8/ Payer le Prix Fort

Nuage d'Azur se tenait en haut de l'immense colline nommée Impérieuse. Les membres du clan du Vent baptisaient souvent les dunes les plus emblématiques de leur territoire; elles étaient actuellement au nombre de sept : Époustouflante; Impérieuse; Glaciale; Mystérieuse; Éphémère; Rafale et Sanglante !
Chaque nom correspondait à une anecdote cruciale de l'histoire riche de leur clan et chaque mentor se devait de les enseigner à son apprenti.
Aujourd'hui la leçon serait donnée en compagnie de sa jeune amie au pelage cendré, Nuage de Brise. Tous deux attendaient Rafale Hurlante et Mistral Hivernal depuis la venue du doux soleil matinal.

Nuage de Brise soupira d'impatience, avant de relever brusquement la tête comme si une mouche l'avait piquée !

« J'ai une idée ! s'écria-t-elle, ses yeux verts brillant d'excitation.

- Laquelle ? demanda-t-il joyeusement, la gaieté de son amie était assurément contagieuse !

- Tu vois la colline là-bas ? »

D'un geste de la queue elle lui indiqua une colline située en face d'eux, une colline si haute qu'elle cachait l'horizon, une colline où l'herbe avait la particularité de tirer sur le rouge, une colline à la terrible réputation, une colline dont tous connaissaient le surnom même sans savoir son histoire...

« C'est Sanglante, pourquoi ? »

Nuage de Brise se redressa vivement et lui murmura un défi dans le creux de l'oreille, ses moustaches dansaient d'amusement et ses prunelles paraissaient animées d'une drôle de fièvre.

« Mais... nos mentors vont arriver d'un instant à l'autre, hésita Nuage d'Azur, nerveux.

- Le grand Azur Infini aurait-il peur de perdre ? »

Cette novice c'était tout un poème ! Belle et rebelle, audacieuse et gracieuse, surprenante et provocante... qui pouvait résister à l'insaisissable Nuage de Brise ? Qui pouvait se vanter de ne pas céder à son regard mutin ?

Le jeu était simple : le premier arrivé en haut de Sanglante avait gagné, simple comme tout.
Et si c'était trop simple justement ?

« D'accord ! », céda-t-il, ivre des yeux magiques de son amie.

Pour lui plaire Nuage d'Azur aurait décroché la lune, alors juste une petite bêtise c'était bien peu !
La jolie novice ronronna de satisfaction avant de se jeter comme une flèche de cendre dans la descente.

Tous deux dévalèrent Impérieuse avec fougue et innocence, tous deux se poussaient pour gagner mais rapidement, Nuage d'Azur sentit qu'il avait sous-estimé sa rivale et surestimé ses propres capacités.

Au sommet d'Impérieuse les distances étaient trompeuses et Sanglante s'avéra en fait, bien plus éloignée que prévu.
Le jeune novice avait aussi oublié les puissants vents contraires et la pente qui se faisait plus ardue à chaque foulée.
Sa respiration se faisait sonore et saccadée, ses muscles le brûlaient intensément mais il ne lâchait pas, tentant de se rapprocher de Nuage de Brise, désormais loin devant.

Sa silhouette était taillée pour la course : plus fine et légère que la plume d'un héron, les pattes fuselées comme de longs roseaux dansant sans oublier sa queue fine et subtilement courbée...
Jamais Nuage d'Azur n'avait vu une chatte comme elle, aussi débordante de vie et de joie.

Elle avait déjà attaqué l'escalade de Sanglante et filait droit vers la victoire, qui pouvait l'arrêter à présent ?
Certainement pas lui en tout cas.
Plus il la regardait courir, plus il ralentissait, plus il l'admirait, plus il l'aimait !

Soudain Nuage de Brise s'arrêta, voulait-elle lui laisser une chance de gagner ? Pourtant Nuage d'Azur sentit que quelque chose clochait, son amie était tapie au sol, immobile.

Un long miaulement retentit dans la lande devenue hostile, un miaulement qui se brisa dans le vent, un miaulement qui disait : j'ai mal, j'ai si mal.

Nuage d'Azur accéléra malgré les souffrances de son corps, il s'obligea à forcer l'allure pour retrouver la jeune chatte.
Quand il arriva près d'elle, le jeune novice ne comprit pas toute suite, voyant simplement sa compagne de tanière écrasée sur le flanc.

« Que se passe-t-il ?! hurla-t-il pour se faire entendre dans le rugissement des bourrasques qui entouraient Sanglante.

- Ma... patte... av...vant. », gémit Nuage de Brise, le souffle court.

Dans le tapis d'herbe naturellement cuivré, Nuage d'Azur n'avait pas remarqué le liquide vermillon qui s'écoulait de sa patte, celle-ci était entourée d'un drôle d'objet qui scintillait sous les chaleureux rayons du soleil.

D'un coup il comprit, l'objet en question n'était autre qu'un piège à bipède aux cruelles dents de métal, ce dernier mordait férocement la patte avant gauche de Nuage de Brise.

En un regard partagé, tous deux comprirent que Nuage de Brise ne filerait jamais plus avec le vent.
Désormais il fallait juste prier pour qu'elle s'en sorte.

La mort paraît abstraite jusqu'au jour où elle vous rappelle à elle.

~~~O~~~

Nuage d'Obsidienne se posta devant Langue de Vipère au moment où cette dernière sortait du camp pour une partie de chasse en solitaire.
La minette de jais pouvait lire l'exaspération et le dégoût dans les prunelles jaunes de son mentor.

« Je t'avais pourtant ordonné de rester au camp ! gronda Langue de Vipère, agacée.

- Je voulais te parler, murmura son élève, la tête respectueusement baissée.

- Tu es sourde ou simplement stupide... Crois-tu sincèrement que je veuille tailler une bavette avec toi ?

- Tu es sensée me guider ! Créer une relation de confiance avec moi et surtout nous donner une chance ! Je sais que tu me détestes, mais tu es mon mentor et aucune de nous deux ne pourra changer cela ! hurla la chatte noire, plus véhémente que jamais.

- Tu es un fardeau Nuage d'Obsidienne ! Tu es celle qui a mené mon frère au trépas et je devrais te former ?! Je devrais te former en voyant, à travers tes yeux, la nuit où tu me l'as volé ! Je ne supporte pas ta vue et je ne tolère pas ta vie ! La notion d'accident ne rentre même pas en compte, seuls les faits ont de l'importance : tu te réveilles chaque matin, profitant du soleil et attendant la douce nuit, alors que mon frère lui, n'aura jamais cette chance. »

Cette tirade, odieuse et cruelle, n'était pas pour autant dépourvue de justesse, la réflexion était franche, voir même louable.
Et c'est seulement en mettant en lumière ce point sombre que Nuage d'Obsidienne comprit ce qu'avait voulu dire Chant du Corbeau : Langue de Vipère, certes très douée, n'était pas beaucoup plus âgée qu'elle, une poignée de lunes tout au plus.
Après réflexion elles n'étaient pas si éloignées l'une de l'autre.

Nuage d'Obsidienne décida de réfléchir et se mit un instant à la place de son mentor : comment aurait-elle réagi dans la même situation ?

Si Petit Songe et Petite Mémoire étaient devenus novices, si elle avait eu le temps de les aimer... Comment aurait-elle supporté cette épreuve ?

Peut-être de la même façon que Langue de Vipère.
La méchanceté est souvent une façade pour cacher une douleur bien plus profonde.

« Je sais, je suis désolée, annonça finalement la novice.

- Quoi ?

- J'ai réalisé que même si mes regrets étaient immenses, je ne me suis jamais excusée devant toi, alors je répare au moins cette faute.

- Si tu savais à quel point je me fiche de tes excuses et de tes remords, cracha la jeune guerrière, l'échine hérissée de colère.

- Je sais, mais je peux aussi te dire que je me fiche de ta haine, elle n'a aucune importance. Tu es mon mentor, ça s'arrête là. Alors je te propose un marché : forme moi, mais forme moi corps et âme avec une sévérité et une dureté sans pareilles. Ne laisse rien passer, ne me complimente pas, fais moi travailler jusqu'à l'épuisement pour que je devienne la meilleure et pour que tu puisses décharger ta colère. Je ne te demande aucune complicité, aucune mesure, fais moi payer la mort de Fumée du Ciel et surtout... fais qu'il ne nous ait pas quitté en vain en faisant de moi une combattante d'exception. »

Pour la première fois Langue de Vipère sembla peser le pour et le contre, un vrai dilemme lui creusait l'esprit.
Doucement le masque odieux qui animait les traits de la chatte grise tomba pour laisser place à une expression hagarde.
Son mentor ne savait plus quoi faire,
ignorer son élève était plus simple que de la former, mais lui faire payer la mort de son frère de façon productive était tentant.

Langue de Vipère finit par relever la tête avec un rictus mauvais pour enfin déclarer sur un ton glacial :

« Demain à l'aube, les choses sérieuses commencent.

- Je serai au rendez-vous.

- Une dernière chose aussi Nuage d'Obsidienne...

- Oui ?

- Tu es étonnement mâture pour ton âge, je dois bien te reconnaître ça.

- Les malheurs forment la jeunesse », ironisa doucement Nuage d'Obsidienne, avant de faire demi tour.

Elle avait gagné cette bataille mais la guerre avec son mentor était loin d'être finie.

~~~O~~~

Nuage d'Azur regardait son amie profondément endormie dans la tanière de Plume de Harfang.
Elle avait souffert le martyre et heureusement que les graines de pavot existaient, sinon trouver le sommeil aurait été impossible.

« Elle ne pourra jamais devenir guerrière n'est-ce pas ? »

La question de Nuage d'Azur sembla sortir son oncle de sa rêverie.
Le guérisseur secoua la tête de dépit avant de murmurer d'une voix morne :

« Honnêtement, nous aurons de la chance si elle passe la nuit.

- Mais si elle s'en sort ?

- Arrête de rêver jeune chat, les guerriers à trois pattes sont des guerriers morts. »

Le cœur du novice se serra, c'était sa faute.
Il aurait dû refuser ce défi stupide... ou pas d'ailleurs.
C'était la faute de Nuage de Brise si elle se retrouvait dans cet état, c'est elle qui avait voulu courir, elle en payait donc les conséquences.
Cette conclusion lui enleva un poids de la poitrine.

Éclosion de l'Ajonc était couchée près de sa fille : ses yeux étaient vitreux de tristesse et elle empestait la peur.

Nuage d'Azur avait vu défiler toute la famille de la jeune blessée : son père Aigle Lontain et ses deux frères Nuage de Zéphyr et Nuage de Choucas.
Ils l'avaient tous toisée comme on toise une mourante, avec pitié.

Le piège à bipède lui avait sectionné la patte, l'emputant contre son gré.
Plume de Harfang redoutait l'infection, Nuage d'Azur craignait qu'elle se réveille : à quoi bon vivre en infirme ?

Nuage de Brise était faible maintenant, peut-être encore plus faible qu'une ancienne.
À vrai dire elle le dégoutait, l'indomptable petite chatte s'était transformée en un être difforme et sans avenir.

Dans ces conditions, la mort ne devenait-elle pas une délivrance ?

~~~O~~~

Hey !
Encore un chapitre pour me faire pardonner de ma productivité en baisse ces temps-ci !

~ Bise ~

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