Clairière Orgueilleuse, car ceux qui la veulent la gagnent par leur superbe et la perdent par prétention ...
Cette clairière devrait s'appartenir à elle-même et non être la cible de quelques velléités de grandeur sans lendemain. Neutre. Voilà ce qu'elle devrait devenir. »

Furie d'Églantine demeura abasourdie face aux réflexions du guérisseur, ce dernier était d'ordinaire plus belliqueux que bienveillant à l'égard des clans.

« On devrait mieux rentrer, non ? »

L'intervention, à peine murmurée, monta tant bien que mal derrière la carrure écrasante d'Écorce de Peuplier.
Furie d'Églantine n'avait même pas remarqué la présence de l'apprenti guérisseur dissimulé derrière son mentor.

« Voyons Nuage de Muguet, cesse de trembler ainsi ! Même les feuilles ont plus de contenance ! » le tança Écorce de Peuplier, agacé par la nervosité maladive de son élève.

Furie d'Églantine observa Nuage de Muguet avec douceur : ce chaton était beau à en rendre jaloux les étoiles et pourtant il manquait cruellement d'assurance.
On avait rarement vu tant de perfection dans les traits d'un félin. Ses yeux bleu-vert brillant de candeur, sa longue fourrure argentée toute poudrée d'un gris plus sombre semblait flottée avec grâce autour de sa silhouette délicate. La forme de ses yeux, l'arrondi de ses oreilles, le duvet de sa truffe, tout chez lui n'était que charme innocent et douce pureté.

Pourtant au fond de ses yeux, si l'on cherchait bien, se lisait une frustration à peine perceptible. Un nuage se formait déjà autour du cœur incompris de ce jeune chat. Telle une ombre grandissante, la tension qui laissait présager l'orage tapageur, semblait l'étouffer chaque jour un peu plus.

« Je vais m'assurer qu'ils sont bien de leur côté de la frontière, décida Furie d'Églantine qui avait comme l'envie de s'éloigner de l'il inquisiteur du guérisseur.

- Seule contre toute une patrouille du clan de l'Ombre ? Est-ce bien prudent ? » jugea bon de lui dire Écorce de Peuplier.

C'était imprudent, ils le savaient tous, mais Furie d'Églantine vivait sous le contrôle des impulsions. Jamais elle n'étudiait la situation et jamais elle ne le ferait !

- C'est courageux... murmura Nuage de Muguet, frissonnant d'angoisse.

- Téméraire et futile ! rectifia son vieux mentor qui fouetta l'air de la queue, Mais si tu persistes dans cette bêtise, Nuage de Muguet va t'accompagner, Furie d'Églantine. Une patrouille n'osera pas t'attaquer si un apprenti guérisseur est à tes côtés.

- Ce ne sera pas nécessaire, je veux simplement m'assurer qu'ils repartent bien se terrer dans leur pinède ...

- Ce n'est pas une requête mais un ordre. Être la fille d'Étoile Ardente ne t'autorise en rien à contredire ton guérisseur. »

Furie d'Églantine eut presque pitié de Nuage de Muguet qui dévisageait Écorce de Peuplier avec effroi.
Dire que ce projet lui déplaisait aurait été un euphémisme.

« Bien. Si tu insistes, grogna la femelle, Allons-y Nuage de Muguet. »

Tandis que les deux félins s'aventuraient sur les traces des guerriers de l'Ombre, les derrières paroles du guérisseur leur parvinrent :

« Tâchez de revenir vivants et ramenez-moi de la consoude ! »

Nuage de Muguet se répondit rien, préférant se murer dans un silence obstiné.
Tout au long de leur petit périple il garda ses crocs serrés.

« C'est juste par sécurité, ne t'inquiète pas. On ne les croisera pas, je te le promets. Prends ça pour une promenade ! »

Sa tentative pour le détendre ne marcha qu'à demi.
Si elle avait su, Furie d'Églantine se serait abstenue :

« Parce que tout ça n'est qu'un jeu pour toi, c'est ça ? Si tu veux te faire tuer comme ton frère par les guerriers du clan de l'Ombre c'est... c'est... c'est ton problème ! Je... je ... je ne veux pas mourir pour... pour... pour payer ton excès de bravoure ! »

L'œil luisant de fièvre et l'échine hérissée par la crainte, Nuage de Muguet craquait.
Furie d'Églantine encaissa sans broncher la remarque sur son frère.
Se remémorer l'époque où Brame du Cerf riait et vivait lui déchirait la poitrine.
Néanmoins, elle écouta le novice dont les nerfs lâchaient sans un mot :

« Je ne... ne... ne suis pas courageux moi ! Je suis un froussard ! J'ai peur du noir ! J'ai peur des autres ! J'ai peur d'avoir mal ! Alors arrêtez de... de... de me convaincre que la vie est belle et que le soleil brille ! La vie est effrayante ! La vie me terrorise presque autant que la mort ! »

À bout de souffle, l'apprenti fut pris d'une violente quinte de toux qui le secoua de tout son être.
Tremblant et épuisé, Nuage de Muguet murmura d'une voix ténue :

« J'ai peur de marcher sur une épine Furie d'Églantine. Crois-tu vraiment que je sois de taille à marcher sur les traces de guerriers assoiffés de sang ? »

Ses yeux verts la transpercèrent farouchement. Son expression sauvage et désemparée lui donnait l'air d'une bête prise au piège.
Un silence se fit entre eux, un silence dans lequel Furie d'Églantine comprit son erreur :

Nuage de Muguet n'était pas un chat discret par nature, il l'était plutôt par précaution.
Si l'on fait « profil bas » les choses néfastes ont moins de chance de vous atteindre. C'était son cas, car sinon c'était un félin virulent et nerveux que sa méconnaissance du monde et d'autrui rendait couard.

« Je crois que tu serais capable de bien plus si tu cessais de tout prévoir. La vie est imprévisible, versatile, alors comment peux-tu espérer la dompter avec un accès de prévoyance et un surplus de certitudes ? Les prévisions sont souvent le fruit de notre imagination. »

Le regard du novice se durcit d'avantage, il s'obstinait à croire que le monde qui l'entourait n'était que monstres et chimères.

« Vous êtes bien proches de la frontière. »

Le sang de Furie d'Églantine se glaça dans ses veines et, quand elle tourna la tête vers les hauts cèdres bleus, ses yeux croisèrent un regard jaune et froid : Étoile de Vipère.

La guerrière du Tonnerre sentit la bile lui remonter dans la gorge quand elle répliqua, menaçante :

« Comme vous, semble-t-il ! »

La situation était délicate, quatre félins de l'Ombre contre elle et un novice froussard, le déséquilibre était flagrant.

« Nous patrouillons et nous marquons la frontière, c'est bien normal que nous la frôlions, répliqua posément la meneuse adverse, glaciale.

- Vous marquez votre territoire fréquemment, ces temps-ci ! feula Furie d'Églantine, ses griffes furieuses pétrissant la boue.

- Pas plus que vous. »

Étoile de Vipère était d'un calme désarmant, pourtant derrière elle, ses combattants n'attendaient que l'étincelle qui mettrait le feu aux poudres.
La combattante dévisagea chacun des membres de l'escouade adverse avec une attention toute suintante de mépris.

Parmi eux, elle reconnut aisément l'expression fermée de Sombre Énigme. Tous deux se zieutèrent, se défièrent, se caressèrent du regard, une aigre mélancolie animant leurs prunelles obscurcies par le doute. Tous deux se souvinrent des jours plus clairs avec une nostalgie tachée d'amertume; ces jours qui filent et défilent si vite, comme des papillons fous.

Puis tous deux clignèrent des yeux et ce reflet d'autrefois se ternit. Furie d'Eglantine vit à nouveau l'ennemi en face d'elle. Ennemis, voilà ce qu'ils étaient tous deux, des ennemis de toujours à jamais rivaux.

La fille d'Étoile Ardente étudia le reste de la petite délégation de l'ombre : les traits obstinés de Nuage de Balbuzard lui revinrent en mémoire ainsi que l'air assuré et posé de Rayon de Sève.

Bien sûr celle qu'elle cherchait n'y était pas. Celle qui lui avait gâché l'existence ne faisait pas partie de la patrouille de l'aube. Celle qu'on lui avait appris à haïr, celle pour qui on l'avait formée nuit et jour, celle à qui était dédiée ses songes ...

Celle là n'était pas ici.

Malgré cela, Furie d'Églantine n'avait qu'une envie : se jeter sans réfléchir sur l'ennemi.
Ses chances de gagner étaient inexistantes mais sa fougue flambait en elle comme un brasier fou.

« Furie d'Églantine m'aidait à chercher de la consoude. Hélas, le seul plant pousse proche de chez vous », intervint Nuage de Muguet dans un murmure étouffé par la crainte.

Les feuilles et les épines des chênes et des pins tremblèrent sur les branches vacillantes.
Étoile de Vipère sembla dévisager longuement les deux chats qu'elle avait devant elle : un apprenti guérisseur terrorisé et une guerrière trop hardie.

« Prenez vos plantes, mais surtout prenez garde à vous. Les frontières sont poreuses ces derniers temps, cette consoude pourrait être nôtre d'une lune à l'autre. »

Avant même que Furie d'Églantine n'ait eu le temps de répondre, la grande féline tigrée donna le signal du départ et les silhouettes du clan de l'Ombre s'éclipsèrent dans le brouillard rosé du petit matin.

Furie d'Églantine tremblait d'émotions, rien ne se passait comme prévu.
Rien ne se passait jamais comme elle le présageait. Voilà pourquoi elle avait cessé depuis longtemps de faire de sottes suppositions qui finissaient toujours par se réaliser d'une différente façon.

Prévoir c'est croire qu'on a une quelconque emprise sur ce qu'il peut advenir. Prévoir rassure et désarme. Mieux vaut sûrement vivre sa vie au jour le jour que la prévoir dans ses moindres détails.

« Je te promets Brame du Cerf, je les passerai tous au fil de mes griffes, je te le jure mon frère. »

Sa voix vibrante de passion prouvait bien une chose : ce n'était pas là une prévision mais une promesse.

« Tu me fais peur, Furie d'Eglantine, si tu t'entendais parler », articula Nuage de Muguet dans un souffle angoissé.

Elle le dévisagea sans le voir et parla sans lui répondre, trop obsédée par les spectres à qui elle avait prêté serment :

« Je sais, on m'a formé pour cela, on m'a élevé dans ce but, je n'ai pas d'autre choix que d'être à la hauteur. »

~~~O~~~

Salut à tous !
Voilà enfin le nouveau de chapitre qui s'enchaîne avec le reste de l'intrigue.

Vous découvrez un nouveau personnage qui reviendra fréquemment :
Furie d'Églantine du Clan du Tonnerre.
Qu'en pensez-vous ?

J'espère que ce nouveau chapitre vous a plu, n'hésitez pas à me donner votre avis !

Bonne soirée et merci à tous de me lire même après des pauses aussi longues !
~ Portez-vous bien. ~

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